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24/04/2010

Madame, ôtez ce voile que je ne saurais voir!

 

 Toute la richesse d'une nation est le résultat d'un échange de savoirs et de cultures. D'où viennent ces richesses, sinon d'ailleurs ? Un peuple ne se constitue en nation que parce que d'autres nations se constituent aussi. Comme pour les individus, les peuples ne prennent conscience d'eux-mêmes qu'en ayant conscience de l'existence des autres, par la confrontation, ou par la communication, l'échange. Par la guerre bien souvent, ou par le commerce, les déplacements, les échanges. Les plus grands progrès, les inventions capitales dans l'histoire de l'humanité ont été le fait de peuples qui occupaient des lieux de passage, des espaces où étaient nécessairement appelés à se rencontrer des hommes et des femmes de culture et de mœurs différentes. Le proche orient qui a vu naître agriculture, élevage, commerce, écriture et premières agglomérations en est le meilleur exemple. Du delta du Nil à l'Anatolie en passant par le Tigre et l'Euphrate, des peuples n'ont cessé pendant des milliers d'années de se rencontrer, et si ce fut parfois pour se faire la guerre et réduire les vaincus en esclavage, cela fut aussi l'occasion de rencontres fécondes et de progrès utiles pour l'humanité.

 

 Plus près de nous, la pensée abstraite, les mathématiques, la philosophie, la réflexion sur la place de l'homme dans l'univers, la pensée politique, l'idée de démocratie, si toutes ces belles choses qui sont enseignées aujourd'hui à nos enfants ont eu un berceau, que ce soit l'Orient, la Grèce, Rome ou le monde arabe, elles ne sont pas, tel un deus ex machina (1), sorties du cerveau d'un génie qui n'aurait auparavant rien vu, rien su, rien appris. Les plus grands philosophes qu'on dit grecs se sont sans doute inspirés de la pensée orientale, les moralistes latins ont lu les manuscrits grecs, et même si la philosophie et la religion n'ont pas souvent fait bon ménage, certains dogmes ont pu, non sans un certain succès, marier l'idée d'une vérité révélée avec la conception aussi rationnelle que possible du monde telle qu'elle fut enseignée par les Anciens.

 

 Plus près de nous encore, aura-t-on un jour l'outrecuidance d'écrire une histoire de la science allemande, ou française, ou anglo-saxonne, ou italienne, ou juive, ou arabe, ou chinoise, ou américaine ? Quelle idée absurde ! Que Copernic fût germain ou polonais, quelle importance ? Et que Descartes fût français ? On pourrait aussi le dire hollandais ou suédois. La science n'a de patrie que l'espace occupé par la Raison humaine.  

 

  Si l'on regarde les progrès accomplis dans le domaine social, l'apport indéniable qu'a été celui de la Révolution française ne doit pas faire oublier ce qu'il doit aux philosophes des Lumières en Allemagne (Kant), en France (Voltaire, Diderot, Montesquieu...), mais aussi en Grande-Bretagne (Locke) et à ces peuples qui, en Europe imposaient des parlements à leurs monarchies. Quand à la plus grande fête populaire célébrée dans tous les pays où la démocratie le permet, le Premier Mai, on la doit aux travailleurs américains qui, le 1er mai 1886, firent grève pour réclamer la journée de huit heures. Le syndicalisme, les avancées sociales, les libertés publiques, les peuples ne doivent ces grandes choses qu'à eux-mêmes, quelles que soient leurs nationalités, un peu aussi à des gens courageux, femmes et hommes qui sacrifièrent leur vie pour le bonheur de tous. Je pense à Louise Michel (2), à Jean Moulin, au mineur Etienne Lantier, parce qu'il y en eut des milliers, à Imre Nagy (3). Je pense aussi à ces intellectuels qui donnèrent aux peuples les armes nécessaires à leur émancipation, aux Proudhon, Fourier, Marx, Engels, Owen (4), Herzen (5), Jaurès...

 

 Avec un peu de recul, apparaît tout le ridicule des conceptions chauvines, nationalistes, et là je sais que je vais faire bondir, patriotiques. Il n'y a rien de plus vrai que de dire que le bien commun des hommes et des femmes n'a pas été décrété un beau jour par un gouvernement de génie à l'intérieur d'un hexagone.

 

 Certes.

 

 Mais ne tombons pas dans l'erreur inverse qui serait de limiter l'idée du bien commun à des constructions permanentes et jamais écrites. Car les libertés publiques, la démocratie, les droits de l'homme et de la femme, ce ne sont pas seulement des idées. Ce sont aussi des lois. Ecrites. Et sculptées au fronton de nos bâtiments publics. Accepter les idées venues d'ailleurs n'implique pas d'importer la bêtise. Surtout lorsque ailleurs, des gouvernements sont assez avisés pour ne pas la retenir. C'est le cas de ces accoutrements qui renvoient la femme aux siècles les plus sombres de son existence. A-t-on le droit de tolérer ici des conduites que là-bas, des états pourtant théocratiques n'acceptent pas, au nom même de règles religieuses que ces fous prétendent observer ?

 

 Quel message doit-on adresser à ces femmes qui regardent vers l'occident comme on regarde par la fenêtre, espérant le lever du jour, a-t-on le droit de laisser ici, en démocratie, s'exhiber

ces camouflages qui ne sont représentatifs ni d'une culture ni d'une tradition, mais l'expression de mœurs stupides, et peut-être d'une volonté de s'en prendre à tout ce qui a été conquis de haute lutte : une certaine idée de la dignité humaine ?

 

 Non, pas plus qu'au fascisme, au racisme, à la phallocratie, il n'est de concession possible à faire à la bêtise. Ces gens-là agissent sur le registre de la provocation. Ils se savent écoutés, par des oreilles complaisantes. Quand j'entends des journalistes évoquer-la-possibilité-qu'éventuellement-le-port-de-la-burqa-soit-respectable-au-nom-de-la-liberté-de-la-femme, je me frotte les yeux me demandant si une certaine forme d'obscurantisme n'a pas déjà pris le pouvoir. Mais je suis bien certain que les esprits éclairés de ce pays vont réagir.

 

§ 

 

(1) deus ex machina n. m. (lat.) Dans le théâtre antique, dieu qui, sortant de la machinerie de la scène, intervenait pour apporter à une situation sans issue un dénouement heureux. ¶ Fig. Personnage, événement qui vient arranger providentiellement une situation difficile.

 © Hachette Multimédia / Hachette Livre, 2001

 

(2) Michel (Louise) (Vroncourt-la-Côte, Haute-Marne, 1830 ­ Marseille, 1905), révolutionnaire française. Elle fut déportée à Nouméa (1871) pour son action pendant la Commune, puis amnistiée (1880). Celle qui avait été surnommée la «Vierge Rouge» écrivit plusieurs romans sociaux et des Mémoires (1886).

 © Hachette Multimédia / Hachette Livre, 2001

 

(3) Nagy (Imre) (Kaposvár, 1896 ­ Budapest, 1958), homme politique hongrois. Membre du parti communiste dès 1917, Premier ministre de 1953 à 1955, il fut exclu du comité central puis du parti (avr. 1956). Rappelé lors de la révolte d'oct. 1956 à la tête du gouvernement, il proclama son intention de transformer radicalement le régime et de retirer la Hongrie du pacte de Varsovie. L'intervention militaire des troupes soviétiques (4 nov. 1956) mit fin à cette tentative. Nagy fut destitué (au profit de Kádár), condamné à mort et exécuté. Il a été réhabilité en 1989.

 © Hachette Multimédia / Hachette Livre, 2001

 

(4) Owen (Robert) (Newtown, 1771 ­ id., 1858), théoricien socialiste anglais. Pionnier du mouvement syndicaliste et du coopératisme social anglais. Il critique le capitalisme et croit au progrès et au bonheur. Son influence est profonde sur le milieu ouvrier et une partie de la bourgeoisie (le Livre du nouveau monde moral, 1828-1844).

 © Hachette Multimédia / Hachette Livre, 2001

 

(5) Herzen (en russe Ghertsen) (Alexandre Ivanovitch) (Moscou, 1812 ­ Paris, 1870), écrivain, journaliste et homme politique russe. Émigré à Paris puis à Londres, il se fit le propagandiste d'un «socialisme russe». À qui la faute? (1847), Passé et pensées (textes politiques, 1852-1868), la Pie voleuse (contre le servage, 1848). 

 © Hachette Multimédia / Hachette Livre, 2001

 

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