29/04/2014
Mais enfin que voulez-vous ?
Le président s’était adressé à la personne assise au pied du mur. Pour comprendre comment on en était arrivé là, il faut reprendre au tout début par un discours qui ressemble à tous les autres. Que l’importance de la crise avait été sous-estimée, qu’il fallait réduire la dette sans diminuer l’efficacité déjà critique des services publics, que le chômage grâce à nos efforts constants était sur la voie de la stabilisation et plein d’autres choses encore que les français devaient connaître pour être rassurés et redonner à leur pays son lustre d’antan car ce n’est pas chez nous que les idées manquent encore moins les génies. Il fut question aussi de commémorations, de la condamnation des crimes et des guerres commis sur d’autres continents, de grands mots furent prononcés avec toute la gravité nécessaire. S’ensuivit un silence marqué de longues secondes. Le président évoqua le sort de ces gens qui dans la France du vingt-et-unième siècle, dans la France de la fusée Ariane, du TGV et de l’implantation d’un cœur artificiel, dans la France des droits de l’homme, de ces gens ici à quelques pas de vos caméras messieurs les journalistes, de ces gens qui en cet hiver de pluie et de grêle dorment dans la rue et quand je dis dorment, je ne le crois pas, je ne crois pas qu’ils dorment et vous le croyez vous ?
Personne ne répondait bien sûr car on n’était pas en conférence de presse, mais dans le palais et c’était seulement le discours du président, il y en a deux ou trois fois l’an à l’occasion d’un événement extraordinaire. Cette fois, d’extraordinaire, il y en avait un, c’était le même que l’année d’avant, et des années encore avant, le plus extraordinaire de tous car méchant et ravageur autant que permanent et rédhibitoire : la fuite des jeunes, des cerveaux, des capitaux et des usines. Habituellement, les présidents impuissants à juguler le désastre feignaient d’y apporter des solutions par quelques demi-mesures distillées ici ou là. Le nouveau pouvoir agissait de même, en y ajoutant toutefois ce petit plus, cette qualité essentielle mais trop souvent négligée par les hommes politiques: savoir parler d’autre chose, soulever des problèmes où il n’y en a pas. Mais comme la patience des peuples a des limites, et qu’ils aiment avant tout qu’on traite leurs problèmes, ce jour-là, l’homme de l’Elysée était bien ennuyé.
Et même coincé. Le piège.
Il aurait pu se désunir, comme ces patineuses qui ont chuté et qui doivent poursuivre leur programme en sachant que tout est foutu. Faisant preuve d’une grande maîtrise, il marqua un nouveau silence, et les français d’un bout à l’autre du pays jusqu’aux contrées les plus reculées furent comme pétrifiés. Les usines, celles qui avaient résisté à l’exil s’arrêtèrent, la fusée Ariane resta plantée sur son pas de tir, le TGV sans s’arrêter parce que c’est dangereux vu l’importance du trafic ralentit sensiblement. On dit, mais c’est une rumeur, que la queue d’une comète frôla le monde provoquant un doux frémissement de l’écorce terrestre, je n’en crois pas un mot, les observateurs du ciel nous auraient prévenus, et un vent de panique aurait parcouru tout ce que la terre compte d’humains. N’empêche, le président savait se taire quand il le fallait, ça lui donnait la stature d’un sage. Néanmoins il ne faut pas se taire trop longtemps car les gens se lassent. Ce qu’on leur pardonnera facilement car ils vivent à cent à l’heure dans une société où tout est mouvement, précipitation, bruit et fureur.
Et l’homme rompit le silence. Mesdames et messieurs, je vous le demande : Vous, le croyez-vous ? Et bien moi je ne le crois pas. Je ne crois pas qu’on dort sous la pluie et les grêlons, appuyé sur une descente de gouttière et mal protégé par des cartons. Non je ne le crois pas. Puis il remercia les personnes présentes et les millions de téléspectateurs pour leur attention et souhaita un long avenir au pays. Il regagna ses appartements. Quand les français furent endormis, une bonne partie d’entre eux pour le moins, l’homme quitta son palais et se dirigea en toute discrétion vers des quartiers où abondent les cinémas et les bars de nuit dont les trottoirs font le lit de ceux qui n’espèrent plus rien.
L’homme allait et venait. Quand la rue fut débarrassée des fêtards, il avisa une femme ma foi encore jeune affalée contre le mur d’un bar dont la lumière venait de s’éteindre. Des cartons épars l’entouraient, sa tête appuyée sur un linge pour la protéger de la froideur de la pierre, elle somnolait. Le président triturait un billet dans sa poche et dans l’autre des petites choses enveloppés de cellophane, certainement succulentes. Il hésitait. Respectueux d’une longue tradition qui veut que socialisme et charité ne font pas bon ménage, que la misère ne se règle pas à coups de billets de dix ou même de cent euros, même s’ils sont accompagnés de friandises, l’homme sortit vides les mains de ses poches. Il s’accroupit pour s’adresser à la personne qui n’avait pas bougé. Madame, désirez-vous quelque chose ? Elle ne répondait pas. Vous savez qu’il y a des foyers d’accueil, ce n’est pas bon pour vous de rester dehors, même s’il ne gèle pas, vous pourriez attraper quelque chose… Elle ne bougeait pas et ne levait pas le regard vers lui. Mais enfin madame, que voulez-vous ? Elle se redressa, le fixa du regard : La paix !
Au milieu du flot de paroles qui nous égarent un peu plus chaque jour, Diogène nous manque. Vous me direz, il y en a dans les rues. Peut-être, mais ils n’ont pas l’occasion de faire entendre leur vérité, la vérité. Ôte-toi de mon soleil disait-il au roi de Macédoine, c’est vrai, il l’a vraiment dit, c’est trop fort pour n'être qu'une légende.
Ces gens qui sont dans la lumière ne voient rien venir, en plus ils font de l’ombre et nous plongent dans l’obscurité.
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20:25 Publié dans étrange | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : président, discours, rue, diogène