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12/02/2018

Le chemin et le but

 



 Je lis « Le chant des roues » de Claude Marthaler (1). Il raconte son voyage autour du monde à bicyclette, périple qui, en sept ans, lui a fait traverser quatre continents : l’Europe, l’Asie, l’Amérique et l’Afrique. Cette lecture me passionne, comme tous les récits de voyages et peut-être un peu plus. Car ce voyageur au long cours, par ses découvertes, ses rencontres, ses joies, ses déceptions aussi et jusqu’à ses colères, nous dresse un tableau de l’humanité. Des hauteurs de l’Himalaya à la Vallée de la mort quatre vingt mètres sous le niveau de la mer, en passant par le cercle arctique, la Cordillère des Andes et pour finir l’Afrique, partout il a rencontré des femmes et des hommes qu’il a su regarder sans préjugé, sans jamais manifester la moindre condescendance, sans juger. Mieux encore : son regard n’est pas celui d’un observateur. Il est observé lui aussi et peut-être plus car là où il arrive, il est inattendu. Le voyage à bicyclette s’il est difficile physiquement et souvent moralement pour celui qui l’entreprend est aussi un moyen de susciter la curiosité, les échanges et la fraternité. Les problèmes les plus graves que Claude Marthaler a dû surmonter sont ceux créés par des administrations tatillonnes avec lesquelles il lui fut souvent impossible de s’entendre. Mais avec les hommes et quelquefois les plus humbles vivant dans les régions du monde les plus déshéritées, partout : de l’accueil, de l’entraide, du plaisir.

 Outre l’intérêt de cette lecture, je suis tombé sur une réflexion qui m’inspire. C’est à la page 222. Il est en Amérique du sud, en route pour l’extrême sud du continent : Ushuaia. L’inquiétude grandit en lui car la certitude d’y arriver concrétise la fin de son voyage. Il aurait presque envie de ralentir pour faire durer encore ce voyage déjà long de cinq ans.

« Une fois de plus je réalise combien le chemin est plus important que le but. »

 Il m’est arrivé au cours de déplacements –certes plus modestes que celui de Claude Marthaler- de vérifier cette remarque. En Irlande par exemple, la rencontre avec Peter –dont j’ai déjà parlé sur ce blog- m’aurait presque fait oublier les curiosités que les guides touristiques disent incontournables. Les paysages fantastiques, la lumière et l’omniprésence de l’océan, le Connemara, les jeux celtiques et les chevaux sauvages ne m’ont pas fait monter les larmes aux yeux. Peter oui. Je suis encore ému en prononçant son nom.

 Il faudrait s’entendre sur ce qu’on appelle le but du voyage. A l’évidence pour l’auteur du livre, ce n’était ni la Patagonie ni l’Himalaya ni même l’accomplissement de l’exploit : faire le tour de la planète en vélo. Je crois que si le voyageur a un but, c’est le voyage lui-même. La vadrouille, l’errance. Voyager autour du monde, c’est faire un tour comme on dit. Au gré de l’envie ou des rencontres mais pas seulement. Par obligation quelquefois, le temps d’obtenir un visa. Par nécessité pour trouver à manger, faire le plein d’eau, s’assurer un abri pour la nuit. Au bout de la vadrouille il n’y a rien qui pourrait être inscrit dans un guide. Parce qu’il n’y a pas de bout. Que du sentiment, des questions, de l’émotion.

 Seulement voilà, nous sommes ainsi faits que nous ne pouvons vivre sans savoir où nous allons. Même les nomades se déplacent en fonction de quelque chose, les saisons, les besoins de leurs animaux, les pèlerinages, les rassemblements, sans parler bien sûr des interdictions qui leur sont faites ou des persécutions. Nous aimons savoir où nous allons : c’est plus qu’une question d’assurance, de garantie quant à l’avenir. Les hommes politiques l’ont bien compris qui exploitent à outrance notre souci du lendemain. Sous forme de promesses, on nous dessine un avenir jusque dans les moindres détails, inversion de la courbe du chômage, augmentation des salaires, exploration de la planète Mars, des repas pour tout le monde, plus un seul SDF pendant l’hiver, on donne même des dates, des échéances. Imaginez-vous une société dans laquelle le chef de l’état pourrait dire :

« Nous ne savons pas de quoi demain sera fait, nous verrons bien ! » ?

 Et pourtant, ferait-il plus de mal qu’un autre qui nous promet la lune ?

 Il y a aujourd’hui des sociétés qui vivent au jour le jour, sans se préoccuper du lendemain ou si elles s’en préoccupent, elles le lisent dans les astres ce qui revient pour nous rationalistes à s’en remettre au hasard. Mais ces sociétés sont loin, très loin d’ici. En grands seigneurs que nous sommes, nous nous en remettons à l’infaillibilité du bulletin météo et des programmes électoraux...Finalement, qu’un président prévoie dans un an et trois mois l’inversion d’une courbe, ce n’est pas bien grave, en tout cas ça l’est moins que le chômage.

 Ce qui serait plus grave, même inquiétant, serait de tracer l’avenir en fonction d’une fin. Les sociétés qui ont agi ainsi ont sombré dans le chaos et l’inhumanité. Car si un but ultime est déterminé, fixé, décidé, la société tout entière y est assujettie et quiconque s’écarte du chemin tracé devient un hors-la-loi. Un déserteur s’il s’agit du sort même de la nation. Pour ceux qui s’écartent du chemin en cas de guerre, la langue française dispose d’un catalogue fourni : séditieux, traître, félon, mutin, rebelle, insoumis, agent de l’étranger...

 Mais la guerre n’est pas une fin, un but ultime. Même la victoire n’est pas une fin. Elle est insuffisante pour satisfaire la soif d’absolu qui est la nôtre. Il nous faut des dieux, et si c’est impossible, à défaut de croire en un au-delà réparateur, d’un monde où toutes les justices seraient rétablies, qu’au moins on instaure ici-bas un monde de paix et de bonheur.

 Des idéalistes –ou qu’on croyait tels- s’y sont essayés, parfois avec succès, je pense à Godin qui conçut pour ses ouvriers le Familistère de Guise. Owen aussi en Grande-Bretagne. Mais ce furent des expérimentations réalisées à l’échelle d’une usine, d’une ville ou d’une région. Dès qu’on a voulu aller plus loin, sur un pays, un continent ou la planète entière, l’application d’idées au départ généreuses a mené à des tragédies. Il ne s’agissait plus de sauver une nation, d’engager des millions d’hommes et de femmes sur un programme ou un acte même d’envergure historique, mais d’appliquer une idée, de s’engager dans un système où l’existence de chacun, jusque dans sa vie la plus intime était impliquée. Jalonnée de discours, de plans, de quotas, de records et d’exploits, l’idée devient vérité universelle, porteuse tout à la fois du but final et des moyens d’y parvenir. En conséquence, tout ce qui gêne ou ralentit l’accomplissement du plan doit être combattu. Avec succès car le but final étant le bien de tous, celle ou celui qui se met en travers du chemin –plus qu’un dissident ou un renégat- devient l’ennemi de tous, l’ennemi d’un peuple. La pire des accusations, fatale. Quoi de plus horrible que cette maxime « qui veut la fin veut les moyens ». Horrible car trop souvent approuvée, plus d’une fois appliquée dans l’histoire.

 Comme le voyageur qui n’a d’autre but que de tourner autour de la terre et de faire des rencontres, viendra le temps j’espère où, bien que vivant dans le projet car nous sommes ainsi faits, réduisant la voilure, nous serons bien contents de suivre notre bout de chemin, un œil sur l’horizon certes, mais en regardant où nous mettons les pieds.

 

§

(1) éditions Olizane, Genève, 2002