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15/03/2010

XXV- Des Crô et des Kâ

 

 30° jour :

 

 Sans trop se faire prier, Yah a suivi Jennifer dans notre case. J'ai fait la leçon aux enfants, qu'ils cessent de la fixer du regard, ce n'est pas une bête curieuse. Certes, elle est nue, mais plus que la nudité de cette jeune fille, ce qui les surprend, c'est sa stature différente de la nôtre, sa démarche discrète, furtive, son silence. Elle reste près de Jennifer, quand elle la quitte des yeux, c'est pour examiner les objets qui meublent notre lieu de vie. Elle ne touche à rien. Ah si... le petit poste de radio, elle n'a pas résisté à l'envie de pousser le bouton rouge marche-arrêt. Au déclic elle a esquissé un sourire, son premier depuis qu'elle est parmi nous. Par bonheur, ce poste n'émet plus aucun son, et n'émettra jamais plus, faute d'accus. Je crois qu'elle aurait sursauté, surprise qu'un objet inerte ait pu produire la voix ou la musique.

 

 Crô et l'autre sont restés un moment à l'extérieur, nos compagnons n'ont pas osé s'approcher d'eux, de crainte de les faire fuir. Le sentiment des ...natifs ? est partagé (je ne sais pas comment les nommer, peut-être ont-ils un nom ? A voir avec Jennifer qui sait tout sur eux, apparemment). Ils brûlent de curiosité et en même temps nous leur faisons peur. Le souvenir des scènes abominables quand les « nôtres » les ont chassés de leur village ? Comment pourraient-ils, victimes de l'infamie et du crime, faire confiance aux humains que nous sommes ? Yah les a rejoints, Jennifer les accompagne, la forêt s'est refermée sur eux,. Elle reviendra ce soir.

 

 A son retour, elle m'apprend que les horribles « conquistadores », ceux des nôtres qui s'étaient emparés du village des Naturels (je les nomme définitivement ainsi, c'est le terme qui me paraît le plus conforme à la vision du monde partagée par les gens qui restent avec nous dans ce camp, un terme dépourvu de toute coloration ethnocentrique, encore moins raciste), où en étais-je ? Oui ces criminels, donc, n'oublions pas qu'ils ont tué une jeune fille, ont déserté le lieu de leur crime, probablement pour semer le mal ailleurs. Le village revient donc de fait aux Naturels. Je demande à Jenny s'ils l'ont déjà réinvesti. Elle me dit que cela ne se fait pas comme cela, ce lieu a été profané. Il faut le consacrer à nouveau. Le père spirituel du clan, le vieux Kâ, tient conciliabule avec le Taureau. Jennifer l'appelle ainsi, deux cornes se dressent sur sa tête, c'est le chaman, il est en rapport avec la divinité. La Souveraine participe à ce conseil, c'est elle qui aura le dernier mot, ce qui veut dire que les tractations seront longues, elle est très âgée, malade, et n'a plus toute sa tête. Je me rappelle maintenant sa révérence lors de notre arrivée, elle tremblait de tout son corps, j'ai dans ma poche cette petite hache en jade poli, elle ne me quitte pas.

 

 La question qui me brûle les lèvres depuis le premier jour, je la pose à ma compagne : pourquoi ces cornes de taureau ? D'où viennent-elles ? Depuis un mois que nous parcourons la campagne, jamais nous n'avons aperçu un animal d'une taille supérieure à celle d'un lapin. Nous n'avons rencontré ni chèvre, ni mouton, ni antilope, ni bétail d'aucune sorte. Elle me dit que ces cornes ne sont pas nécessairement celles d'un taureau, elles pourraient s'être dressées un jour sur le crâne d'un zébu, d'un buffle, ou pourquoi pas d'un aurochs. Quand elle dit « un jour », elle accompagne le mot d'un geste ample, elle veut dire : il y a très longtemps.

 

 Comment Jenny peut-elle savoir tout cela ? Par les confidences du vieux Kâ. Il sait se faire comprendre. Elle me disait hier qu'ils s'étaient liés d'amitié, qu'ils s'étaient inventé un baragouin qui leur permet de communiquer. Kâ nous ressemble, son crâne est semblable au nôtre, malgré son grand âge, sa démarche est gracile et souple. Ses yeux pétillent de malice. Voilà tout ce que me dit ma chère épouse. Moi, je n'ai pas encore rencontré le personnage, je brûle de le connaître. Kâ est très influent dans le clan, il est toujours de bon conseil. Depuis quelques jours cependant, ses yeux ne pétillent plus. Contrairement à son habitude il parle peu. Jenny me dit ne pas comprendre, elle est soucieuse.

 

 Donc, le village a été déserté, et les Naturels ne l'ont pas encore réinvesti. J'ai annoncé cette nouvelle à mes compagnons. Ils proposent qu'on s'y rende aujourd'hui même, pour voir. Le jeune Xu sera bien sûr du voyage. Renfrogné ne dit rien, je devine qu'il en sera aussi.

 

§

 

 

 Ce soir, je montre mon journal à Jennifer. Elle éclate de rire. Comment les appelles-tu ? Les Naturels ? Mon pauvre vieux, il faudra qu'un jour on cesse de voir le monde à travers la lorgnette embuée de nos préjugés. Ces gens sont aussi peu naturels que nous. Ils ne nous ont pas attendu pour organiser leurs relations sociales. Il n'est pas à exclure que dans certains domaines ils nous dament le pion. Je dois cependant admettre notre supériorité en matière de violence et dans l'art de la guerre. Et encore, pour leur défense, je dirais qu'ils n'ont aucun mérite, n'ayant pas d'ennemis hormis les Terriens qui viennent de débarquer, et le monstre qu'ils tiennent pour invincible. Bon, quant au nom de leur race, il y en a deux qui se rapportent à leurs origines : les Crô (comme les deux et Yah, la jeune fille qui m'accompagnaient) et les Kâ (comme le vieil homme qui m'apprend tout cela). Leur clan est unique (ils n'en connaissent pas d'autre, il faut dire qu'ils voyagent très peu, la région leur apporte tout ce qu'ils désirent), et comme ils ne connaissent pas d'autres clans, d'autres Crô, ni d'autres Kâ, ils ne se nomment que pour se distinguer des animaux mammifères. Quadrupède : Ahr ; bipède : Ahrt. Ils prononcent ahr comme le ach de chez nous (en germain).

 Tard dans la soirée, Jennifer s'est rendue au ruisseau, qui s'est transformé en torrent après trente heures de pluie ininterrompue. Elle a fait une toilette complète. Elle est maintenant plongée dans un sommeil profond. J'attendais mieux. Mais je comprends, je crois qu'elle n'a pas dû beaucoup dormir pendant ses investigations chez les « Ahrt ». Allez, pour cette première fois je mets les guillemets. Quant à Ingrid et Qian, comme chaque nuit Morphée les a pris tendrement dans ses bras.

 Dehors, malgré l'heure tardive, la nuit est en suspens car il ne pleut plus et le ciel est clair. J'aime ces parfums diffusés par les plantes et l'herbe mouillée. Cela me rappelle Lao Tseu (Eisenach), notre jardin, l'été après l'orage. Ce jardin qui n'existe plus que dans ma mémoire, celle de Jenny et des enfants, ce jardin que nous ne verrons plus jamais. Et tout le reste. C'est dur, c'est très dur.

 

§

 

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