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12/03/2023

Sommes-nous responsables ?

 

Je crois bon de revenir sur une idée développée par le personnage de Viviane dans mon recueil de nouvelles « Là-bas, tout près ». Voilà ce qu’elle dit :

(…) Les dégradations dans les transports, dans les services publics, les incivilités, l’absentéisme scolaire, le vol d’un portefeuille, le viol en réunion, l’agression d’un professeur... La société serait responsable de tous ces maux? Je ne peux plus entendre ce discours-là. Mais enfin, pourquoi chercher toujours hors de nous-mêmes l’origine et même la cause de tout ? Certes la société pourrait être plus juste, mais pour moi, la responsabilité est toujours individuelle. Il faut dire et répéter aux jeunes d’aujourd’hui qu’ils ont bien de la chance de vivre dans un monde où la société n’est responsable de rien, où notre destin pèse sur nos propres épaules. Car nous sommes libres.(...)

Je peux comprendre à quel point ces paroles sont difficiles à lire, à entendre. Que chacun d’entre nous porte la responsabilité des ses actes est une idée qui va totalement à l’encontre de l’opinion couramment admise selon laquelle nous sommes des êtres sociaux, dépendant les uns des autres, ayant reçu une éducation particulière, nés dans un certain milieu obéissant à certaines règles, certains usages… D’un criminel on dira que dès l’enfance personne ne l’a aidé à suivre le bon chemin, du voleur, qu’il n’avait pas de quoi subsister, du raciste, qu’il n’a jamais connu que des êtres de sa propre couleur de peau, de l’enfant en échec scolaire, qu’il n’a personne pour l’aider dans ses leçons et ses devoirs. On pourrait allonger la liste des raisons pour lesquelles nous ne sommes responsables de rien, ou si peu. Si nous tuons, nous volons, nous haïssons, nous échouons, nous n’y sommes pour rien. Il faut dire aussi que celle ou celui qui agit bien, qui aime et respecte ses contemporains, qui réussit sa vie n’y est pour rien non plus. Peut-être est-il né dans un quartier agréable, d’une mère et d’un père de bon conseil, dans une maison qui déborde de livres et d’instruments de musique ? Non, vraiment, avancer que dans l’existence de chacun, la société n’est responsable de rien, que toute la responsabilité repose sur nos propres épaules, est une idée apparemment indéfendable.

Deux célèbres déclarations de guerre ont été faites à l’idée de responsabilité dans la conduite humaine. La première on la trouve dans le Nouveau Testament, dans ces propos attribués par Luc à Jésus sur la croix (Luc 23, 34):

Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font.”

La deuxième, dans cette pensée de K.Marx selon laquelle les hommes font leur propre histoire, mais dans des conditions non déterminées par eux. Une pensée précisée ainsi: ce n’est pas la conscience qui détermine notre être, mais l’être social qui détermine la conscience. (K.Marx, L’idéologie allemande).

Dans le premier cas, l’être humain agit à l’aveugle (“Ils ont des yeux et ne voient pas” parole attribuée à David, puis à Jésus), car sa pensée, sa liberté, son action sont dépendantes de sa foi, de sa confiance en la volonté divine. Dans le deuxième cas, son existence dépend exclusivement des conditions extérieures. Dans la perspective chrétienne, pour “voir” il faut avoir la foi, pour “être” il faut croire. Dans le système marxiste, toute liberté individuelle est exclue, car l’être humain est déterminé, “agi” par des conditions qui lui sont imposées.

 Ce qui est remarquable, c’est que les deux perspectives ne ferment pas la porte à un avenir radieux. L’une dit: “Croyez et vous serez sauvé” et promet ce qu’il y a de mieux, l’accès au Royaume de Dieu. L’autre prend le prolétaire par la main, et lui promet, à l’issue d’un combat contre ses conditions matérielles d’existence, de devenir ce qu’il n’a jamais été: l’homme total, conscient de lui-même, retrouvé.

 Leur point d’accord se résume ainsi: L’être, l’individu n’existe qu’en temps qu’il est membre d’un ensemble (“brebis dans un troupeau” et si on lit la Bible, ceci n’a rien de péjoratif) ou d’une classe sociale en une époque déterminée (Marx). S’il y a de la liberté quelque part, elle n’est pas propre à l’individu, mais viendra à la fin des fins, au bout d’un cycle où, ayant respecté la volonté de la divinité ou certaines lois de l’histoire, il prendra possession de lui-même dans un monde idéal (céleste ou terrestre). En prenant le côté négatif de la chose, et pour évoquer le monde réel, celui d’aujourd’hui, la liberté n’existe pas. Non pas cette liberté d’aller et venir, liberté de penser, de réunion, d’association, non. Ces libertés-là elles sont largement accordées dans les sociétés démocratiques. Mais la liberté intérieure, ce libre-arbitre, qui nous dit “tu dois, tu ne dois pas”, elle est niée par les deux systèmes. En réalité, c’est l’idée de la personne humaine qui est mise de côté, ignorée.

 Plusieurs individus agressent un homme handicapé, le jettent à terre, le blessent à coups de pied, le laissent pour mort et s’enfuient mais sont rattrapés. Face à ce crime, journaux, médias et population sont outrés. La condamnation de ces actes est unanime. Les jours passent. On s’interroge. Les avis sont plus modérés. On se dit que peut-être les juges tiendront compte de circonstances atténuantes. D’où viennent ces individus ? Qui sont-ils ? D’abord ils sont jeunes. Dans l’article de certains journalistes on voit même apparaître le terme « gamins ». Ensuite, ils viennent de banlieue, de quartiers défavorisés. L’agression d’un homme sans défense est bientôt classée dans la rubrique des faits divers. On ne le dit pas, mais on pense très fort que les auteurs du crime, en guise d’éducation n’avaient connu que les coups. Cerise sur le gâteau, on apprend que la victime est sortie du coma. Alors la messe est dite. Foutue société qui ne donne pas sa chance à chacun, et de l’handicapé on ne parlera plus. Ce refus de la responsabilité nous rappelle ces paroles inouïes d’anciens capos des camps de la mort : « Je n’ai fait qu’obéir aux ordres ! » Ici c’est la société elle-même qui mène au crime, chacun peut nier sa propre existence dans la formule « Ce n’est pas moi, c’est l’autre. » L’être humain serait un jouet entre les mains d’un père, d’un maître, d’un militaire, d’une nation, d’un dictateur, un jouet manipulé par une société injuste qui ne donne pas sa chance à tout le monde.

 Si l’être humain est réductible à un jouet, ballotté par les dieux, la société ou que sais-je encore, si ses actes sont explicables par des causes religieuses, sociales, économiques ou politiques, je voudrais qu’on m’explique, comment un homme assez haut placé sur l’échelle sociale, bon père de famille, aimant sa femme et ses enfants, cultivant son jardin et choyant ses animaux domestiques avec soin lors des jours de congé, comment cet homme respectable et qui a des projets plein la tête, qu’on m’explique comment cet individu peut consacrer ses jours de travail à vérifier, avec la plus grande minutie, la bonne application de la solution finale dans les camps d’extermination.

 Les idées qui prétendent tout expliquer ne peuvent aller au plus profond de l’âme humaine. Celle-ci est trop complexe, son entrée leur est interdite. C’est pourquoi il faut s’en tenir, raisonnablement, à ce que le maître disait à son élève Viviane, qu’on pouvait être pauvre et digne, et que nous devions toujours répondre de nos actes.

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