18/08/2009
V- Nous sommes des petits enfants perdus
Cher ami
Les lignes que tu vas lire n’ont pas été traduites par mon père, car elle étaient rédigées en mandarin qui, à quelques détails près, reste notre langue maternelle ici, à Proxima du Centaure. Zhu en est l’auteur, ce fonctionnaire qui témoigna de la compassion pour les détenus « nationalistes »
Tchang
mardi
J’ai tout fait pour les retenir. Mais je ne voulais pas les maintenir prisonniers. Je savais que s’ils sortaient, ils risquaient la mort à cause des effluves qui suivaient la vallée de la Thuringe et restaient bloqués par les Monts Métallifères. Personne ne pourrait les secourir. Et quitter leur cellule signifiait l’arrêt du traitement. Hermann et ses compagnons sont partis. Je ne les reverrai plus.
après-midi
Je ne me pardonnerai jamais. Je n’ai pas verrouillé leur cellule. De quel droit aurais-je fermé ce verrou ? Mon métier consiste à obéir aux ordres. Le directeur de la maison d’arrêt m’a laissé libre de mes actes. Pour la première fois de ma vie, l’ordre est venu de l’intérieur, du plus profond de moi. J’ai poussé la porte, sans la fermer. Ils savaient qu’ils étaient libres. Je leur laissais le choix… un acte estimable dans la vie ordinaire. Mais nous ne sommes plus dans la vie ordinaire. Le seul espoir qui me reste : qu’ils aient trouvé refuge quelque part, dans un hôpital, un abri, ou qu’une pharmacie (elles sont toutes prises d’assaut) leur ait ouvert ses portes.
mercredi
La catastrophe qui touche aujourd’hui l’humanité a balayé les principes, la morale, l’économie, la politique, le nationalisme et toutes les affaires humaines. Maintenant, les seules préoccupations des humains concernent leurs familles, leurs enfants. Où sont-ils ? Sont-ils abrités, soignés ? Les capsules d’iode sont efficaces, mais jusqu’à quand ? Et pourront-ils sortir un jour et respirer l’air libre?
Jenny est à l’abri avec Ingrid et Qian : complexe hospitalier de Weimar dont toutes les ouvertures ont été calfeutrées. J’ai confiance, la pharmacie du centre dispose d’une très grande réserve de pilules, réserve qui était destinée à l’abri anti-atomique de Saxe tout proche. De toute façon, je ne vais pas moisir ici. Du moins, je l’espère. Comme le capitaine quittant le dernier son navire, je ne partirai qu’après la libération de tous les détenus.
après-midi
Le directeur de la maison d’arrêt est introuvable. Rumeurs de réunion de crise en haut lieu. Je pense plutôt que chacun cherche à sauver sa peau.
Des droit commun ont été libérés par mes collègues. Grave erreur ! Ca va être la panique dans les rues. Ou pire. Ceux-là n’hésiteront pas à prendre d’assaut des habitations pour s’y abriter… ou des hôpitaux. Je n’ai rien à dire, je ne suis pas fier de ce que j’ai fait.
jeudi
Des enfants gâtés. Nous sommes des enfants gâtés. Nous avions tout pour être heureux et ne cessions pas de nous plaindre. Et puis un jour, les enfants cassent leur jouet.
après-midi
Qu’avons-nous fait ? Nulle part je n’entends des paroles de sagesse. Nos gouvernants sont aux abois. Les commentateurs vocifèrent. Ils ne semblent pas contrôler la situation, même à Pékin… alors ne parlons pas des provinces. Nous avons conquis la moitié du monde. Nous n’avions pas prévu qu’un jour il serait irrespirable. Avec le réveil des nationalismes, nos philistins craignaient la Chute de l’Empire. Nous assistons à la chute de l’Homme.
Mais où sont nos sages ? nos philosophes ? nos géologues ? nos ingénieurs ? Et nos atomistes, sont-ils bien silencieux, nos atomistes, où sont-ils ? Cachés dans des abris, prenant précautionneusement leurs pilules ? La nôtre est amère. Nous faisions confiance à ces savants, ces élèves des grandes écoles, ces professeurs qui savaient tout sur tout, qui s’exprimaient avec mesure, rassurant le petit peuple. Peut-être ont-ils déjà assuré leur départ. Je suis bien certain que beaucoup d’entre eux ont déjà pris la poudre d’escampette à bord des Arches.
vendredi
Et le pire que j’ai entendu : le séisme est à l’origine de la catastrophe … Beati pauperes spiritu ! Voilà : dame Nature est responsable de tout. C’est pas moi, c’est l’autre. Ce ne sont pas seulement les journalistes qui parlent ainsi. Non, des professeurs, des savants, des « Je sais tout, vous êtes des ignares, je vais vous expliquer dans un langage simple que vous comprendrez si vous êtes suffisamment attentifs ». Merci Maîtres. Du nucléaire, pas un mot. Longtemps je les ai cru menteurs, je pensais que tous ces doctes s’étaient groupés dans un immense lobby favorable au développement sans limites de l’industrie nucléaire. Je me trompais. Ces bougres sont tellement convaincus, que si c’était à refaire (hypothèse impossible maintenant) ils plaideraient encore pour la construction de centrales en nous inventant un système indestructible et sans danger de la xième génération.
après-midi
Oui nous sommes tombés bien bas. Je disais qu’on avait cassé notre jouet. On a tout cassé. Et on roulait des mécaniques, on se voyait au centre du monde, mille fois plus intelligents que l’animal le plus évolué. Non seulement nous avons tout cassé, mais nous avons perdu ce qui faisait la différence entre nous et le reste du monde vivant : la dignité. Car il a fallu que d’autres viennent à notre secours, oui : d’autres, mille fois plus intelligents que le plus évolué des hommes.
Placides, affables et prévenants ils sont là, simplement. Alors la honte s’ajoute à notre peine. Nous sommes des petits enfants perdus.
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14:02 Publié dans A 100.000 années des Lumières | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : proxima du centaure, cellule, maison d'arrêt, abri, iode
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