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29/05/2009

Prêchi-prêcha

 

            - ...s’il y a Quelque chose, je ne sais pas. Je ne suis convaincu ni de l’existence, ni de l’inexistence d’une Puissance qui serait à l’origine de tout...

 

- agnostique ?

 

            - mm...qu’on ne puisse tout connaître par la science, j’en suis convaincu. Il y a des phénomènes qui nous échappent, et qui seront toujours inconnaissables.

 

- doute ? scepticisme ?

 

- peut-être. Pourtant, vois-tu, j’ai fait baptiser mes enfants.

 

- là, je ne te comprends plus. Peut-être ton épouse...

 

- non, nous avons pris cette décision d’un commun accord.

 

- ne me dis pas que tu as calqué ton attitude sur le fait majoritaire!

 

- non, surtout pas.

 

- la perspective d’un bon dîner en famille?

 

- on a bien fêté l’événement, mais là n’est pas la question. Comment dire? Ce n’est pas facile. Si je ne l’avais pas fait, j’aurais eu le sentiment de... j’aurais eu l’impression de trahir.

 

- trahir qui?

 

- mes parents, d’autres encore sans lesquels je ne serais pas ce que je suis.

 

 Cette personne est un professeur des écoles, son témoignage est à mes yeux d’autant plus consternant. Eprouver de la considération pour ses parents, pour ses éducateurs, est un sentiment humain et respectable. Et vieux comme le monde. Bien avant la psychanalyse, cet idéal du moi, cette image éternelle du père (fouettard souvent, protecteur parfois) hante la Genèse et les livres des Patriarches. Mais tous les parents ne sont pas des modèles. On peut refuser tout ou partie d’un héritage. Si notre civilisation doit beaucoup aux Grecs et aux Latins, elle n’a pas cru bon d’honorer certaines traditions, heureusement. Je ne vois pas en quoi une personne (honnête) mettant ses actes en accord avec sa pensée (ou avec ses doutes, ses incertitudes), pourrait trahir quelqu’un ou quelque chose.

 

 Contrairement (en apparence) aux propos de mon interlocuteur, il est de bon ton aujourd’hui de dire qu’il faut se remettre en question, qu’il faut “être bien dans sa tête”. Les maîtres ne doivent plus transmettre un savoir, mais “apprendre à apprendre”. La tête “bien faite” de Montaigne séduit aujourd’hui tout ce que la société compte de têtes bien pleines de gentils projets pour nos petits: le prêtre enseigne que la Vérité siège au plus profond de l’âme, et se déclare prêt à baptiser à tout âge. Le professeur prêche qu’il faut rechercher nos racines, et faire lire à nos enfants les textes fondateurs de notre culture chrétienne. Certes, tous les prêtres ne sont pas des pédagogues, certains lisent encore la messe en latin. Et tous les professeurs ne sont pas des généalogistes chrétiens, certains sont laïques. Mais dans l’ensemble, en ce début de siècle, le dogme ne s’encombre pas nécessairement du vernis de la tradition, il peut même se glisser -sans perdre sa cohérence- dans la modernité. Il n’est pas un livre. Il n’est pas un recueil de principes. Il est œuvre humaine. Ecrit, lu, récité, déclamé, décliné, invoqué, débattu, réformé, mais dans l’ensemble imposé par des êtres humains à des êtres humains. Le dogme n’est pas un corps sans vie, plutôt un moribond en perpétuelle réanimation. Cinquante mille personnes sont emportées par un torrent de boue après un séisme, un peuple désespéré mais aussi courroucé implore le Ciel. Une petite fille est sauvée des eaux, et c’est un Miracle. Les saints aussi apportent leur contribution. Comment pourrais-je ne pas présenter à des enfants comme exemplaire l’action de mère Térésa ou de l’abbé Pierre? Une simple image télévisée peut les convaincre que ces gens-là se mettaient en quatre pour adoucir la misère du monde. Maintenant, essayez d’expliquer à ces jeunes téléspectateurs que la première prônait une conception de la femme à peu près comparable à l’image qui nous en est donnée dans la bible, et que l’autre était l’ami d’un négationniste et qu’il tenait des propos antisémites. Bref, à moins que vos enfants soient très en avance sur leur âge, si vous avez besoin de repos, si vous recherchez la paix au foyer, inscrivez-les dans un cercle de catéchistes, ces gens-là ont réponse à tout et font la joie des tout petits. Il est plus charmant d’entendre le bon Père vous chanter que les Rois Mages ont suivi la bonne étoile plutôt que d’entendre son paternel vous interdire de mettre les coudes sur la table, et ressasser pour la nième fois que la religion est l’opium du peuple. On transforme bien une citrouille en carrosse, pourquoi un mort ne reviendrait-il pas à la vie? Allez expliquer à votre enfant la différence entre une histoire qui se présente comme une histoire, et une histoire qui se présente comme vraie, pourquoi on présente comme vrai quelque chose qui ne l’est pas!

 Puis ils font leur communion. Et ils savent tout. Qu’un mort, donc, peut ressusciter, qu’une femme a mangé un fruit pourtant défendu, et qu’à cause d’elle on va souffrir, qu’on peut assassiner son fils par fidélité à son dieu. Ils en savent suffisamment et sont, surtout, tellement éblouis (ou effrayés) par ces fortes images qu’elles leur reviennent à l’esprit, même après de longues années, plus facilement que les mathématiques ou toute autre matière où un effort de pensée est nécessaire. Aussi pourront-ils les transmettre à leur tour et faire baptiser et communier leurs enfants.

 

            -  Quant à toi, mécréant, quels repères proposes-tu à tes enfants?

           

- Du piano, du violon, de la flûte. De la peinture, du dessin (peut-être de la calligraphie). Des jeux cérébraux: échecs et go. Du sport. De la danse. Du patinage (artistique). Du cinéma. Des concerts.  Des correspondants étrangers. Des voyages... Non, je me suis laissé emporter. Ils ont leur travail d’école. Quand même, le piano, j’aurais tant aimé. Et si on les laissait un peu tranquilles? On nous a tant assujettis aux cordes, disait Montaigne, que nous n’avons plus de franches allures: notre vigueur et liberté est éteinte. Citant Sénèque il ajoutait:

 

Jamais ils ne deviennent leurs propres maîtres.

 

 

§

21/05/2009

Jean

 

Elle était debout, face à moi, puissante

 

 

 Je n’ai pas l’âme d’un campagnard. Je voulais vivre à la ville. Mon épouse, qui ne rêvait que de faire pousser des fleurs et des légumes, insista dès notre nuit de noces pour que nous nous installions à la campagne. Je résistai autant que je pus, jusqu’au compromis. Pour un prix modique nous fîmes l’acquisition d’un pavillon de banlieue entouré d’un grand jardin, à vingt kilomètres de Paris. Vieille bâtisse en meulière, petites pièces, fenêtres étriquées, c’était bien triste.

 J’avais aménagé un petit espace au grenier où je passais le plus clair de mon temps à lire et à bricoler. Je pouvais y fumer, lire ou boire un coup à l’abri de ses sarcasmes. Car c’était une forte femme, énergique, exigeante, aussi dure au travail qu’avec son pauvre mari. Elle ne supportait pas de me voir assis à ne rien faire, identifiant mon air rêveur à la paresse d’un désœuvré. Vingt ans auparavant j’avais subi l’épreuve avec ma mère. Une fois mes devoirs terminés et mes leçons apprises, il m’était interdit de ne rien faire. Je rêvassais dans ma chambre, et dès que j’entendais ses pas dans le couloir, je m’emparais d’un crayon, d’un livre, d’un jouet pour avoir l’air actif à quelque chose. Pour revenir à ma compagne, j’avais tenté de lui donner le goût de la lecture en lui racontant une ou deux des meilleures nouvelles d’Edgar Poe. Pendant quelques instants elle m’avait accordé son attention puis, à mon grand désespoir, s’était éclipsée pour surveiller le pot-au-feu. Pendant mes insomnies, son image se dessinait dans mon esprit, elle était ceinte d’un tablier rouge, les cheveux tirés en arrière et maintenus par un élastique, à la place des jambes : deux grosses bottes en caoutchouc. Dans la journée il m’arrivait de l’observer par la lucarne du grenier. Courbée au milieu de deux rangs de poireaux, elle se relevait de temps à autre pour soulager ses reins, scrutait le ciel ou esquissait un sourire à la voisine, le couteau à la main, la bêche plantée à quelques pas.

 Et je contemplais ce jardin. Il était magnifique. Un exemple pour les manuels de jardinage. Au printemps, après l’apparition des premiers crocus, petites taches jaunes au bord des allées, fleurissaient les premières jonquilles. Puis, en quelques jours s‘allumait un feu d’artifice dont les vives couleurs éclairaient la verdure sombre et monotone des épineux et des lauriers à feuilles persistantes. Bouquets de tulipes, tapis de pensées et de corbeille d’argent dominés par les fleurs de rosiers en majesté et la grâce des forsythias dorés.

 Les voisins étaient trop prévenants pour être jaloux, eux qui n’avaient qu’une pelouse à contempler. Ils étaient simplement admiratifs. Je leur répondais d’un mouvement de tête qui voulait dire : oui, je sais c’est un beau jardin mais je n’y suis pour rien. Ils le savaient et n’insistaient pas, mais je devinais qu’ils enviaient l’époux d’une femme aussi active, et créative. J’étais admiratif moi aussi, mais je ne peux dire que je l’aimais. J’éprouvais de l’affection, la prenant dans mes bras quand l’occasion se présentait. Elle était peu sensible à mes élans amoureux. Une autre aurait tenté de me séduire. Ce n’était pas dans son caractère. Elle me procurait cependant tout le plaisir qu’une femme peut donner à son homme, et j’accomplissais régulièrement mon devoir conjugal. C’est tout. L’autre moitié de mon existence se passait dans un autre monde. Mes amis les plus fidèles s’appelaient Bounine, Böll, Hölderlin, King. Ayant compris assez tôt que je ne pourrais partager ces plaisirs avec mon épouse, mes songes, mes envies, mes craintes s’identifiaient chaque jour davantage à ceux des héros et aussi des victimes de ces belles histoires. Jusqu’au jour où tomba entre mes mains un petit recueil de rien du tout, à peine une centaine de pages. Une journée de la vie d’Ivan Denissovitch. J’en ai encore la gorge serrée.

 

  Un jour elle me dit qu’elle désirait un enfant. Cela m’étonna. Non pas tellement pour la proposition en elle-même, quoi de plus naturel ? Mais je réalisai d’un coup qu’elle n’avait jamais abordé cette question. Elle avait trente-deux ans et moi vingt-neuf. Un enfant ? L’idée ne m’avait jamais traversé l’esprit et les gens que je fréquentais au bureau ou dans le voisinage étant généralement plus jeunes, jouer au papa et à la maman n’était pas non plus leur premier souci. Je lui répondis d’une façon évasive qu’il faudrait y réfléchir, que c’était une bonne question et une première occasion de penser un peu à notre vie conjugale, à notre avenir. Son regard se fit inquisiteur, et comme chaque fois qu’elle me regardait ainsi droit dans les yeux, je me sentis coupable de quelque chose. Je dus marmonner quelques mots, qu’elle me demanda aussitôt de répéter clair et net. Je m’engageai alors dans un discours compliqué dont les arguments, les « quoique », les « néanmoins » bousculaient les concepts de « responsabilité » et d’ « avenir sombre promis aux enfants et petits enfants de la planète », toutes choses que j’aurais été bien incapable d’invoquer dans mon état normal. Bien sûr, l’argument essentiel, celui qui aurait fait mouche, ne m’était pas venu en tête : dans cette maison, il manquait une pièce pour le bébé. Elle n’aurait jamais osé proposer le grenier,  J’aurais eu beau jeu de lui répondre qu’il aurait fallu l’aménager, l’isoler, le chauffer, installer des  cloisons, des portes… Mais avec elle, je n’avais jamais beau jeu. Elle était debout, face à moi, puissante. Athéna en armes dirigeant son regard sur Troie, son bras prolongé d’une longue cuillère en bois, appuyé sur le bord de la gazinière.  Elle me dévisageait, mettant à jour les parties les plus intimes de mon être. Sans mot dire, elle démontait pièce par pièce une construction fragile que mon esprit peu logique et indécis édifiait sur du vent. Alors, le flot de mon discours devint irrégulier, presque inaudible, mes lèvres entrouvertes balbutièrent encore quelques sons, puis se figèrent, j’avalai ma salive et j’eus la surprise d’entendre, prononcés sur un ton détaché, ces mots :

 

-         Pourquoi pas ?

 

J’avais parlé.

 

 

 

La bougresse connaissait mes points faibles

 

 

Elle posa la cuillère, coupa le gaz sous la marmite et porta à nouveau son regard sur moi. Un regard langoureux cette fois, presque compatissant. Je la suivis dans l’escalier. Elle ouvrit elle-même le lit, ferma les volets, éteignit le chevet avant même que je fusse déshabillé.

 

-         Mais j’ai faim, on aurait pu manger un morceau…

-         Viens mon chéri, oui viens, maintenant !

 

Mon chéri, elle m’avait appelé mon chéri. Elle se donna complètement. Mais je n’étais pas à mon aise. Oserais-je un jeu de mots ? Je n’étais pas dans mon assiette mais plutôt dans la sienne. Pour réussir ce soir-là, la docilité seule ne pouvait rien m’apporter. Et, tandis qu’elle se trémoussait, mon imagination d’ordinaire si fertile ne me fut d’aucun secours. Je repassai toutes les images les plus excitantes dans un super technicolor où les plus belles filles du monde, les héroïnes les plus provocantes des littératures française et étrangère m’invitaient aux plus brûlants hymens, aux aventures les plus osées, rien n’y fit. A un moment, je crus m’en sortir avec Bounine :

 

« Elle enleva sa capeline de satin et la laissa choir à ses côtés, elle dégrafa

 de chaque côté quelque chose de ses bas de soie gris en soulevant sa robe

 jusqu’à découvrir sa peau nue. »

 

mais ce ne fut qu’un baroud d’honneur… avant la chute. Les images s’estompèrent, l’écran s’assombrit et, comme le rideau glissait silencieusement sur ses rails, les premiers spectateurs se levèrent et la salle rendue à la lumière se vida rangée par rangée dans une triste procession. Les gens regagneraient leur foyer. Bras dessus bras dessous, ils monteraient dans leur chambre, se mettraient au lit, et toutes ces images se projetteraient à nouveau en un super technicolor où les plus belles filles du monde les aideraient à concevoir un enfant.

 

 Elle s’était levée prudemment, c’est la lumière qui m’éveilla. J’avais dormi un peu. Elle m’appela de la cuisine : la soupe était prête. Elle ne m’en voulait pas, mais je compris qu’elle n’aurait de cesse de me poursuivre jusqu’à ce que son but fût atteint. Ce regard amusé qu’elle posait sur moi, cette nouvelle façon de m’appeler « mon petit homme » en disait long sur ses intentions. Elle n’attendait plus qu’une chose maintenant : que je sème cet enfant de malheur dans son jardin intime. Le soir elle me servait des petits plats agrémentés de fruits et de légumes exotiques qu’elle avait achetés au marché ! Rupture totale avec la tradition qui voulait que seuls les produits du potager de madame franchissent la porte de la cuisine. J’étais ravi bien sûr, je menais une vie de pacha. Mais le soir, au moment des assauts, le pacha, penché sur son assiette, ne débordait pas d’enthousiasme. Je tentais de faire durer le dîner, reprenant trois fois du fromage, l’invitant à boire une dernière goutte de vin, dégustant par demi-cuillerées une énième part de tarte, j’aurais voulu partager avec elle un repas interminable jusqu’aux alentours de minuit où, comme au nouvel an, après un échange de gentils baisers, fatigués, nous aurions gagné notre chambre pour une nuit de sommeil et de rêves. Mais après le dessert, quoi proposer ? J’étais repu, et pour rien au monde je ne lui aurais préparé un café. Excitée comme elle était déjà, je crois que dans sa fougue nous aurions cassé quelque chose. Alors je simulais des maux de tête, une douleur abdominale ou un point de côté. Le lendemain, j’esquissais une grimace en me tenant le bas-ventre. Sûre de sa victoire, elle n’insistait pas et me tendait un cachet d’aspirine en prodiguant des mots charmants. Elle pouvait aller jusqu’aux caresses. La bougresse connaissait mes points faibles, je n’ai jamais su résister aux caresses. Ce jour-là, ce fut plus fort que moi, je me mis à ronronner, puis perdant tout contrôle, je lâchai :

 

-         Et comment l’appellera-t-on ?

 

Les caresses cessèrent, instantanément.

 

-         Jean.

 

J’allai évoquer l’éventualité d’une fille, mais le ton de la réponse suggérait un choix sans retour. Peut-être espérait-elle la présence d’un homme dans la famille…

 

 Jusqu’alors j’avais supporté la vie commune. Il m’arrivait même d’éprouver de la tendresse pour une femme qui en était dépourvue. Mais cet enfant, la perspective de cet enfant, fruit de l’union la plus intime, provoquait chez mon épouse une mutation. Un sentiment nouveau germait en elle : l’amour. Pour moi, c’était une menace de prolongation de peine, les dorures en plus. J’aurais pu m’enfuir. Ce n’est pas mon genre, je n’ai jamais eu le courage qui rend possible les grandes décisions. Et puis, outre son jardin, elle n’avait que moi. Sans le vouloir, par ma seule présence, je donnais un sens à ses cultures. J’en étais le plus beau poireau. Je ne voulais pas la rendre triste, la laisser seule devant son potage. Bref, elle avait gagné. Les dernières forces qui me permettaient encore de résister à ses volontés m’abandonnèrent et passèrent avec arme et bagages dans mon système reproducteur. Le bébé était en route. Au huitième mois, nous partîmes dans la nuit. Attente interminable à l’hôpital. Les médecins restaient évasifs, puis se décidèrent pour l’opération. Pas d’inquiétude, c’est sous anesthésie, attendez dans le couloir, il y a des magazines et la machine à boissons. Merci docteur. Affalé sur trois chaises, je sombrai dans un sommeil profond.

 

  

Le corps roula dans le trou face contre terre

 

 

 Je n’avais pas d’arme. J’allai fouiner dans sa remise à outils parmi les plantoirs, sécateurs, cisailles à haies et autres babioles coupantes. Je restai un moment, rêveur, devant la fourche. Tous ces instruments étaient propres, luisants, ils en étaient presque beaux. Les sécateurs étaient graissés, les lames de la bêche-fourche bien aiguisées. Aussi, il y avait les petits sacs d’engrais :

 

« Attention, poison dangereux. Tenez à l’écart vos animaux familiers ! »

 

J’aurais pu en glisser un ou deux grains, chaque soir dans son potage. C’aurait été cruel, je ne voulais pas la faire souffrir, craignant d’assister des jours durant à une effroyable agonie. Personnellement je suis douillet et ne puis supporter la souffrance des autres. J’allais regagner mon grenier où était restée ma pipe, quand je l’aperçus là-bas au fond du jardin, dans son potager. Je me mis à respirer plus fort, plus vite, cela m’était déjà arrivé quand le maître citait mon nom et que je devais monter sur l’estrade. La timidité peut-être et l’anxiété. Je restai un moment immobile. J’avançai d’un pas. Je m’arrêtai. Je contrôlais ma respiration. Ce qui est arrivé ensuite, je n’y suis pour rien. Une force que je ne connaissais pas me poussa en avant.

 

 Elle était accroupie et devait probablement bricoler quelque chose dans ses salades. A ses côtés, appuyé contre un tuteur à tomates, un transistor crachotait un vague émission de jeux. Ce n’était pas ma direction, j’obliquai vers la gauche. A quelques pas, la bêche était plantée. Un magnifique « Outil Wolf » dont la lame d’acier, polie par le travail, brillait de tous ses feux. J’avançai à pas feutrés. J’empoignai délicatement le manche de l’outil. Je retins ma respiration. Je regardai une dernière fois cette femme, le nœud du cordon de son tablier qui dessinait des boucles sur la peau de son dos, le t-shirt blanc trop court, l’empreinte de l’attache du soutien-gorge et, plus loin, les cheveux châtains coupés courts. Je regardai cette femme et crus voir un homme. Plus que la coupe des cheveux, c’était la force qui émanait de sa position, la puissance du geste surtout, quand sur le côté apparaissait une main nerveuse veinée de bleu aux ongles terreux. Une main qui, d’un mouvement précis, décidé, enfonçait le plantoir jusqu’à la garde sans même faire frissonner le cordeau.

 

 Le tranchant de la bêche s’enfonça dans la nuque. Le corps s’affaissa sur le côté, écrasant quelques jeunes plants. J’avais gardé le manche dans la main. J’arrêtai la radio. Je me dirigeai vers la pelouse et commençai à creuser son trou. Cette force qui, tout à l’heure, m’avait guidé au fond du jardin, décuplait maintenant mes efforts pour planter, enfoncer et faire pivoter la bêche toujours plus profond. Un dénivellation d’un mètre me parut confortable, elle fut vite atteinte. Je tirai le cadavre jusqu’à sa dernière demeure, au beau milieu de ce qui fut son espace vital. Le corps roula dans le trou face contre terre. Cela ne me plaisait pas trop, mais pour modifier sa position il m’aurait fallu descendre et je craignais que l’opération traînât en longueur. Les voisins immédiats étaient en vacances mais d’autres plus loin, auraient pu s’inquiéter de quelque chose. Le courage me manqua d’aller chercher une pelle à la remise, je remblayai la tranchée à la bêche. Il n’avait pas plu depuis plusieurs jours, le tendre limon se manipulait comme du sable. Tous les vingt centimètres je piétinais cette belle terre meuble, puis j’étalais une nouvelle couche. Enfin je pris soin de débarrasser le gazon des dernières mottes éparpillées. Reculant de quelques pas, je contemplai mon œuvre. Sur ce rectangle aplani et ratissé, il me restait à semer deux mètres de pelouse et le tour serait joué. Après avoir rassemblé les outils et mis un peu d’ordre dans les rangs de salades, je regagnai la maison et allumai ma pipe qui m’attendait à l’étage. De la lucarne, je risquai un coup d’œil sur le potager. Il était désert. Mon cœur se mit à frapper ma poitrine, la sueur à couler sur mon visage, une vague de chaleur déferla sur mon corps. Au centre de la pelouse verte et bien tondue, un rectangle se découpait, si noir qu’on aurait dit un trou.

 

 Je tournais dans la maison, l’idée ne me vint même pas de boire un coup, je tournais, je fumais, je marchais en rond. Je parlais fort, je criais même des mots sans queue ni tête, c’était la première fois que les murs de cette maison m’entendaient crier. Enfin, tard dans la soirée, je me rendis sur la tombe. Les pointes du râteau finirent de réduire les dernières mottes en poussière. Je plantai en rangs serrés un bon kilo de graines de gazon rustique, son gazon, le meilleur. Je damai, comme je l’avais vu faire en sautant à pieds joints sur une planche. J’arrosai abondamment. Huit jours passèrent.

 

 Huit jours qui furent pour moi l’éternité, mais qui restent pour tous les jardiniers du monde le délai nécessaire avant l’apparition des premières pousses. Une fois n’est pas coutume : ils s’étaient trompés. J’attendis. Tous les soirs, à plat ventre, l’œil au ras du sol, je scrutais la surface des deux mètres fatidiques : aucun brin, pas une seule trace d’un végétal d’aucune sorte. Pas de gazon certes, mais plus inquiétant : ni chien-dent, ni chardon, ni même un embryon de pissenlit. Je tentais une explication. Nous étions en automne, rien ne pouvait germer. Cette tache noire au milieu d’un espace vert risquait de retenir l’attention du voisinage. Labourer le tout était la solution. Et expliquer à ces gens dès leur retour, que l’invasion des mauvaises herbes m’obligeait -nous obligeait- à replanter la pelouse… A l’aide de la bêche, je retournai le terrain. L’hiver passa.

 

 

Une grande dame toute blanche était plantée devant moi

 

 

 Pluies, neige, gelées, redoux avaient cassé les mottes et attendri cette belle terre brune. Je commençais presque à regretter d’y semer une pelouse. Après avoir ratissé, je semai et pris soin de damer en sautant alternativement sur deux planches que je déplaçais progressivement. Le ciel d’avril se chargea d’arroser les graines. Huit jours passèrent. Les timides apparitions du soleil profitèrent à mon gazon : une armée de petits brins tout raides envahit le terrain qui, jour après jour verdissait. Pas tout le terrain. A un endroit précis qui avait la forme d’un rectangle, aucune pousse ne sortait de terre. Alors il me vint une idée : puisque les graines ne voulaient pas germer, il fallait planter un arbre. Par précaution, je le mettrais en terre avec sa motte. Je choisis un robuste épineux au nom compliqué que l’horticulteur me conseilla de poser profond sur une bonne couche d’humus. La bêche s’enfonça facilement jusqu’à cinquante centimètres. Un nouveau fer à quatre-vingt centimètres entra comme dans du beurre. Cela devait suffire en comptant une bonne couche d’humus de fond, il restait un demi-mètre pour les racines… Mais je replantai le fer. Il ne rencontra aucun obstacle. Je piquai à gauche, à droite, en changeant l’orientation de l’outil. Rien ne vint interrompre ni même freiner la course de la lame. Une porte claqua :

 

-         Bonjour ! Vous jardinez tôt cette année…

-         Oh, n’exagérons rien, un simple arbuste, un… comment déjà…un…

-         …laurier. Un laurier.

 

Je rebouchai, tassai énergiquement autour des racines, et mouillai abondamment.

 

 Il suffit de quelques jours pour que la pauvre créature commençât à dépérir. Le jeune tronc perdit sa souplesse, les petits bourgeons séchèrent puis tombèrent. J’allais arracher l’arbuste quand, examinant la terre juste à son pied, je remarquai qu’elle se craquelait ici et là. Le phénomène était nouveau. A l’aide d’un couteau je soulevai une petite motte, au bord d’une craquelure. Recourbée comme une clochette, vert pâle, une minuscule pousse apparut. Quelques heures suffirent pour que quatre petites feuilles se déploient. Une longue observation des prouesses de la défunte avait semé en moi quelques rudiments de science : j’étais en présence d’un radis. Je fis le tour du domaine, cherchant à identifier d’éventuelles pousses de la même espèce, sans résultat. Du gazon, parsemé ici ou là de mauvaises herbes, pissenlits ou poireaux dégénérés aux abords de ce qui était jadis, un potager. Mais de radis, point. Revenant sur mes pas je constatais que chaque éclat à la surface du sol annonçait l’émergence d’une petite pousse semblable. Plutôt que d’arracher l’arbuste, au sécateur je le coupai à la base. Et j’arrosai, délicatement.

 Les radis grossirent, je les récoltai et les mangeai. Puis d’autres pousses apparurent, dentelées. Sur les planches en couleurs du manuel de jardinage, je reconnus la carotte. Puis ce furent des petites tiges bien droites, d’un vert plus dense. Poireaux sans doute, ou oignons. A vrai dire l’apparition tardive de la végétation à cet endroit n’était pas pour m’inquiéter. Bien au contraire, le matin, de ma lucarne, je notais avec satisfaction que le rectangle s’éclaircissait, s’intégrant peu à peu aux dégradés verdâtres et irréguliers de la pelouse que je laissais pousser, sauvage.

 

 Vers la fin juin apparurent les premières taches de couleur. Quelques mois auparavant, j’aurais facilement reconnu les crocus ou les perce-neige, mais… c’était le début de l’été ! Je courus dans le jardin. C’étaient bien des crocus. Ils n’étaient pas seuls. Un peu plus loin, les premières pensées commençaient à éclore, tandis qu’une tulipe s’ouvrait au soleil. Une graine peut être portée par le vent, mais un oignon… un oignon de tulipe ! En retournant deux fois la terre avant l’hiver, j’aurais pu le remarquer, sentir une résistance au bout du fer. Jour après jour la terre se soulevait, révélant d’autres surprises : jonquilles, jacinthes, coucous parsemaient le sol de mille couleurs. Toute cette végétation habituellement cultivée par les hommes semblait s’acclimater, se plaire, mieux : s’organiser, sans l’aide de personne. Les fleurs de mon jardin ne se développaient qu’ici, en ligne ou en cercle, au milieu des plus belles variétés de légumes. Alors que mille plantes parasites envahissaient la pelouse, que les ronces étouffaient le potager, ici sur ces deux mètres de malheur, sans le moindre engrais, l’eau plate de mon arrosoir avait suffi pour que, dans un Eden multicolore, la Terre célèbre Cérès et Flore. Je décidai de cueillir les uns et de couper les autres pour faire des bouquets. Le lendemain à nouveau, tout était en fleurs, et d’autres poireaux, choux-fleurs et carottes étaient bons à récolter. On aurait dit qu’une force, un artifice inconnu leur donnait une énergie particulière. Car voici le plus étonnant : au cours de l’automne, les fleurs non coupées ne fanèrent pas. Et quand arriva l’hiver avec son cortège de gelées, de grêle et de neige, non seulement les fleurs ne fanaient toujours pas, mais je devais chaque jour arracher les légumes, afin d’éviter qu’ils deviennent énormes. Quand je déracinais un poireau, d’autres autour, occupaient rapidement ce nouvel espace vital, toujours plus nombreux et plus forts. En moi-même je riais, pensant aux voisins qui enviaient il y a quelques mois l’époux d’une femme aux doigts verts ! Ils devaient maintenant la prendre pour une déesse. Mais je ne ris pas longtemps, car ils pouvaient aussi se poser des questions.

 

 Un jour, l’envie me prit de tout arracher, de vendre la maison et son terrain diabolique. Puis je me ravisai, refusant d’anéantir un si beau parterre, me déniant le droit d’attenter à la vie de ces fragiles créatures qui décrivaient des boucles, des arabesques dont les taches rouges, jaunes, violacées éclairaient les lignes et les courbes de ces végétaux qu’on ne prend jamais le temps d’admirer simplement parce qu’ils sont comestibles. Pour mille raisons je m’étais attaché à ce jardinet. Je prenais goût à me promener, à flâner autour de ce massif. Et je défrichai le potager envahi par les chardons et les ronces. Ce soir-là, ivre de fatigue et d’air pur, je m’endormis sans éprouver l’envie de lire. Depuis quelque temps, mes Bounine, Buzzati et autres Edgar Poe étaient rangés dans la bibliothèque. Mon sommeil ne fut troublé que par un rêve : je cueillais de belles et grosses tomates, des poivrons jaunes, verts, rouges, et des concombres gros comme le bras.

 

 L’esprit clair et le cœur enthousiaste, je me levai et jetai un coup d’œil par la lucarne. Le potager était presque nettoyé, la pelouse demandait à être tondue. Mes yeux parcoururent à nouveau le rectangle multicolore, suivant les boucles et les arabesques dessinées par les fleurs… mais ce n’étaient pas des boucles et des arabesques, ces lignes et ces courbes semblaient avoir un sens : les tulipes groupées défilaient en colonne, les crocus ne sachant où aller revenaient sur leurs pas, tandis qu’un peu plus loin des pensées jaunes et noires agitées par le vent dansaient une ronde, deux ou trois d’entre elles tentant de les rejoindre. Quand à mes préférées, les pivoines dorées, elles jouaient à saute-mouton. Sur ce massif que j’avais tant maudit, que j’avais arrosé aussi, et cajolé, dans toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, un mot : « JEAN » était inscrit.

 

 Secoué comme un prunier, en proie à un terrible mal de crâne, je me redressai en frottant mes yeux. Une grande dame toute blanche était plantée devant moi.

 

-         Réveillez-vous monsieur, c’est un garçon !

 

Jean, mon fils.

 

 

§

 

 

 

 

 

19:46 Publié dans Nouvelles | Lien permanent | Commentaires (2)

18/05/2009

sans commentaire

Lu au Saint-Mungo Museum, musée de la vie et des arts religieux à Glasgow:

 

 

 

“ If somebody fights and kills the enemies of Islam or if he is also killed in the war, he will go to heaven. God is not going to ask him about his sins or anything.”

 

Mrs B... (muslim)

 

 

...et en plus, les houris, ces beautés célestes, seront à lui ! (NDLR)

 

 

20:12 Publié dans étrange | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : jihad, suicide, paradis, houris