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23/12/2014

Qu'elle est loin cette gare!

 

Vous est-il déjà arrivé d'être pressé, de tenter d'atteindre la gare à la limite du pas de course en évitant autant que faire se peut les rencontres dangereuses, voisins, cousins, amis, tous plus bavards les uns que les autres, qui sans le vouloir et avec les meilleures intentions du monde risquent de vous faire rater le train? 

La marche à pied est un délice pour celui qui veut méditer, penser, construire, refaire le monde. A bicyclette ou en voiture, ce n'est pas possible, ça va trop vite, ce sont des modes de déplacement incompatibles avec la flânerie. Allez reconstruire le monde alors qu'un connard vous colle à 50 centimètres parce que vous ne roulez qu'à 30 kmh en ville à l'heure de la sortie des écoles! Non, si je me rends à la gare, ce sera à pied. Je vais pouvoir ruminer. Elle est à un kilomètre et demi, j'ai le temps de gauler à la frontière suisse les malhonnêtes qui tenteraient de mettre leurs richesses à l'abri de l'impôt, de traduire en justice les criminels de guerre, de redonner du travail à celles et à ceux qu'on a gentiment remerciés après des années de loyaux services contre un salaire de misère, de distribuer des jouets de noël aux enfants hospitalisés pour longtemps, de les amuser, de leur montrer qu'il y a du monde qui pense à eux, de dire aux religieux que leur dieu ils peuvent se le mettre quelque part... 

...et patatras ! Voilà David au bout de la rue, et il m'a vu. Catastrophe, c'est le plus bavard des gens que je connais, je peux dire adieu au train de 37. Comment pourrais-je ruser avec cet homme qui est de tous celui que j'admire, qui me fait monter les larmes chaque fois qu'il me parle. Il m'appelle Michel et pourtant je ne l'ai rencontré qu'une fois dans une clinique de rééducation. Il fut rafflé pendant la guerre. Arrivé au terminus à Auschwitz, les SS avaient fait monter tout le monde dans le camion(1), mais avant de fermer les portes, un des gardes en uniforme avait fait redescendre le garçon, pour en faire monter un autre à sa place, allez savoir pourquoi? Le reste de la guerre ne fut pas pour lui une partie de plaisir, mais il eut la vie sauve. Il me racontait tout cela, et bien d'autres choses, ce type était captivant, d'une intelligence et d'une sensibilité rare. David! 

Oui quand je suis pressé, je ne tiens pas à rencontrer des gens intelligents, je préfère en croiser d'autres, ils sont des milliers avec lesquels je n'ai rien à partager. Mais ce jour-là, quand il faut se rendre à Paris, que la boutique qui vend du papier photographique ferme à 12h30, et que le train de 37 risque de vous passer sous le nez, il vaut mieux croiser des gens à qui vous n'avez rien à dire. Mais la malchance s'acharne. Vous allez me dire, si l'individu dangereux est au bout de la rue, vous aurez peut-être le temps de changer de trottoir? Oui, sauf s'il n'apparaît pas au bout de la rue, mais par surprise à un carrefour, qu'il débouche de cette ruelle imprévisible, et que vous vous trouviez nez à nez avec cette femme dont l'enfant est hospitalisé pour longtemps, oh qu'il doit s'ennuyer là-bas sans personne pour l'amuser, sans voiture elle ne peut s'y rendre qu'en bus, mais ses autres petits ont aussi besoin d'elle, et comme vous le savez, les femmes font des enfants toutes seules, les hommes ont des occupations très importantes, ils ne peuvent pas être au four et au moulin. Qui osera me dire que -pour être à l'heure à la gare et simplement pour l'achat d'une boîte de cent feuilles de papier photographique- je devrais ignorer cette personne et me contenter de lui adresser un sourire, cette femme que je ne reverrai sans doute jamais, et qui pensera qu'après tout c'est normal que chacun s'occupe de ses affaires, que j'ai d'autres chats à fouetter, des choses plus essentielles que de m'enquérir de la santé d'un enfant dont les médecins ne savent ni n'espèrent rien. 

Une chance enfin pour moi, je ne risque pas une rencontre avec Peter. Il est loin de l'autre côté de la Manche en Irlande. Ce serait quand même étonnant qu'il surgisse au coin de la rue, outre le fait qu'il est à des jours d'ici, il doit avoir maintenant dans les cent vingt ans, pauvre Peter qui aimait la France au point d'y avoir laissé son fils en juin 44, et qui pleurait quand il apprit que j'étais de là, français, de ce pays qu'il fallait aider et libérer des barbares. Son fils il ne l'a jamais revu, même pas son corps. Peter! Comment pourrais-je seulement écrire que je ne souhaite pas le rencontrer. Peter, si de là-haut où je crois que tu es, si de là-haut tu lis ces lignes, tu vois que je pense à toi et que l'idée de ne pas te rencontrer m'est insupportable. Quand nos regards se sont croisés, j'ai su que ce n'était pas un hasard, et que c'était pour toujours. Peter! 

Il y a ceux que je ne croiserai plus jamais. Michel, allez je peux dire son nom, Laurent. Nous avions vingt ans, nous étions révolutionnaires, lui encore plus que moi, lui il l'était vingt quatre heures sur vingt quatre, avec un handicap: pour avaler quelque chose, il lui fallait mastiquer pendant des heures car étant enfant, il avait bu une gorgée de soude chez lui, au sous-sol là où étaient entreposés des produits dangereux. Un jour, c'est la bourde de ma vie, nous étions en camping avec des copains, et nous nous étions ce jour-là bien amusés, je lui dis, mais comment cette parole m'est-elle venue à l'idée? Je lui dis que nous aurions de ce jour de bons souvenirs! Imbécile que je suis! Il devait quelque temps après subir une opération de l’œsophage, opération prévue depuis longtemps je le savais, qui ne pouvait être réalisée qu'au terme de la croissance. Il m'a envoyé balader, en me disant que les souvenirs il n'en avait rien à foutre. Quelques jours après l'opération, il mourut d'une septicémie. Michel! 

Et puis Catherine, pour moi c'était Menie. Une grand-mère comme il n'y en a pas beaucoup, employée agricole en Auvergne, elle ne connut pas souvent les bancs de l'école. Elle vint à Paris pour des ménages et gardiennage, elle était fière de m'annoncer qu'elle avait rencontré Marcel Aymé. Elle passa des examens puis fut embauchée comme soudeuse autogène chez Técalémit. Syndiquée et très active, elle participa aux mouvements de grève en 1936. Active mais responsable, elle combattit autant les patrons que les ouvrières pour qui la grève était l'occasion d'un défoulement, faisant du strip-tease debout sur les machines. Trente deux ans après, pour contredire l'adage selon lequel la sagesse vient avec l'âge (ce qu'on appelle la sagesse, c'est la lâcheté qui nous prend à tous les âges, mais qu'on ne déclare que lorsqu'elle est excusable) elle fut solidaire des grandes grèves et du mouvement étudiant. Là où elle est maintenant, cela ne m'étonnerait pas qu'elle serre les poings en voyant ce que les dirigeants du mouvement ouvrier sont devenus. Menie! 

Sur le chemin de la gare, je ne verrai pas non plus tous ces amis que les années, la vie et la paresse ont éloignés de moi. 

Je ne te verrai plus Jean-Bernard, mon ami. Si là-bas il pouvait y avoir un train en partance pour toi, plus personne, pas un David, un Peter, un Michel, pas même Menie ne pourraient m'arrêter. Un jour je le prendrai ce train, et crois-moi j'arriverai à l'heure dans cette foutue gare triste comme un jour sans pain. Jean-Bernard!

 

§ 

 

 

  1. les gens étaient asphyxiés à l'intérieur par un système de retour des gaz d'échappement.

 

 

 

09:03 Publié dans Jean-Bernard | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : rencontre, amitié

14/08/2011

Moi aussi j'ai cru au matin

 Chaque année au mois d'août je pense à mes amis Michel et Jean-Bernard, nos vacances à Nyons, nos randonnées à bicyclette, et tout le reste.  

 

 Si c’était à refaire, tu parles. Ce n’est pas à refaire. Jamais. Ce qui est fait est fait. Le passé est passé. Il y a prescription. J’en avais touché un mot à Jean-Bernard, que j’aurais voulu recommencer ma vie, tout reprendre à zéro, retour au point de départ, quand j’avais quinze ans. C’est à quinze ans que les ennuis ont commencé. A lui j’en avais touché un mot, à personne d’autre je n’aurais osé faire cette réflexion qu’on aurait jugé sotte, puérile. 

Il avait posé sa main sur mon épaule. Il reprend sa main et s’empare du verre posé sur la table basse. Il s’enfonce à nouveau confortablement dans le fond du canapé, boit une gorgée. C’est du Bourbon. L’alcool préféré de Jean-Bernard. Jean-Bernard est un sage. Il ne parle que de ce qu’il connaît, mais il l’exprime mal, sans effets. Moi, c’est le contraire, je parle bien de ce que je ne connais pas. Nous sommes complémentaires, d’où les liens qui nous unissent et les discussions interminables.  

 Jacqueline était assise à l’autre bout du canapé. Elle consultait les programmes de télé. Quand son mari a posé sa main sur mon épaule elle a laissé tomber le magazine, maintenant elle me fixe, je crois déceler une pointe de compassion dans son regard, aussi une interrogation. Habituellement, elle s’amuse de moi « Il est très fort, Michel ! ». Il faut dire que j’en rajoute « Quoi ? vous vous arrêtez toutes les deux heures sur l’autoroute ? Moi, Nyons-Conflans je t’avale ça en 7 heures et sans pause ! » Ca les fait bien rire tous les deux, d’autant que je participe de bon cœur, plus ils rient, plus je cherche à me rendre ridicule. Mais aujourd’hui, l’attitude de Jacqueline, sa position dans le canapé et son regard, surtout son regard, trahissent l’inquiétude. Ce n’est pas comme d’habitude. Il se passe quelque chose.  

 La pièce est décorée des tableaux de Jean-Bernard, plus loin dans le hall en fait c’est une verrière, il y a des photos d’arbre, des troncs noueux, il s’est mis à la photographie, il sait depuis quelques mois ce que c’est qu’un diaphragme, un temps de pose, une profondeur de champ, et encore il vaut mieux ne pas trop creuser, et il réalise déjà des tirages à faire pâlir de jalousie Weston, Ansel Adams et toute l’école américaine de la « Pure Photography ». D’où je suis j’aperçois le portrait de sa grand-mère qu’il avait réalisé au pastel quand il était encore chez ses parents à Maurecourt. La pièce est sombre, les lumières parviennent de la fenêtre et des œuvres accrochées au mur, surtout de ce portrait de femme dont le voile délicat n’a pu être tracé que par un maître flamand de l’école des grands, Van Eyck ou peut-être Memling ou Van der Weyden. 

Le sage pose son verre. Il me regarde, son œil rit déjà, puis il éclate : 

-         Allez, Michel, avoue, tiens en attendant, bois un coup ! 

Jacqueline sourit seulement, elle m’interroge du regard. 

-         Vous ne me croirez pas. De toute façon, j’ai déjà gâché ce bon moment que nous aurions pu passer ensemble… 

Le sage : 

-         Allez, arrête, tu ne gâches rien du tout, tu nous surprends, c’est tout. Alors ? (il prend l’accent allemand) J’ai les moyens de te faire parler !

-         Je… J’ai… 

 Chez Jean-Bernard, nous sommes souvent interrompus par des causes très diverses, l’eau qui bout et qui déborde sous le couvercle de la casserole, Jacqueline qui allume la télé car c’est l’heure des jeux de midi, alors que nous sommes en train de parler, les deux chihuahuas qui s’accrochent à mon pantalon ou qui se mettent à aboyer quand une ombre passe derrière la fenêtre. Aujourd’hui précisément, ce sont les chiens. Cela m’énerve au plus haut point, il le sait, il les prend sur ses genoux, les caresse, ils se calment. Mes deux amis, installés face à moi dans leur canapé, mes deux amis sont à l’écoute. On dirait un homme d’état une seconde avant la conférence de presse à la veille de la déclaration de guerre. Derrière moi, pas de drapeau, ni de France ni d’Europe. Pas de micros, et deux auditeurs! Les pires, ceux qui savent, qui me connaissent, qui devinent, au timbre de ma voix, mes pensées les plus intimes.  

-         J’ai cru au matin. 

Jacqueline rit modérément, Jean-Bernard aussi, mais d’un rire que je connais bien, le rire à problème, celui qui sonne faux, qui trahit l'embarras. 

-         Tout le monde a cru au matin, Michel ! 

Jacqueline en rajoute : 

-         Tu étais jeune. En prenant de l’âge on devient réaliste, raisonnable. 

Et elle saisit la télécommande. Jean-Bernard bondit : 

-         Ah non, pas maintenant. On parle, Jacqueline ! 

Elle est fâchée et disparaît vers la cuisine. C’est bon signe, elle a compris qu’il n’y avait pas urgence, Michel va très bien, il nous joue son numéro habituel, il est temps de mettre le gros sel et les pâtes dans l’eau. Tant pis pour les jeux de midi. 

 J’en avais trop dit. Il fallait en finir. J’ai tout déballé. Mars, avril, mai, juin 1968. Juillet, août et toutes ces années terribles, lourdes, de plomb. Tous les espoirs déçus. La droite bras dessus bras dessous à l’Etoile, les staliniens rayonnants, il faut savoir terminer une grève, les chars qui écrasent le Printemps de Prague, la dissolution des organisations révolutionnaires, les dissidents expulsés d’Union soviétique qu’une petite poignée de français accueillent à l’aéroport. Mes études sacrifiées, adieu concours, adieu CAPES. Pas pour tout le monde, je l’ai constaté par la suite. Beaucoup ont cru au matin. Moi, c’était matin, midi et soir, même la nuit. Au point de faire l’impasse sur les choses essentielles, ma femme par exemple que j’oublie, un soir, à Paris. Et mes enfants, ah oui, mes enfants, ils étaient moins importants que la Révolution Mondiale, mais quand ils seraient grands ils connaîtraient le paradis communiste, les derniers seront les premiers, sur terre, sur cette bonne vieille terre où tous les problèmes seront résolus par une bonne dictature pour commencer, attention, une dictature sympa, celle de la classe ouvrière, les capitalistes au pilori, des soviets partout, partout, partout jusqu’aux Galapagos où c’est les Galapagos ? Jean-Bernard et Jacqueline ne buvaient plus, ils étaient prostrés les pauvres, ah j’aurais dû me taire, garder ces horreurs pour moi, et faire semblant de croire encore à l’avenir, d’aborder la question des élections municipales, la coupe du monde de foot chez les colonels argentins, que sais-je encore, les chihuahuas vautrés sur leurs genoux feignaient de dormir, par moment ils ouvraient un œil quand j’élevais la voix. Ah j’y allais de bon cœur. Et puis il y a eu l’armée, quatre mois seulement, même pas les EOR, je restai avec le peuple, le vrai, celui des appelés et des engagés de base, commandés par une petite crapule d’appelé déjà maréchal des logis, instituteur dans le civil ! Qui nous obligeait à marcher au pas au milieu de la nuit après une journée de manœuvres dans la boue, la bonne boue de Lorraine au mois d’octobre. Puis il y a eu cet accident, allez hop, hôpital militaire, des mois, des greffes osseuses, des mois encore, les béquilles. De tous les grands révolutionnaires parisiens, il y en a eu un, un seul pour venir me voir à Bar-le-Duc, un seul. C’est Michel Laurent. Je savais qu’il était parmi les plus sincères, j’appris qu’il avait un cœur. Michel est mort quelques années après, emporté par une septicémie à l’hôpital Foch. Après j’ai galéré, maître auxiliaire, payé au mois de janvier après trois mois de travail, une prof syndiquée qui me sort : ras le bol des MA, ils n’ont qu’à passer le CAPES. J’en ai encore froid dans le dos. Des apparatchiks on en a ici aussi, et des sévères, des bien dans la ligne, de gôche. Pouah ! Non Jean-Bernard, je ne généralise pas, il y a aussi des candidats au goulag, rassure-toi, à gauche et à droite, d’ailleurs j’ai le tournis, gauche, droite, tout ça c’est de l’esbroufe, des discours, du carriérisme. A la première alerte, il n’y a plus personne. Si, des gens bien, des justes. A ce qu’on m’a dit, ils n’étaient pas nombreux dans les années quarante, et beaucoup n’en sont pas revenus. Les autres sont toujours là, à nous faire chier, à donner des leçons au peuple. Après j’ai arrêté la politique, en tout quinze ans, mais à temps plein. Après je suivais tout ça de loin. Quinze ans décisifs, quinze ans perdus, pas tant pour moi, car j’en ai retenu des leçons, mais pour mon épouse et pour mes enfants, et pour tous les autres, pour toi Jean-Bernard, toi qui m’attendu à Rosans, près du mas abandonné, au rendez-vous des dix ans, au carrefour de notre jeunesse, toi que je savais là-bas à attendre. Je ne suis pas venu. J’ai cru au matin. J’ai sacrifié notre amitié sur l’autel de la révolution mondiale que nous ne verrons jamais nos enfants non plus. Heureusement. Prenons le temps de respirer, de vivre. Ma vie, c’est un grand trou noir qui a tout aspiré, ce qu’il y avait en moi de meilleur. Ma vie, il est six heures du soir, bien tard, trop tard.

 

§ 

 

25/05/2011

Un socialiste face à une femme de couleur. Insoluble ?

 

 Et toi, qu’aurais-tu dit Jean-Bernard ? Tu aurais commencé par « Moi je », « Moi je pense », ou peut-être seulement « Moi je crois », mais c’est moins sûr. Et là, avant même que l’interlocuteur eût le temps de prononcer un mot, incroyable, oui c’est incroyable : JB contredisait. JB était le seul être au monde à contredire ce qui n’était pas dit ! Il devinait le bougre, il lisait dans les pensées, et ce qui est plus grave surtout dans les miennes. Et comme de mon côté j’avais ma petite fierté, au mépris de mes convictions –après tout quelle importance, les jugements définitifs sont toujours discutables et de peu d’intérêt, et je battais des records moi aussi dans ce domaine- au mépris donc de mes convictions, je m’amusais à le prendre au piège. Comment ? En me préparant à affirmer le contraire de ce que je pensais réellement. Pauvre JB, il avait beau sortir ses deux cavaliers et dégager ses tours, ma dame trônait en D4, en majesté. Et plus il parlait, plus j’acquiesçais. Non mais quand même, je pouvais bien prendre une petite revanche, il m’énervait avec ses idées toutes faites. Et peu à peu, j’enfonçais le clou. J’abondais tellement dans son sens, que la conversation perdait son intérêt. C’étaient d’abord de maigres nuées d’altitude, puis insensiblement le ciel s’obscurcissait.  

De sombres nuages lourds pesaient sur nos âmes.

Et quand les premières gouttes nous tombaient sur le crâne, 

il fallait rentrer, c’est à ce moment que JB capitulait. Il commençait par « En fait nous ne savons rien ». Le moi disparaissait, laissant place au questionnement. Sans vraiment le savoir, nous pratiquions la maïeutique. La différence avec Socrate, c’est que l’accouchement avait rarement lieu, les idées étaient mortes nées.  

 J’exagère. Jean-Bernard avait souvent raison. 

 Mais alors, qu’aurait-il dit ? D’abord il nous aurait fait rire, en marmonnant qu’il fallût que la justice suive son cours. Oui, rire, car JB et Politiquement correct ne s’entendaient guère, c’étaient des querelles continuelles. Etonnant d’ailleurs, car JB extérieurement était toujours bien mis, il votait pour la gauche modérée, aimait l’ordre et les affaires bien réglées. Comme quoi on peut être respectueux de valeurs morales et maintenir son esprit en éveil. Les maigres souvenirs qui me reviennent des leçons littéraires de terminale, m’inviteraient à éloigner JB de Sénèque et à le rapprocher de Kant. On dit que ce dernier se rendit tous les jours de sa vie à l’université en empruntant le même chemin à la même heure, sauf une fois. Le 15 juillet 89, en apprenant la nouvelle. Herr Kant, ce révolutionnaire. Je pense souvent à lui, et depuis longtemps, disons, en gros, 1968. Je l’imagine à Königsberg, digne, sérieux, s’adressant à ses étudiants dans un allemand impeccable, leur indiquant les chemins de la Raison, gravissant avec eux la longue pente rocailleuse et glissante qui mène aux droits humains. Alors quand je vois ces saintes nitouches défroquées enfilant à la va vite fringues dépenaillées et casquette à l’envers pour faire peuple, ressasser à longueur de temps qu’il est interdit d’interdire… pauvres hères !  

 Pour en revenir à Jean-Bernard, qu’aurait-il dit ? Lui qui adorait les sujets à problème, ma main à couper qu’il aurait été coincé. Pensez donc. Un socialiste face à une femme de couleur. Insoluble. Insoluble pour un de gauche. Remarquez, même pour un de droite. Alors imaginez la difficulté pour un d’extrême droite adepte du tri sélectif. JB aurait longtemps tergiversé. Encore une fois il aurait eu raison. Il aurait dit… je ne sais pas ce qu’il aurait dit. Ce serait tellement présomptueux de ma part de parler en son nom. Oui, il aurait eu bien raison, d’attendre. Car c’est sûr, des problèmes vont surgir.