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23/12/2020

Anonyme

 

 
 Qu’elles furent horribles ces dénonciations qui minèrent la résistance et la France entière dans les années noires ! Les causes en étaient diverses : jalousie, vengeance, un mari dont on voulait se débarrasser, quelques milliers de francs, un logement convoité. Il y avait aussi l’opinion politique, les ressentiments, l’anticommunisme, l’antisémitisme. Une simple lettre non signée, et hop, dans la boîte ! La poste et la Gestapo faisaient le reste. D’autres qui collaboraient ouvertement ont pu être retrouvés et jugés. Pas tous.

 Des femmes qui n’avaient dénoncé personne ont été tondues par des résistants d’après guerre. Les gros poissons, eux, ont gardé leurs cheveux et parfois c’est terrible à dire : leur liberté. Interpellés et condamnés à mort, beaucoup ont vu leur peine commuée en détention. Certains dénonciateurs qui avaient livré des noms à la Gestapo (pour une prime de quelques milliers de francs) étaient déjà remis en liberté dans les années cinquante. Imaginons ce que pouvaient penser les résistants survivants dont les réseaux avaient été démantelés, et dont les camarades dénoncés avaient été fusillés.

 A son tour l’épuration ne fut pas très belle. Elle aussi donna lieu à des dénonciations. Mais cette fois, comme la discrétion n’était plus nécessaire pour agir, les dénonciateurs clamaient haut et fort leur aversion pour nazisme, pétainisme et collaboration. Quand on a la morale et l’opinion avec soi, on peut agir en son nom propre, l’anonymat perd sa raison d’être. De là à se réjouir de voir des femmes sans cheveux promenées sur des charrettes, une croix gammée agrafée sur la robe… sur des photos on voit même des enfants rire ! Terrible. Lire le livre bien documenté de Yves Lecouturier : 1944, l’épuration en Normandie. Aussi le beau livre de Irène Nemirovski : Suite française. 

  Il y a quelques mois un président fut gravement mis en cause par une personne dont on ignore le nom. Un minimum de jugement aurait permis à l’élu attaqué de déclarer devant toute la presse qu’il ne s’était rien passé puisque de l’inexistence de quelqu’un on ne peut tirer quelque discours que ce soit.

 L’événement serait insignifiant si la société dans laquelle nous vivons n’était pas peuplée de personnes qui n’ont ni nom ni adresse et qui pourtant laissent des traces partout où elles passent. Du point de vue pratique, cette manière d’inexistence offre des avantages. On peut dire tout et son contraire, alimenter des rumeurs, harceler les gens sans défense, et même appeler au crime sans être inquiété ni même contredit. On peut déverser des flots de haine et dormir sur ses deux oreilles : le cauchemar est réservé aux victimes. Car la pire des offenses est celle diffusée dans le noir total, tellement invisible qu’on a l’impression qu’elle vient de partout.

 Puissance de l’invisible ! Voilà trois millénaires des hommes s’inclinèrent devant quelque chose qui échappait totalement à la connaissance sensible : inaudible, impalpable, inodore et invisible. Quelque chose qui était au-delà de tout : invariable et permanent alors que la lune et le soleil passaient et disparaissaient, invulnérable car intouchable contrairement aux idoles, statues qui n’avaient de consistance que celle de la terre cuite ou du marbre. C’est son invisibilité qui fit de Dieu un être unique, universel. Et si la terre ou le marbre ont pu le représenter urbi et orbi, jusque dans les contrées les plus reculées de la planète, cela n’est dû qu’à la faiblesse humaine qui ne peut s’empêcher d’affubler d’une silhouette, d’un sexe et pourquoi pas d’une barbe l’Inconnaissable. 

 Mais l’invisible accusateur d’un président ne sera jamais sculpté dans le marbre, on peut l’espérer. L’événement montre à quel point nos sociétés sont en proie à cette maladie : l’irresponsabilité. Un comportement qui contamine la classe politique jusqu’au plus haut sommet de nos démocraties. J’insiste sur « démocraties ». Car il y a des situations qui obligent des personnes courageuses à publier sous le manteau. Rappelez-vous le samizdat en Russie soviétique. Il en fallait du courage pour exprimer une opinion, même en cachette, en sachant qu’au bout il y avait le risque de la déportation ou d’une mort plus expéditive. C’est loin d’être le cas dans des états dont les membres, sujets ou citoyens, jouissent des libertés fondamentales.

 Mais voilà que nos journalistes relèvent d’abord ce qu’affirme l’accusateur anonyme. Ils commentent à longueur de temps des propos qui n’ont aucune espèce d’importance puisqu’ils ne sont pas signés. Que vienne le temps où une femme ou un homme, devant les caméras ou par écrit à la une d’un grand quotidien, dira à la personne la plus influente de l’état que le premier irresponsable du pays, c’est lui ! Condamner l’anonymat certainement, mais d’abord remettre une déclaration sans queue ni tête à sa place : aux annonces gratuites.

  Combien il est difficile aujourd’hui de demander à quelqu’un de signer ce qu’il écrit ! Consultez les réseaux « sociaux » : vous aurez un aperçu de ce qu’il faut bien appeler un deuxième monde, celui des inconnus. Ils profèrent des avis sur tout, en particulier sur ce qu’ils ne connaissent pas. Ils ne citent pas leurs sources. Ils peuvent recopier des pages entières ou reproduire des images sans demander rien à personne. Au moindre problème, rien ne les empêche de changer de « pseudo ». Irréprochables, inattaquables, invulnérables. Mais le plus inquiétant : cela semble ne choquer personne. Quel chemin parcouru depuis l’époque où les plus grands artistes –par pudeur ou respect pour ce qu’ils représentaient- ne signaient pas ce qu’ils créaient. Mais c’étaient des œuvres. 

 L’anonymat n’est pas condamnable en soi. On peut aussi être amené à se cacher pour échapper aux persécutions, ou pour lutter contre un régime honni. Ne pas révéler son identité peut être une preuve d’humanité. On pourra ne pas connaître l’identité de celle ou de celui qui fait un don. La discrétion accompagne les plus beaux gestes.  

 

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