Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

27/11/2017

Tisserons-nous un jour le linceul du vieux monde ?

 


 Vous souvenez-vous ? Mais si ! Vous avez la musique en tête…

 

Pour chanter veni creator
Il faut porter chasuble d’or

C’est nous les canuts
Nous sommes tout nus

 

 Les canuts n’existent plus mais l’injustice persiste. Certes la pauvreté ne crève pas les yeux dans les rues. On peut disposer d’une automobile et manquer de tout. Jouer sur ordinateur, avaler les programmes télé et se nourrir comme on peut. Cacher sa misère. Quand des sommes colossales sont versées aux actionnaires des grandes entreprises, sont livrés au chômage des travailleurs sans lesquels actionnaires, entreprises et bénéfices n’existeraient pas.

 

Nous tisserons le linceul du vieux monde
Car on entend déjà la révolte qui gronde

 

 On peut ne pas partager les paroles outrancières et parfois menaçantes des délégués syndicaux des entreprises qui ferment, mais au moins eux, on les écoute. Ils savent de quoi ils parlent. Quand des artisans, des commerces, des cafés, des villes entières n’ont plus de grain à moudre, c’est la vie qui s’en va. J’ai vu dans ces belles régions du nord, oui ces belles régions du nord mais ça il ne faut pas le dire, pour l’opinion le nord c’est pas beau… j’ai vu dans ces belles régions du nord des quartiers entiers à vendre, des zones, des espaces inhabités, personne pas un gosse dans les rues, des cartons aux fenêtres, des portes entrebâillées sur rien, comme si tout le monde venait de partir. Quand j’ai vu cela, j’ai pensé aux canuts, à la révolte qu’ils annonçaient et qui ne gronde plus. Plus d’un siècle après les premiers combats ouvriers, la chasuble d’or pour certains et la nudité pour d’autres.

 Pas vraiment la nudité, n’en déplaise aux fondamentalistes politiques, la classe ouvrière n’est plus ce qu’elle était, au moins ici. Elle est partie sous d’autres cieux, sur d’autres continents. Là où, comme aux siècles derniers en France, même les enfants travaillent dans des conditions très dures. L’ouvrier français sans emploi, la petite solidarité des associations peut lui venir en aide, il aura de quoi se nourrir, un toit ce n’est pas sûr, et ses enfants, l’avenir de ses enfants ? La société imbécile tire un trait sur le savoir-faire, l’inventivité, la créativité, l’intelligence. Il faut être Monsieur Jourdain pour croire que l’ouvrier travaille avec ses mains. Non mais regardez-les ces bourgeois qui toisent le travailleur des rues, pensant secrètement que finalement chacun est à sa place. Il n’y a pas de travail méprisable. S’il n’était que manuel, les tâches les plus difficiles pourraient être l’œuvre de robots. Nous sommes tous des êtres pensants, sauf peut-être ici ou là quelques bobos parisiens à qui l’école n’a pas livré ce qui leur était dû.

 Société imbécile car ce sont les gens les plus précieux qu’on sacrifie, ceux qui font, qui fabriquent, qui produisent les richesses. Mon père était fraiseur outilleur en usine automobile. Il avait son certificat d’études et un CAP d’ouvrier qualifié. Le travail qu’on lui demandait était d’une précision inouïe, car il lui fallait ajuster les outils qui servaient à donner les formes lors de l’emboutissage des tôles de carrosserie. Mon père qui était d’une maladresse qui nous faisait rire était dans son métier d’une compétence reconnue. Savoir faire. A l’époque ils étaient trente mille dans l’usine. Aujourd’hui je crois trois ou quatre mille. Certes il y a les robots. Mais à nos enfants les robots ne transmettront rien. On dit que nos jeunes n’ont pas le goût de l’effort, mais la société qu’on leur présente n’ambitionne plus que le farniente, le loisir et l’inactivité. Dans cet environnement, ce n’est plus l’intelligence et l’effort qui sont récompensés. Mais la paresse et son corollaire la ruse, peut-être aussi la délinquance.

 Et quel horrible mot celui de reclassement ! A trente ans quand on a peu d’expérience et la vie devant soi, on peut faire un effort pour s’adapter. Quand on a trente ans de maison, le savoir et la compétence et qu’on vous dit la bouche en cœur qu’on va faire de vous un autre homme, il y a des claques qui se perdent. D’ailleurs les claques se perdent de plus en plus, ce ne sont pourtant pas les têtes qui manquent.

 

C’est nous les canuts
Nous sommes tout nus.

 

§

09/05/2012

La distinction

 

 L’expérience invite à se méfier de ceux qui parlent au nom de tous. Le simple bon sens fait la différence entre un ouvrier qui défend son emploi et une personne qui défend l’emploi des ouvriers. Que le premier défende son emploi c’est dans la nature des choses, et s’il parle au micro, qui mettra en doute la sincérité de ses propos ? Le responsable syndical sera écouté avec circonspection, car s’il est parfois comme ouvrier en situation précaire, il est aussi engagé dans un autre combat, celui de sa crédibilité auprès des siens, et vis-à-vis de ceux qui l’interrogent, peut-être même de la France entière. Quand au responsable politique tenant un meeting devant la porte de l’usine en pleine période électorale, il faudrait être naïf ou membre du même parti pour croire en la sincérité de son discours.  

 Et c’est là un paradoxe : plus on s’éloigne de la vie réelle, plus les idées foisonnent et sont belles. Avez-vous déjà entendu un père ou une mère de famille réduits au minimum vital après la perte de leur emploi vous parler de nationalisation de l’industrie et des banques, de l’expropriation du capital, de socialisme, de droits de l’homme et de la société future d’amour et de partage ? Ce sont là des idées généreuses et magnifiques qui ne peuvent jaillir que d’un esprit libéré de tout souci matériel. Il faut vivre bien et avoir fait de longues études pour croire qu’on va sauver le monde. On peut comprendre le regard méfiant porté par l’ouvrière, le paysan ou le chômeur sur cet être venu d’ailleurs qui vole à leur secours. Trop distingué pour être honnête. Cela cache quelque chose. Distingué, distinct. Distinct. Voilà le mot.  

 Sur la planète Extrême Gauche il était de bon ton de dire –peut-être est-ce encore le cas- que l’avant-garde ouvrière doit accompagner la lutte de la classe du même nom, tout en étant distincte de celle-ci. Oui, forcément distincte car on ne peut pas confondre quelqu’un qui sait et quelqu’un qui ne sait pas. L’ouvrière licenciée, le petit producteur de lait, le chômeur longue durée ne savent qu’une chose : qu’ils sont dans la mouise et n’ont plus que leurs yeux pour pleurer. Le révolutionnaire lui, sait qu’un jour, comme la cuisinière de Lénine, ils seront au pouvoir réglant du même coup tous les problèmes de l’humanité. Gros bêta qu’il est le menu peuple ne sait rien de tout cela. Et encore il faut préciser. Pris individuellement, ces gens sont d’une ignorance crasse sur tout ce qui concerne leur avenir. En groupe, c’est différent et c’est là toute la force de la conception révolutionnaire : elle réside dans la notion de classe. L’ouvrier individuel n’est rien, c’est un niais incapable de comprendre la première ligne d’un programme politique. La classe ouvrière par contre –quand elle se réveille, et c’est le rôle de l’avant-garde de la stimuler- peut prendre conscience qu’elle est une force, et alors là… Vous allez me dire que les exemples historiques d’un tel réveil ne sont pas enthousiasmants, certes. Mais c’étaient des ballons d’essai, la prochaine fois tout va bien se passer. 

 J’étais au service militaire en 1971, sursitaire. Ceux dans mon cas étaient une minorité. Certains étaient des militants d’extrême gauche, encore tout émoustillés par le cataclysme de Mai 68. N’était-ce pas surprenant de voir ces antimilitaristes s’empresser de postuler pour les EOR (école d’officiers de réserve) ? Alors que le plus grand nombre des appelés, pour des broutilles, se faisaient sucrer leur permission, se tapaient les manœuvres, les rassemblements au coup de sifflet pour le seul plaisir d’un adjudant sadique ayant fait ses armes en Algérie on imagine comment. Des appelés qui, après avoir crapahuté dans la boue jusqu’à la tombée de la nuit, devaient encore nettoyer leur arme sous les yeux inquisiteurs de qui ? D’un troufion de notre âge déjà maréchal des logis après trois mois de classes, qui nous obligeait à rentrer de manœuvre en rang par deux et au pas parce que nous avions entonné des chants qui n’avaient rien de militaire. Il était instituteur dans le civil…  

 Si des liens d’amitié se sont créés dans cette caserne, ce ne fut pas nécessairement entre jeunes de même milieu social. Il y eut même quelques échanges intéressants entre des étudiants et de très jeunes engagés, enfants de mineurs qui depuis la fermeture des mines (on était en Lorraine) n’avaient pour tout avenir que celui proposé par l’armée. Mais le plus extraordinaire, ce fut James.  

 Pour toujours, l’image de ce jeune homme, esprit et corps, restera gravé dans ma mémoire. C’était un jeune ouvrier qui travaillait dans une usine d’emballages de la région parisienne. Le premier soir, on faisait connaissance. On avait étalé sur la table saucisson, camembert et une ou deux bouteilles, on commençait à peine à tartiner, accompagnés par des chansons de Brassens que certains connaissaient par cœur, et aussi parce que l’un d’entre nous était venu faire ses classes avec son arme, une guitare sèche. On commençait à peine. Soudain la porte de la chambre s’ouvre avec fracas. Un hurlement. En réalité, nous l’avons appris par la suite, c’était une injonction, dans une forme très exclamative : « Garde à vous ! ». En langage ésotérique, et aussi parce que c’est plus stimulant, on n’entend que « vououou !!! ». Nous eûmes à peine le temps de lâcher les tartines, il posa délicatement son avant-bras sur le bord de la table et le fit glisser jusqu’à l’autre bord. Bouteilles, saucisson, pain, fromage : tout était par terre. Je reviens dans trois minutes, tout sera en ordre. On était debout au pied de nos lits, sidérés. 

 C’est alors que tout commença. Pour sortir, l’individu posa sa main sur la poignée de la porte, quand on entendit une petite voix fluette mais claire et distincte prononcer ces quelques mots : « On n’est pas des bêtes pour nous parler comme ça. » 

 James n’était pas antimilitariste comme vous et moi, parce que ceci parce que cela, la guerre est une chose affreuse et tout le pataquès. Non. James était antimilitariste par essence. Son âme, son corps étaient antimilitaristes, ses fesses aussi malheureusement, le préhominien  chargé de l’élevage des bleus dans notre batterie le comprit bien vite, aidé par ses rangers. Notre copain, les larmes me viennent aux yeux d’en parler comme ça, notre copain avait un problème de coordination dans ses mouvements, je dirais dyslexie, mais on me dit que cela concerne l’écriture. Bref, il mettait un temps fou à nouer ses lacets, il fermait sa vareuse en décalant les boutons, en plus il lui fallait toujours un temps de réflexion avant de répondre à un stimulus. Dans la vie courante c’est un handicap, dans l’armée une mutinerie. Pour l’appel du matin au rassemblement, comme des moutons nous dévalâmes l’escalier de la caserne pour nous ranger en ordre sous le regard satisfait du gradé de service. James manquait à l’appel. Il apparut enfin, chemise sortant du pantalon, veste mal boutonnée, un lacet déjà défait et le béret dressé en cône au-dessus de la tête par une mèche rebelle.  

 Dès le premier jour, on sait qui est qui. Il y a ceux qui rient et ceux qui ne rient pas. On remarqua bien vite que ceux qui riaient des maladresses de James restaient, face aux pitreries lamentables de ceux qui donnaient des ordres et signaient les permissions, des spectateurs sérieux et attendris. Mais la solidarité de quelques soldats de la batterie fut indéfectible. Au coup de sifflet du matin, on ne descendait pas tant que notre copain n’avait pas lacé ses rangers. On l’aidait même. James, où es-tu ? Qu’es-tu devenu ? 

  Voyez, j’étais parti pour dire des méchancetés de ces intellectuels à la noix qui donnent des conseils au peuple, et me voilà entraîné dans mes souvenirs. Oui, j’ai fait de belles rencontres à l’armée, il y avait Ronan aussi. Bon j’arrête là. Et pendant que nous piochions dans la cour de la caserne, punis d’avoir signé une pétition contre les brutalités de l’adjudant qui avait poussé James dans l’escalier, d’autres menaient la vie de château, maréchaux des logis au bout de trois mois de classes, faisaient des comptes, grattait le papier dans les bureaux, et je vous prie de croire que parmi ces gens, il y avait de fameux révolutionnaires, avant-garde de la classe ouvrière, mais distincte. Je ne me rappelle pas tout, mais je doute que ces braves soldats aient mis un jour au cours de manœuvres un seul pied dans la boue.  

 On ne dresse pas les hommes à coup de grandes idées. Il y a des ouvriers, des cultivateurs, des pêcheurs, des instituteurs, des gens qui ont fait des études en usine, dans les champs ou en mer, ou dans les écoles en présence des enfants, qui en savent plus que d’autres qui n’ont fréquenté que les livres. Ce n’est pas un pamphlet contre la culture, celle des Grandes Ecoles, encore moins contre les systèmes philosophiques. C’est une constatation : ceux qui parlent le plus sont trop souvent ceux qui en savent le moins. Il leur arrive d’être dangereux, quand ils se font les porte-parole de ceux qu’ils ne connaissent que par les livres. Et bien que ces intellectuels se déclarent souvent athées, cette manie qu’ils ont d’intégrer les hommes dans leurs plans a quelque chose à voir avec le dogmatisme religieux. Contrairement à la statue sculptée avec amour par Pygmalion, qu’Aphrodite anima et lui donna comme femme, aucun ouvrier n’est jamais sorti vivant d’un manuel sur la théorie de la lutte des classes. Beaucoup de travailleurs ont souffert quand il s’est agi d’appliquer à la virgule près de grandes idées qui n’étaient pas aussi généreuses qu’on l’avait laissé croire. Des millions d’hommes, des peuples entiers ont souffert. A la tête de ces états une bureaucratie implacable car sûre de détenir la vérité montrait à tous que les sacrifices étaient nécessaires. Nomenclature instruite et avertie, elle profitait du travail du peuple, s’enrichissait, habitait des résidences de luxe, à l’écart, distincte. 

 

§