08/09/2009
VIII On s'attendait à voir débarquer des êtres verts et asexués
(agenda de Zhu, suite)
samedi
Climat de guerre civile dans la maison d’arrêt. Pas entre les gardiens et les détenus. Non, entre les gardiens eux-mêmes. J’ose à peine l’écrire, finalement oui je l’écris. La postérité, si elle a encore un doute, saura quelle était la mentalité des hommes. Des collègues –puis-je les nommer encore ainsi ?- ont allégé le traitement préventif de certains prisonniers dont ils avaient la charge, afin de collecter pour eux-mêmes des cachets d’iode. Criminel. Ils mériteraient d’être enfermés dans les cellules des politiques vidées de leurs occupants. Pour la première fois de ma vie, je me suis battu. Minh et Boris étaient de mon côté, les malheureux. On a pris une bonne raclée. Dans cette société pour s’en sortir il faut être malin ou fort physiquement. Ces gens-là ont ces deux avantages. Eux s’en sortiront. Pouah !
après-midi
Je suis complètement démoralisé. Pas envie d’écrire.
dimanche
Des camions étanches viennent charger les derniers détenus, tous des droit commun. Si ce n’était si tragique, on pourrait s’amuser de voir les agents de sécurité déguisés en cosmonautes escorter bras dessus bras dessous nos prisonniers. Direction : un centre de santé sécurisé. Mouais… Sur la destination, j’ai un doute. Je n’éprouve pas de compassion pour ces gens-là, mais quand même. Le serment d’Hippocrate s’applique à eux aussi. J’espère que les autorités savent ce qu’elles font. Et s’ils survivent ces délinquants, ces criminels, ces condamnés, auront-ils droit à une place dans les arches ? J’aimerais en être sûr.
Les autres gardiens ont quitté les lieux avec leur butin, impunis. Et nous n’avons rien dit à personne. Jusqu’où peut conduire la solidarité corporatiste…
lundi
La prison est déserte. Même Boris est parti. Avec son nom à consonance douteuse, il craint pour sa famille. J’ai contacté Weimar où Jennifer et les enfants sont en sécurité. Elle va faire son possible pour obtenir des lits. Difficile car le centre est surpeuplé, et Boris a beaucoup d’enfants.
Un premier vaisseau est en vol stationnaire, trente miles à l’aplomb du delta du Danube. Aménophis. Ces grands navires de l’espace portent tous des noms égyptiens. Enorme, il est visible à l’œil nu. C’est une soucoupe d’un diamètre de cinq miles, capacité un million de personnes. Autonomie : douze ans de vol interstellaire. De quoi atteindre Proxima. D’ailleurs, ils viennent de là, à ce qu’on dit. Les navettes l’atteignent en moins d’une heure. Chargées au maximum d’un petit millier de personnes avec bagages, il en faudra des voyages ! Les autorités me semblent bien optimistes quand elle prévoient un délai d’un mois pour le départ.
D’autres vaisseaux (il faut dire les « arches » paraît-il, allez savoir pourquoi) sont déjà en approche. On en annonce sur l’archipel japonais, l’Afrique et les Amériques. Un point à mettre à l’honneur de Pékin : notre Chef suprême n’a rien demandé. Confusément, je crois savoir pourquoi. Nous nous sentons un peu responsables de ce qui est arrivé. Le séisme s’est développé depuis le Japon jusqu’à nos centrales qui sont –faut-il le rappeler messieurs des médias- parmi les plus puissantes du monde. D’où les rejets, puissants eux aussi. Alors demander à nos sauveurs de penser d’abord à la Chine… d’où ce silence très diplomatique. Bref, en métropole, ils attendent leur tour.
après-midi
Deux humains occupent encore les lieux. Minh et moi. Nous sommes de bons fonctionnaires. Personne ne nous a rien dit, alors nous ne quittons pas notre poste. Ce n’est pas de l’héroïsme. Si nos familles avaient été en difficulté, il y a longtemps qu’on aurait décampé. Le plus drôle, mais je ne trouve pas ça drôle du tout, c’est le directeur qui nous contacte tout à l’heure, s’étonnant qu’on soit encore là !
- Mais mon cher nous attendions vos ordres !
- Voyons Zhu, vous n’ignorez rien de la situation, sauvez-vous, pensez à vos enfants !
J’en avais assez entendu, j’ai coupé. Cet individu qui me refusait un congé d’un jour pour problèmes familiaux, et qui le cul au chaud dans son bureau, loin des hurlements, des crachats, de la violence qui était notre lot quotidien, percevait un salaire plusieurs fois égal au nôtre, voilà qu’il se souciait de mes enfants…
Ce qui m’étonne, c’est le silence des grands de ce monde. Il y a eu nécessairement des rencontres, des pourparlers avec ces gens venus d’ailleurs. Et moins on en sait, plus on en raconte, plus on imagine. Certes on a eu droit à quelques images. On s’attendait à voir débarquer des êtres surnaturels tout verts et asexués, enveloppés de combinaisons aux reflets métalliques. Grave erreur : ils sont comme nous. Que dis-je ? Plus beaux que nous. La même image repasse en boucle : une navette immobile en suspension à un mètre du sol, une plaque coulisse, une femme apparaît, puis d’autres, silhouettes élancées, hommes et femmes vêtus d’habits colorés, bariolés. Entre eux, des petits enfants se faufilent et apparaissent. On dirait des Roms (1). Ils n’ont rien dans les mains, ils parlent entre eux, une femme rit, des enfants ont réussi à sauter sur la terre, d’autres plus petits en auraient bien envie. Un jeune homme se laisse glisser, leur tend les bras, et les dépose un par un sur notre sol. Fin du reportage.
Qui sont-ils ces êtres célestes, pourquoi sont-ils venus ? Comment ont-ils appris la catastrophe, mesuré notre détresse ?
§
(1) Rom signifie « homme » dans une ancienne langue de l’Inde ;
21:37 Publié dans A 100.000 années des Lumières | Lien permanent | Commentaires (0)
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