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20/09/2014

C'est l'histoire d'un homme

 

 Tout ce qu'il y a d'ordinaire, né à Paris, français depuis la nuit des temps, cet homme n'a pas connu la guerre ni aucun événement extraordinaire. Il est passé à travers le siècle sans faire de bruit, en suivant son petit bout de chemin, ce qui lui a valu parfois quelques soucis, car les grandes avenues ne sont pas faites pour les chiens. Les chaînes de radio ne l'ont donc jamais invité, elles ont bien raison, car leurs auditeurs auraient été déçus pour ne pas dire ahuris: quel intérêt de s'étendre sur la vie d'un bougre complètement inconnu, qui n'a pas écrit le moindre livre, qui ne chante pas, qui ne joue ni au cinéma ni au football, dont on n'a jamais vu la tronche même aux élections, même pas maire d'un village reculé bloqué par la neige, un pauvre type qui n'a commis aucun délit et je ne parle pas d'un crime, pas le plus petit délit, une boîte de sardines en supérette, qui n'a pas maltraité ses enfants qu'on aurait entendu ses avocats plaider pendant des heures sur les radios, qui travaille dans un bureau et cultive son jardin le dimanche sans emmerder les voisins, oui je vous demande: quel intérêt de s'étendre sur la vie d'un homme, et je vais choquer, tenez-vous bien, un homme qui ne fut pas mauvais à l'école, élève travailleur et consciencieux ? 

 Non non et non ! La mode est au farniente, au jeu, au plaisir, le héros moderne est celui qui réussit dans la vie, qui n'a rien foutu à l'école -sous-entendu une institution inadaptée à lui- et qui par son habileté, son ingéniosité, ses capacités à se sortir de toutes les situations pénètre avec le sourire dans le studio de radio, accueilli par des journalistes qui connaissent le cursus, c'est le leur. J'ai dit plus haut qu'il était français, issu d'une lignée totalement française, ce qui aujourd'hui est un handicap car nous sortons du délicieux domaine de l'extraordinaire. Ah s'il avait eu au moins un parent papou, mandchou, équatorien ou même tout simplement africain, ou juif ou arabe, tenez même italien ou belge, on aurait apprécié son accent, sa méconnaissance de la langue française nous aurait fait sourire, il aurait dit qu'il avait souffert après la traversée risquée des océans, d'une mer, ou même d'un fleuve frontalier, qu'après plusieurs années d'exil loin de chez lui il avait encore la nostalgie du pays. Il aurait été aimé, estimé, protégé par tout ce que le pays compte de bonnes âmes, de ces gens pour qui tout le monde est beau, tout le monde est gentil surtout si vous venez d'ailleurs. On dit, je dis bien "on dit" que cet amour pour les êtres venus de loin -presque exclusivement de l'hémisphère sud- est le prix à payer pour les colonisations et autres atrocités commises par des peuples animés par la seule cupidité. Le hic, c'est que cet homme est un lointain descendant de l'un de ces peuples, qu'il n'a colonisé personne, qu'il a du mal à comprendre pourquoi la législation est si dure avec lui quand il a roulé à 55 kmh en traversant un village, alors que des milliers de personnes enfreignent la loi sans être inquiétés ou alors s'ils le sont, on leur trouve généralement des circonstances atténuantes, circonstances qui tournent toujours autour de leur mal être, difficulté à intégrer un pays, une civilisation qui n'est pas la leur. Ces personnes sont bien conscientes du phénomène, elles répètent à qui veut les entendre -bisounours, associations charitables- que le français a une dette à payer. On nous rabat les oreilles avec l'exploitation du tiers-monde, l'esclavage, le pillage des richesses en Afrique. Et on en arrive à ce qu'il faut bien nommer un racisme à l'envers. A force de promouvoir le droit à la différence, tout ce qui est d'ici nous est indifférent, quand ce n'est pas méprisable. On pourra vous traiter impunément de "sale français", car il y aura toujours suivant votre façon de vous habiller, de parler, d'évoluer, quelque chose qui rappelle que vous êtes un colonisateur d'avant-hier, et nos bonnes âmes de chez nous, toujours prêtes à dénicher dans les moindres recoins un soupçon de faute originelle, auront les mots qu'il faut pour dire que malgré notre couleur de peau nous ne sommes pas blancs comme neige. 

 Le phénomène est visible à l'école, je prends cette classe de sixième où le cours de musique n'a donné lieu qu'à des chants et des danses africaines, les élèves à l'issue d'une année scolaire ne savent pas ce qu'est une note, une croche, une portée, encore moins un dièse ou un bémol, jamais ils n'ont écouté quelques mesures d'une sonate ou d'un opéra. On est prêt à tout excuser, jusqu'à l'incompétence d'un enseignant si celui-ci vient d'un autre continent, ou pire s'il est d'ici et s'il professe l'exotisme parce qu'il sait que cela plaira, que c'est à la mode, application stricte d'une convention mille fois plus impérative qu'une règle parce que non écrite. Toutes les règles -les vraies, celles qui rendent possibles les libertés de penser, de dire et d'enseigner- sont bafouées, et contrairement à ce qu'on pourrait croire, c'est une nouvelle forme de police qui règle ce que nous devons penser faire et dire. Un nouveau fascisme, insidieux car bien planqué, sans chemise brune ni sigle menaçant. 

 Et notre homme qui se rappelle ses cours de musique au son du guide-chant et du pipeau, quand on lui apprenait ce qu'est un poème symphonique, quand le professeur lui-même musicien le faisait entendre, notre bonhomme aurait l'air fin aujourd'hui de proposer à ses petits enfants quelques minutes de la Symphonie fantastique, de jouer à leur faire découvrir les instruments avec Prokofiev, d'écouter une belle chanson des Beatles, il aurait l'air fin alors il ne le fait pas. Et le plus douloureux pour lui c'est qu'il ne peut pas le dire. Jamais vous ne l'entendrez sur les chaînes, vous ne le verrez sur les plateaux, tous les droits seront accordés à ceux dont les paroles comme le son du tam-tam sont portées par les vents, il aura seulement celui de se taire. Il passera à travers le siècle sans faire de bruit, suivant son petit bout de chemin. C'est mieux comme cela, les avenues on ne sait pas où elles mènent et les micros rendent fous.

 

 

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