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14/08/2011

Moi aussi j'ai cru au matin

 Chaque année au mois d'août je pense à mes amis Michel et Jean-Bernard, nos vacances à Nyons, nos randonnées à bicyclette, et tout le reste.  

 

 Si c’était à refaire, tu parles. Ce n’est pas à refaire. Jamais. Ce qui est fait est fait. Le passé est passé. Il y a prescription. J’en avais touché un mot à Jean-Bernard, que j’aurais voulu recommencer ma vie, tout reprendre à zéro, retour au point de départ, quand j’avais quinze ans. C’est à quinze ans que les ennuis ont commencé. A lui j’en avais touché un mot, à personne d’autre je n’aurais osé faire cette réflexion qu’on aurait jugé sotte, puérile. 

Il avait posé sa main sur mon épaule. Il reprend sa main et s’empare du verre posé sur la table basse. Il s’enfonce à nouveau confortablement dans le fond du canapé, boit une gorgée. C’est du Bourbon. L’alcool préféré de Jean-Bernard. Jean-Bernard est un sage. Il ne parle que de ce qu’il connaît, mais il l’exprime mal, sans effets. Moi, c’est le contraire, je parle bien de ce que je ne connais pas. Nous sommes complémentaires, d’où les liens qui nous unissent et les discussions interminables.  

 Jacqueline était assise à l’autre bout du canapé. Elle consultait les programmes de télé. Quand son mari a posé sa main sur mon épaule elle a laissé tomber le magazine, maintenant elle me fixe, je crois déceler une pointe de compassion dans son regard, aussi une interrogation. Habituellement, elle s’amuse de moi « Il est très fort, Michel ! ». Il faut dire que j’en rajoute « Quoi ? vous vous arrêtez toutes les deux heures sur l’autoroute ? Moi, Nyons-Conflans je t’avale ça en 7 heures et sans pause ! » Ca les fait bien rire tous les deux, d’autant que je participe de bon cœur, plus ils rient, plus je cherche à me rendre ridicule. Mais aujourd’hui, l’attitude de Jacqueline, sa position dans le canapé et son regard, surtout son regard, trahissent l’inquiétude. Ce n’est pas comme d’habitude. Il se passe quelque chose.  

 La pièce est décorée des tableaux de Jean-Bernard, plus loin dans le hall en fait c’est une verrière, il y a des photos d’arbre, des troncs noueux, il s’est mis à la photographie, il sait depuis quelques mois ce que c’est qu’un diaphragme, un temps de pose, une profondeur de champ, et encore il vaut mieux ne pas trop creuser, et il réalise déjà des tirages à faire pâlir de jalousie Weston, Ansel Adams et toute l’école américaine de la « Pure Photography ». D’où je suis j’aperçois le portrait de sa grand-mère qu’il avait réalisé au pastel quand il était encore chez ses parents à Maurecourt. La pièce est sombre, les lumières parviennent de la fenêtre et des œuvres accrochées au mur, surtout de ce portrait de femme dont le voile délicat n’a pu être tracé que par un maître flamand de l’école des grands, Van Eyck ou peut-être Memling ou Van der Weyden. 

Le sage pose son verre. Il me regarde, son œil rit déjà, puis il éclate : 

-         Allez, Michel, avoue, tiens en attendant, bois un coup ! 

Jacqueline sourit seulement, elle m’interroge du regard. 

-         Vous ne me croirez pas. De toute façon, j’ai déjà gâché ce bon moment que nous aurions pu passer ensemble… 

Le sage : 

-         Allez, arrête, tu ne gâches rien du tout, tu nous surprends, c’est tout. Alors ? (il prend l’accent allemand) J’ai les moyens de te faire parler !

-         Je… J’ai… 

 Chez Jean-Bernard, nous sommes souvent interrompus par des causes très diverses, l’eau qui bout et qui déborde sous le couvercle de la casserole, Jacqueline qui allume la télé car c’est l’heure des jeux de midi, alors que nous sommes en train de parler, les deux chihuahuas qui s’accrochent à mon pantalon ou qui se mettent à aboyer quand une ombre passe derrière la fenêtre. Aujourd’hui précisément, ce sont les chiens. Cela m’énerve au plus haut point, il le sait, il les prend sur ses genoux, les caresse, ils se calment. Mes deux amis, installés face à moi dans leur canapé, mes deux amis sont à l’écoute. On dirait un homme d’état une seconde avant la conférence de presse à la veille de la déclaration de guerre. Derrière moi, pas de drapeau, ni de France ni d’Europe. Pas de micros, et deux auditeurs! Les pires, ceux qui savent, qui me connaissent, qui devinent, au timbre de ma voix, mes pensées les plus intimes.  

-         J’ai cru au matin. 

Jacqueline rit modérément, Jean-Bernard aussi, mais d’un rire que je connais bien, le rire à problème, celui qui sonne faux, qui trahit l'embarras. 

-         Tout le monde a cru au matin, Michel ! 

Jacqueline en rajoute : 

-         Tu étais jeune. En prenant de l’âge on devient réaliste, raisonnable. 

Et elle saisit la télécommande. Jean-Bernard bondit : 

-         Ah non, pas maintenant. On parle, Jacqueline ! 

Elle est fâchée et disparaît vers la cuisine. C’est bon signe, elle a compris qu’il n’y avait pas urgence, Michel va très bien, il nous joue son numéro habituel, il est temps de mettre le gros sel et les pâtes dans l’eau. Tant pis pour les jeux de midi. 

 J’en avais trop dit. Il fallait en finir. J’ai tout déballé. Mars, avril, mai, juin 1968. Juillet, août et toutes ces années terribles, lourdes, de plomb. Tous les espoirs déçus. La droite bras dessus bras dessous à l’Etoile, les staliniens rayonnants, il faut savoir terminer une grève, les chars qui écrasent le Printemps de Prague, la dissolution des organisations révolutionnaires, les dissidents expulsés d’Union soviétique qu’une petite poignée de français accueillent à l’aéroport. Mes études sacrifiées, adieu concours, adieu CAPES. Pas pour tout le monde, je l’ai constaté par la suite. Beaucoup ont cru au matin. Moi, c’était matin, midi et soir, même la nuit. Au point de faire l’impasse sur les choses essentielles, ma femme par exemple que j’oublie, un soir, à Paris. Et mes enfants, ah oui, mes enfants, ils étaient moins importants que la Révolution Mondiale, mais quand ils seraient grands ils connaîtraient le paradis communiste, les derniers seront les premiers, sur terre, sur cette bonne vieille terre où tous les problèmes seront résolus par une bonne dictature pour commencer, attention, une dictature sympa, celle de la classe ouvrière, les capitalistes au pilori, des soviets partout, partout, partout jusqu’aux Galapagos où c’est les Galapagos ? Jean-Bernard et Jacqueline ne buvaient plus, ils étaient prostrés les pauvres, ah j’aurais dû me taire, garder ces horreurs pour moi, et faire semblant de croire encore à l’avenir, d’aborder la question des élections municipales, la coupe du monde de foot chez les colonels argentins, que sais-je encore, les chihuahuas vautrés sur leurs genoux feignaient de dormir, par moment ils ouvraient un œil quand j’élevais la voix. Ah j’y allais de bon cœur. Et puis il y a eu l’armée, quatre mois seulement, même pas les EOR, je restai avec le peuple, le vrai, celui des appelés et des engagés de base, commandés par une petite crapule d’appelé déjà maréchal des logis, instituteur dans le civil ! Qui nous obligeait à marcher au pas au milieu de la nuit après une journée de manœuvres dans la boue, la bonne boue de Lorraine au mois d’octobre. Puis il y a eu cet accident, allez hop, hôpital militaire, des mois, des greffes osseuses, des mois encore, les béquilles. De tous les grands révolutionnaires parisiens, il y en a eu un, un seul pour venir me voir à Bar-le-Duc, un seul. C’est Michel Laurent. Je savais qu’il était parmi les plus sincères, j’appris qu’il avait un cœur. Michel est mort quelques années après, emporté par une septicémie à l’hôpital Foch. Après j’ai galéré, maître auxiliaire, payé au mois de janvier après trois mois de travail, une prof syndiquée qui me sort : ras le bol des MA, ils n’ont qu’à passer le CAPES. J’en ai encore froid dans le dos. Des apparatchiks on en a ici aussi, et des sévères, des bien dans la ligne, de gôche. Pouah ! Non Jean-Bernard, je ne généralise pas, il y a aussi des candidats au goulag, rassure-toi, à gauche et à droite, d’ailleurs j’ai le tournis, gauche, droite, tout ça c’est de l’esbroufe, des discours, du carriérisme. A la première alerte, il n’y a plus personne. Si, des gens bien, des justes. A ce qu’on m’a dit, ils n’étaient pas nombreux dans les années quarante, et beaucoup n’en sont pas revenus. Les autres sont toujours là, à nous faire chier, à donner des leçons au peuple. Après j’ai arrêté la politique, en tout quinze ans, mais à temps plein. Après je suivais tout ça de loin. Quinze ans décisifs, quinze ans perdus, pas tant pour moi, car j’en ai retenu des leçons, mais pour mon épouse et pour mes enfants, et pour tous les autres, pour toi Jean-Bernard, toi qui m’attendu à Rosans, près du mas abandonné, au rendez-vous des dix ans, au carrefour de notre jeunesse, toi que je savais là-bas à attendre. Je ne suis pas venu. J’ai cru au matin. J’ai sacrifié notre amitié sur l’autel de la révolution mondiale que nous ne verrons jamais nos enfants non plus. Heureusement. Prenons le temps de respirer, de vivre. Ma vie, c’est un grand trou noir qui a tout aspiré, ce qu’il y avait en moi de meilleur. Ma vie, il est six heures du soir, bien tard, trop tard.

 

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