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29/12/2010

Nadia

 

 La petite passait son temps à rêver, qu’est-ce qu’elle pouvait faire d’autre, assise contre un mur, avec pour seul spectacle, pataugeant dans la neige, les souliers des dames et des messieurs et des enfants qui se rendaient à la fête. C’était Noël. Elle se rappelait les cadeaux au pied du sapin, les guirlandes, la maison où il faisait chaud, quand elle voyait à travers les carreaux les flocons planer sur les toits, les voitures, et les derniers garnements qui n’étaient pas encore rentrés et qui se battaient à coup de boules de neige. Oui, les cadeaux au pied du sapin, son père qui l’aidait à défaire les rubans, à ouvrir les paquets. Elle se rappelait surtout ce petit carton de rien du tout d’où sortit une boule de poils marrons et son papa qui lui dit d’attendre. Il sortit les piles de sa poche et les glissa sous la fourrure, alors l’ourson se mit à parler : 

« Bon jour Na dia » 

 Il ouvrit grand les yeux et sa queue se mit à tourner. Et sa maman, resplendissante, riant aux éclats en voyant Mickey, c’était leur petit chat noir, qui faisait le fou entre les cartons et les papiers d’emballage. Qu’elle était belle sa maman. Oui qu’elle était belle. 

 Mais les années étaient passées, et de grands malheurs étaient survenus. D’abord papa était parti en voyage, très loin, dans des pays tellement lointains que maman ne les trouvait pas sur la carte. Après il fallut quitter la maison, des hommes étaient venus les chercher, ils étaient en uniforme et très gentils, un gros avait pris Nadia dans ses bras et les autres les bagages. Les meubles étaient restés là mais c’était provisoire. Après, dans une autre ville, elles furent accueillies dans une grande maison où il y avait beaucoup d’autres femmes et des enfants. Nadia bien sûr se fit des copines, mais comme c’était très loin de chez elle, elle changea d’école, de maîtresse, en pleine année scolaire, et tous les élèves dans la classe la regardaient et l’appelaient la nouvelle. Elle s’en fichait complètement, et ne tarda pas à se faire remarquer, mais dans le bon sens, grâce à ses résultats dans toutes les matières. Quand elle rentrait le soir, elle n’avait pas beaucoup à marcher, le foyer d’accueil était tout près. C’est comme cela qu’on appelle là-bas les grandes maisons pour les mères avec des enfants. Parfois, elle attendait sa maman sur le seuil, et longtemps. Fatiguée, elle embrassait sa fille en souriant, mais ce n’était pas un vrai sourire. Les jours passaient, les mois, puis une année.  

 Un beau matin, il leur fallut quitter le foyer car le délai était passé. D’autres gens étaient sans toit, et il fallait donner leur chance à eux aussi. Depuis ce jour, Nadia et sa maman erraient dans les rues, à la recherche de nourriture et d’un toit et d’un lit pour dormir. Comme l’hiver approchait, elles firent une réserve de cartons qu’elles récupéraient dans les boutiques. Quand c’était une épicerie, elles avaient souvent droit à un petit cadeau, une boîte de pâté, des tranches de jambon dans du pain, un bol de chocolat chaud. Il y a vraiment sur terre des gens pour venir en aide à ceux qui sont dans le besoin. 

 La preuve, qu’il y a sur terre des personnes qui ont du cœur, c’est qu’un jour Nadia et sa maman eurent droit à un cadeau beaucoup plus important. Dans un escalier qui n’en finissait pas elles suivirent un vieux monsieur essoufflé jusqu’à un appartement tout en haut d’un immeuble. Dans la pièce, il y avait le nécessaire, sauf les toilettes et le robinet, il fallait aller sur le palier. En montant sur une chaise, de la lucarne Nadia voyait l’animation de la ville. Le plus étonnant, c’était tous ces toits, imaginer que sous chacun d’eux, il y avait des gens qui vivaient, des enfants qui jouaient ou qui dormaient, ou qui se faisait gronder par leurs parents. Tout allait pour le mieux, car la mère de Nadia travaillait au rez-de-chaussée chez des personnes très riches, très polies et qui parlaient dans la langue du pays, aussi bien et distinctement que la maîtresse à l’école. Entre le repassage, le ménage, la couture et la cuisine, c’est sûr qu’il y avait à faire. Mais au moins maintenant, on était au chaud et on avait le ventre plein. Oui on avait le ventre plein le matin, le midi et le soir, et tous les jours. C’était presque aussi bien que quand papa était à la maison, mais quand même pas autant.  

 Il fallut encore changer d’école, Nadia était encore la nouvelle. Elle fut bien accueillie par tout le monde sauf par deux ou trois prétentieuses qui regardaient son habillement, pourtant il n’y avait rien à voir de spécial, Nadia était propre et bien mise. On s’étonnait aussi que jamais son papa ne vînt la chercher à la sortie des cours. Elle expliquait qu’il était en voyage très loin. Les papas des autres aussi partaient souvent en voyage, pour leur travail. Mais moins longtemps. Ils allaient moins loin. 

 Le monsieur du rez-de-chaussée vint à mourir. Sa veuve fut recueillie par ses enfants qui mirent leur appartement en vente, et la chambre du sixième en même temps. La maman de Nadia se trouva une nouvelle fois sans ressources.   

 Elles marchèrent longtemps dans les rues de la grande ville, elles étaient fatiguées, mais quand il fait froid et qu’on n’a rien pour s’abriter, il faut remuer, marcher. C’est bien beau de dire ça, mais quand on n’a rien mangé ou presque, on se fatigue vite. Dans un coin de la rue, à l’abri du vent du nord, elles s’arrêtèrent et s’assirent par terre, appuyées contre un mur, Nadia serrait contre elle Pupuce, c’était son doudou, son ourson. Depuis bien longtemps Pupuce ne parlait plus, ne remuait plus la queue, n’ouvrait plus les yeux. Le jour où ses piles avaient rendu l’âme, Pupuce était mort. 

-         Incroyable ! Regardez cette enfant dans la rue qui meurt de froid… 

Un homme, bien habillé avec une moustache et un chapeau, leva sa canne dans la direction de la femme, et prenant à témoin les autres passants, s’écria : 

-         Madame, avez-vous conscience de ce que vous faîtes ? Cette petite meurt de froid.

-         Mais c’est que nous ne savons pas où aller.  

Alors le monsieur se mit en colère : 

-         Enfin madame, il y a des hôpitaux, des asiles, des gymnases pour les gens comme vous ! Remuez-vous un peu !  

D’autres qui passaient par là n’avaient pas tout entendu ce qu’avait dit l’homme, mais ils firent signe oui de la tête et s’en allèrent d’un pas pressé car il faisait très froid et la neige se mettait à tomber. Oui c’était vraiment incroyable qu’une fillette de … de combien déjà..  d’à peine huit ans… restât adossée grelottante contre un mur, sur le trottoir d’une grande ville, en plein hiver. Bien sûr elle avait sa maman à son côté pour la réchauffer, mais savez-vous, quand il fait zéro degré et qu’il neige, la plus câline des mamans ne remplace pas un bon feu.  

 Nadia aurait bien voulu tendre la main aux passants comme le faisait sa mère, mais elle ne le faisait pas. Elle avait compris que les questions d’argent étaient le domaine des adultes, et comme c’était une fille très intelligente, sa mère n’avait pas eu besoin de lui dire deux fois que c’était déjà honteux pour elle de mendier, qu’elle aurait préféré mourir que de voir son amour de petite fille faire l’aumône. 

Tout l’hiver se passa comme cela. Une petite fille et sa maman erraient dans les rues, vivant de la charité et de la soupe pour les pauvres, mais le soir, adossées contre leur mur, transies, elles ne dormaient pas, et Nadia demandait toujours et encore à sa maman de lui raconter. 

- Je te l’ai déjà dit mille fois ! Le jardin sera planté d’arbres gigantesques venant de tous les continents…

- et des tropiques !

- Oui et des tropiques. Et là-bas, tout là-bas, car le jardin…

- Tu avais dit un parc…

- tout au bout du parc, de l’autre côté du lac, on pourra faire du bateau sur le lac, se dressera…

- notre maison !

- Pas une maison, Nadia. Un château !

- Tu as oublié les animaux, les biches… 

 A ce moment, au-dessus de leurs têtes des fenêtres s’ouvrirent, des gens apparurent échevelés, d’autres en bonnet de nuit. On entendait leurs radios, ils se faisaient de grands signes et criaient tellement fort et tous en même temps que Nadia ne comprenait pas ce qu’ils voulaient. Ils avaient l’air heureux, certains se mirent à chanter, beaucoup riaient. Des drapeaux apparurent, plantés entre les barreaux des balcons. Puis des bruits de moteurs et de klaxons, des voitures passèrent à toute vitesse, avec des gens sur les capots qui faisaient de grands gestes, chantaient à tue-tête, hurlaient. L’un d’eux, qui passait sa tête par la portière, apercevant la petite et sa mère, dessinant un V avec ses doigts, leur cria : « Liberté ! ». Nadia était un peu perdue, car c’était la première fois qu’elle voyait tant d’agitation, mais elle n’avait pas peur, elle était comme au cinéma. Sa maman s’était levée, et répondait aux gens par des signes de la main, elle souriait. Maman souriait, et pour la première fois ce n’était pas à Nadia qu’elle souriait. Puis ce furent des explosions de pétards, des enfants des immeubles se retrouvaient dans les rues, montaient sur les voitures, interpellaient d’autres restés sur les balcons. De toute la nuit, Nadia et sa maman ne purent fermer un œil. Et ce qui devait arriver arriva, quand le soleil fit son apparition à l’angle de la rue, elles s’endormirent. 

 C’était le premier jour du printemps. Mais jamais dans aucun pays du monde la plus belle saison n’avait été fêtée avec autant de ferveur. Les gens n’avaient pas dormi, mais ça ne fait rien, tout le monde était dehors. On chantait, et maintenant on dansait. Les voitures ne passaient plus. Comment auraient-elles pu, avec cette foule qui se répandait dans la rue. Dans la rue où, dans un coin, assises au pied d’un mur, calées contre une descente de gouttière, une femme et une fillette dormaient. 

-         Bon jour Na dia… 

La petite frotta ses yeux, et chercha son ourson. Pupuce était bien là. Mais comment pouvait-il parler, alors que sans ses piles il était mort ?

-         Nadia, ma chérie !  

Elle leva les yeux. Devant elle se tenait un homme. 

-         Papa ?  

L’homme s’accroupit, posa sa main sur l’épaule de sa femme.  

 Est-il besoin de nous étendre sur la joie qui, ce matin-là fut celle d’une maman et de sa fille ? La joie ? Oh, beaucoup plus que cela. Car de ce jour, certes des malheureux il y en aura toujours, des pauvres, des meurs la faim, des enfants sans père, sans mère il y en aura toujours. Mais ils ne seront plus abandonnés sans secours, ni méprisés par ceux qui sont pourvus de tout. Nadia se souvient de cet homme qui, par la portière lui avait crié « Liberté ! ». Voilà, c’est cela qui avait changé, la misère était toujours là, mais Nadia avait retrouvé son père, un homme avait rejoint sa femme, des milliers de gens de toutes les couleurs, de tous les âges chantaient et dansaient dans les rues, il n’y avait personne en uniforme pour les arrêter, ni même seulement pour leur faire les gros yeux.  

 Personne ne connaît la suite de cette histoire, les parents de Nadia ont-ils maintenant un travail, un toit, de quoi se nourrir, de quoi rendre heureuse une fillette de huit ans ? Certainement oui, car quand on est réunis, tout est possible. 

 

11:57 Publié dans Nouvelles | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : noël, parents, enfant

23/12/2010

Jean-Bernard, c'était monsieur Sécurité

 

Premier voyage en bicyclette et mobylette, direction l’Espagne. Une pause au bord de la route. Nous fumons une cigarette en silence, il fait beau, nous regardons passer les voitures à quelques mètres de nous sur la nationale. Elle passent vite. JB me dit que quand il conduirait, il ne passerait jamais la quatrième vitesse. Je n’étais pas un as de la mécanique, mais je savais que passer un rapport supérieur soulageait le moteur. Peu importe son ignorance technique, pour lui la troisième vitesse était celle de la prudence, elle était sécurisante. 

 C’est facile pour moi de le critiquer, nos départs en camping étaient assurés quasiment en totalité par mon ami. Il avait tout acheté au Bazar de l’Hôtel de Ville. Quand JB prononçait béach’vé, la cause était entendue, il n’y avait rien à ajouter. Attention, on parle bien du Grand Magasin rue de Rivoli, pas des succursales ! Le BHV c’était la caverne d’Ali Baba, avec le sérieux en prime. D’abord, on y trouvait tout. Question qualité et pertinence du conseil, il n’y avait pas mieux. Il fit donc provision de tout le matériel dans le divin magasin : remorque pour cyclomoteur, tente canadienne, popotte en alu et tutti quanti. J’étais admiratif. On attela la belle remorque derrière la bleue, celle qui faisait un bruit de fusée à la décélération. Oui, il faut que je m’arrête sur la mobylette de JB. Il habitait à Maurecourt, à deux kilomètres de chez mes parents. Parvenu au rond point, à environ cent mètres, il coupait les gaz. JB freinait toujours longtemps avant l’obstacle. Je savais qu’il arrivait, car sa mob ralentissant s’entendait de très loin, produisant un bruit comparable à celui des jets quand ils inversent les turbines avant l’atterrissage.

 Donc on attela la remorque toute neuve… et tout acier, donc très lourde. Pour du costaud, c’en était, cent pour cent BHV. On y chargea tout le matériel afin d’alléger le vélo, le mien ou plutôt celui de mon père. Il avait fait l’après-guerre comme vélo de piste, le pignon fixe avait été remplacé par une roue libre de quatre couronnes avec dérailleur, à l’avant deux plateaux de 52 et 42, le cadre avait été repeint en rouge, la selle d’origine tout cuir devait peser plus d’un kilo. Le guidon de pistard très arrondi avait été équipé de manettes de freins.

 La remorque tint le coup jusqu’à Hendaye, où dans une descente rapide sur mauvaise route, l’attelage cassa net. Heureusement elle continua sa course vers la droite. Il fallut faire ressouder plus solidement les deux tubes désolidarisés. Miracle de l’époque ! Allez faire ressouder quelque chose en ville aujourd’hui… Le soir, accroupis devant le bleuet qui chauffait les pommes de terre à l’eau accompagnées des traditionnelles saucisses, la conversation évita soigneusement d’effleurer la qualité des fabrications du matériel délivré par le divin magasin parisien . Et c’est tout à mon honneur, car si j’avais voulu…

 Pour la tente, la catastrophe survint plus rapidement, au soir du quatrième jour de voyage, aux Sables-d’Olonne. Orage. Il pleuvait des cordes. L’eau commença à traverser la toile. En quelques minutes les duvets, puis les matelas furent trempés. Aucune solution. Si, je crois qu’on étendit un plastique pour couvrir la toile, mais question confort intérieur, c’était trop tard. Nuit blanche au bureau d’accueil. Le lendemain par chance, avec le retour du beau temps, sacs de couchages et matelas pneumatiques purent sécher un peu. La tente de qualité supérieure BHV avait été livrée sans faîtière à mon ami. Dès que le double toit était mouillé, il entrait en contact avec la toile intérieure. On connaît la suite. Il fallut bricoler pour les jours suivants une faîtière de secours en bois (branche élaguée) arrimée aux mâts par des bouts de ficelle, et comme cela faisait épaisseur, on dut se passer, pour le reste des vacances, des deux demies pommes de terre plantées sur les pointes qui devaient –d’après radio baroudeurs-je-sais-tout-sur-le-camping- protéger de la foudre la tente et ses occupants. 

 Par souci de sécurité, Jean-bernard ne quittait jamais la France. On ne sait jamais ce qui peut se passer au-delà de la frontière, problème de communication d’abord, les étrangers ne parlant pas le français, problème de ravitaillement car la monnaie ayant cours dans les autres pays n’était pas le franc. Comme si cela ne suffisait pas, monnaies et langues étaient différentes selon les pays. Quand à l’alimentation, dans l’esprit de JB, en Espagne on ne mangeait que de la paella, en Italie que des pâtes, je ne lui posai pas la question, mais il devait s’imaginer les allemands en casque à pointe se gaver de choucroute et de grasses pâtisseries. Donc, une fois l’attelage de la remorque ressoudé à Hendaye, alors que nous étions à quelques hectomètres de la frontière –pour ne pas dire au pied du mur- inéluctablement la question se posa de passer ou non en Espagne. Comme bien souvent, c’est moi qui eus le dernier mot, parce que je m’énervais facilement, et JB n’aimait pas ça. Il boudait, on se préparait à manger nos patates au jus de saucisse chacun dans notre coin quand le sol se mit à trembler.

 Nous campions dans un pré avec l’autorisation de l’agriculteur, qui nous avait simplement averti qu’il ne fallait pas s’inquiéter si de temps à autre il y mettait des vaches. Le jour déclinait, et la lueur du bleuet attira l’une d’entre elles qui fondit sur nous au galop. Rien de tel pour réconcilier deux amis fâchés. On courut vers la clôture. La bête s’arrêta net à quelques centimètres de la tente. Même la casserole ne fut pas renversée. L’animal repartit comme il était venu, mais plus lentement et en broutant. Le soir même on aboutit à un compromis : on passerait en Espagne tout en revenant le soir camper dans le pré français. Le ravitaillement, cela va sans dire, se ferait dans le monde civilisé. On avala nos saucisses patates avec le sourire de héros qui ont surmonté l’épreuve, tout en jetant un œil de temps à autre, l’air de rien, du côté du pré. 

 J’aurais tellement voulu faire visiter d’autres cieux à mon ami. Un jour, je le convainquis de descendre en Provence, puis sur la côte, puis de longer celle-ci jusqu’en Italie. De ce pays je ne connaissais que la région de Turin, et encore j’exagère. En réalité, mes parents, ma soeur et moi passions régulièrement nos vacances d’été à Caravino, un joli petit village à quelques kilomètres d’Ivréa où nous nous rendions les jours de marché pour faire le plein en fruits et légumes, ce qui comme vous l’imaginez passionnait les enfants de notre âge. A Caravino, à part le terrain de boules, la sieste, la pasta et les conversations entre mon père et sa famille dans un mélange aléatoire de piémontais, d’italien et de français, il n’y avait pour distraire les enfants que les quelques jouets qu’on avait emportés dans la valise. Donc, je voulais présenter l’Italie à Jean-Bernard. 

 Plus jamais, vous m’entendez, plus jamais je n’inviterai une personne à tenter une promenade hors de nos frontières. Notre expédition en terre étrangère fut une suite de catastrophes. D’abord, au sud de Gênes, alors que nous campions en hauteur et profitions d’une vue superbe sur le grand port, la tempête du siècle se déchaîna, et nous passâmes notre première nuit en Italie adossés aux deux mâts de la tente pour éviter qu’elle s’envole. Arque boutées l’une contre l’autre, les mobs résistèrent. Les premières lueurs du jour révélèrent les dégâts dans le camp : toit du bureau d’accueil envolé, tentes cabanon écrabouillées, caravanes endommagées. Il y eut plusieurs victimes à déplorer dans le port de Gênes. Quelle est la réflexion la plus idiote que peut faire un franchouillard quand, au premier soir du voyage dans l’inconnu, il subit une tempête ? C’est toujours comme ça ici ? Quoi répondre ? Vous êtes désarmé.  

 On eut vite fait de déplanter, direction le nord (les Alpes et la France…). Côme. Là, j’étais sûr de moi, région résidentielle, châteaux et magnifiques propriétés au bord du lac, sûr que JB serait impressionné. Mais au bord de la route qui longeait une forêt, des femmes presque dévêtues, un petit sac sous le bras, fumaient et faisaient les cent pas, en se dandinant. Une des caractéristiques du deux roues monoplace, c’est que, quand vous voyagez à deux, toute communication est impossible avec votre compagnon de route, sauf à hurler et à prendre des risques. Le temps d’arriver au terme de l’étape, on oublie facilement les petits événements du voyage. On n’aborda pas le sujet, mais je crois que, vu notre âge et les préoccupations pas toujours bien exprimées qui devaient être les nôtres à cette époque, ce silence trouve une explication.

  Arrivés à Côme, ou tout près, nous fûmes d’abord accueillis –si l’on peut dire- par le tarif exorbitant du camping. Là JB me fit carrément la gueule, et j’eus droit à une liste de comparaisons avec les prix que nous avions payés dans la mère patrie. Non seulement la nuitée était onéreuse, mais en plus vu l’état de délabrement des sanitaires, le prix à payer n’était nullement justifié. JB avait raison, c’était sale et c’était cher. Les jours suivants, nous fîmes le tour du lac, les paysages et les aménagements étaient superbes certes, mais le cœur n’y était plus. J’eus droit à des remarques méchantes du genre, c’est beau mais c’est pour les riches, j’aimerais bien voir l’environnement dans la banlieue de Turin 

 Nous remontâmes vers la Suisse par le Saint-Gothard(1). Nos mobs étaient équipés du Variomatic, un système qui permettait au petit moteur de 50cc de gravir de bons pourcentages. Celui de JB tomba en panne. Imaginez, c’est comme si vous tentiez de gravir des pentes de 10% avec votre automobile engagée sur le quatrième rapport. Le moteur calerait immédiatement. Mais le cyclomoteur avait sur l’auto (et la moto) un avantage : la présence de  pédales. Comme j’étais parti en avant, je ne me souciais pas de son retard. C’est quand je vis mon pauvre ami, tout en bas, trois ou quatre lacets au-dessous de moi, pédaler laborieusement le nez dans le guidon, que je compris que pour l’Italie, la coupe était pleine. Je ne veux pas raconter d’histoire dans ce récit, d’abord par respect pour mon ami disparu, mais je vous avoue franchement que je ne me souviens pas si je suis descendu l’aider. Franchement, je l’espère, mais je ne me souviens pas. Au sommet, opération photo devant la pancarte « St Gothard 2000… » , chacun à notre tour. Je tire le porte objectif du Mosquito(2), JB pose près de sa bleue, mais avant que je déclenche, une jeune homme hirsute avec une barbe de plusieurs jours se propose de nous immortaliser ensemble. Ce cliché sera pour moi le plus cher à mon cœur, car nous sommes côte à côte deux kilomètres au-dessus du monde. Le garçon me rend l’appareil. On échange quelques mots. Incroyable, nous qui nous prenions pour des aventuriers de l’extrême, il nous montre sa mob, une grise premier prix sans suspension arrière ni Variomatic, avec trois fois rien sur le porte-bagages. Il revient d’Istanbul. On lui a tout volé, tente et matériel, il lui reste peu de sous pour se nourrir le temps de rentrer je ne sais plus où. On lui laisse une boîte de cassoulet William-Saurin et deux trois petites choses. On enfourche nos montures, elles démarreront facilement dans la descente. Dernière image, assis là-haut, à côté de son cyclomoteur, perdu dans la foule des touristes qui se frayent un chemin entre voitures et autocars, les uns, alignés derrière le parapet, admirant le paysage, les autres se précipitant au café ou dans les échoppes de souvenirs, perdu dans la foule un jeune homme qui ressemble à ces étudiants sur les photographies des barricades en 1968 nous fait un signe. Qui est-il ? Que deviendra-t-il ? Plus jamais nous ne le reverrons. 

 Comme chaque année le retour fut très rapide, pas tellement par manque de sous. JB me ressemblait sur un point : quand on sait que c’est presque fini, finissons-en. Le soir, il n’y avait plus ce plaisir de l’installation au camp, le repas assis dans l’herbe après une bonne douche chaude, sans oublier le petit coup de rouge, le café et les petits gâteaux. Plus rien de tout cela. Une atmosphère de dimanche soir. C’était vers le 15 août, c’est du pareil au même. En perspective : le redoublement dans un lycée que je ne connaissais pas après mon exclusion d’un autre établissement, le cœur n’y était pas. Comme à mon habitude, je gardais mes problèmes à l’intérieur de moi, car si j’en parlais cela les multipliait par deux. Donc JB ne savait rien de tout cela. Lui était sur les bons rails : école Estienne et perspective d’une formation en photocomposition. Par la suite sa vie professionnelle se développa sans accroc d’importance. Jusqu’au jour où… mais ce n’est pas le sujet pour aujourd’hui. J’y reviendrai. 

 Un petit mot cependant sur la descente du St Gothard. En mob ou en vélo, les descentes étaient pour moi un ravissement. Quand j’avais visibilité, je coupais les épingles, et je remettais les gaz aussi vite que possible. La route était comme du billard, pas de nid de poule ni de gravillons sur les bas côtés. Je ne dis pas que je ne me suis pas fait quelques frayeurs, surtout en sortie de virage, quand les pieds perdent les pédales et vont chercher contact avec le sol… au cas où. Sans mentir, arrivé au bas du col, il m’a fallu attendre un bon quart d’heure pour voir arriver JB. Ce qui m’énervait le plus chez lui, c’était ses attitudes de vieux. La prudence. Voilà le mot. Jean-Bernard était la prudence personnifiée. Il freinait dans les descentes ! Je comprends qu’on ralentisse avant le virage, mais lui c’était tout le temps. Je me rappelle, quand on faisait du vélo par chez nous, ou quand nous partîmes en Bretagne avec d’autres copains, les routes qu’on craignait le plus étaient ces tracés rectilignes avec succession de montées et de descentes car on a l’impression de ne pas avancer. Arrivés au sommet des raidillons, nous étions tous à fond sur grand braquet afin d’aller le plus loin possible sur la pente raide qui suivait. Mais non, JB allait son petit bonhomme de chemin, bien calé sur la droite de la route, avalant tous les nids de poule. Au bas de la descente, il devait faire au maximum du quinze à l’heure, il prenait tout son temps pour passer la chaîne sur le petit plateau, se préparant à gravir la pente comme s’il allait s’attaquer à un col d’altitude. Car en plus d’être prudent, JB n’avait pas l’esprit de compétition. Avec le recul, cela me fait sourire, car finalement, c’était lui le plus sage, au sens le plus élevé du terme. Quand aux autres, dont moi, nez collés au guidon, des collines du Perche nous n’avons pas dû apprécier grand-chose.  

 Par ses attitudes d’adulte raisonnable accompli, JB était pour les jeunes de son âge un sujet de moquerie, pas méchante certes, mais de moquerie. Je n’ai jamais participé à ces plaisanteries, j’avais un avantage sur tous les autres, pour l’avoir fréquenté depuis plus longtemps, je savais que sous ses airs de vieux se cachait un être d’une valeur exceptionnelle. Et là je ne pense pas seulement à ses qualités d’artiste. JB avait une vision du monde, une conception de la vie et des rapports humains complètement différente de celles véhiculées par l’opinion, même par celle qui résulte de savoirs acquis à l’école. Il n’était pas vraiment autodidacte, puisqu’il avait suivi un cursus scolaire –c’est d’ailleurs là que je l’avais rencontré- jusqu’au BEPC. De toutes les rencontres que j’ai pu faire, il est la seule personne dont on peut affirmer sans se tromper qu’il pensait par lui-même. Il observait, il lisait, il écoutait beaucoup, et ce qu’il en tirait était toujours un enrichissement pour lui sans que jamais il use de ce qu’il avait appris comme argument d’autorité. Il n’eut pas le plaisir de suivre un jour le cours d’un professeur de philosophie –il m’écoutait avec beaucoup d’intérêt quand je lui en parlais- mais je suis sûr que JB dans nos classes n’aurait pas démérité, loin de là…quand je pense à d’autres pour qui évoquer la maïeutique de Socrate ou la morale kantienne, c’était donner de la confiture à des cochons.

 

 Les personnes de notre entourage que nous croyions connaître, sur lesquelles facilement nous collons des étiquettes, que nous classons vite fait selon leur apparence physique, leur caractère, leurs opinions, leur façon de vivre, selon l’attitude qu’elles adoptent par rapport à nous-mêmes, ce dernier point étant souvent décisif, bien souvent un jour ces personnes nous surprennent. C’est inévitable. Car nos préjugés ont l’épaisseur d’une forteresse, mais la plus solide ne résiste pas à un séisme. Si l’on dit souvent qu’il ne faut pas se fier aux apparences, c’est qu’elles peuvent être trompeuses bien sûr, mais aussi qu’il ne faut pas accorder trop de pouvoir à nos sens. La maxime vaut autant pour l’observateur que pour l’observé. Avant de juger les autres, il faudrait avoir fait un bout de chemin dans la connaissance de soi-même. Que vaut le jugement si le juge lui-même est mis hors course ? Si j’ose cette digression, c’est que j’ai pris longtemps Jean-Bernard pour un autre. Par erreur. Rappelez-vous ce que je disais de lui tout à l’heure avant notre passage en Espagne, quand il boudait avant de passer la frontière, la conception franchouillarde qu’il avait de l’étranger. Et bien nous passâmes en Espagne. A San Sebastian, chez un luthier, il acheta une guitare.  

 Il fallut trimbaler l’instrument sur les 900km du retour, nous la portions dans le dos tour à tour quand nous étions sur la mobylette. Mais peu importe, il était heureux, j’étais content. Quand par la suite je lui rendis visite à Maurecourt, il était sur son instrument, les yeux rivés sur des partitions qu’il s’était procurées rue de Rome à Paris. Il écoutait aussi des disques de Narcisso Yepes qui interprétait des grandes œuvres, espagnoles en particulier. Notre voyage n’avait pas été inutile, j’y étais un peu pour quelque chose, je ne lui ai jamais dit, mais il le savait bien le bougre.

 Pendant que je voletais de gauche à droite, me souciant peu de mes études et de mon avenir, alors que je ne construisais rien de solide, délaissant mes parents, prêt à suivre le premier camelot qui passe –c’est d’ailleurs ce qui s’est passé, c’était de la politique-, contre vents et marées pendant encore quelques années, je rendis visite à mon ami. Jean-Bernard, c’était mon arbre. Monsieur Sécurité. Tu sais, si je te nomme ainsi, c’est pour rire. Si tu as disparu trop vite JB, bien trop vite, et pour ça tu sais combien je t’en veux, pense à tout ce que tu laisses. Tu occupes une grande place dans mes pensées et dans mon cœur. Il y a tes photographies et tes toiles. J’en ai une à la maison, le feu, et deux plumes que je n’ai toujours pas accrochées, je ne sais pourquoi, elles sont toujours dans le carton, je ne l’ouvre pas.

 

 

 

(1) Saint-Gothard (en allemand Sankt Gotthard), massif des Alpes suisses (3197 m au Pizzo Rotondo), où le Rhône et le Rhin prennent leur source. Le col du même nom y unit la haute vallée de la Reuss à celle du Tessin. Il est franchi par une route touristique. Le massif est percé d’un tunnel ferroviaire de 15 kilomètres reliant la Suisse et l’Italie (trafic très important), construit de 1872 à 1882, et d’un tunnel routier.

 © Hachette Multimédia / Hachette Livre, 2001

(2) le Mosquito est un appareil photographique en bakélite noire qui fournissait 8 clichés de format 6x9 sur une pellicule 620 (petit trou). Il m’avait été offert à Noël par les usines SIMCA où travaillait mon père.

(3) Saint-Sébastien (en esp. San Sebastián - Donostia), v. et port d’Espagne, à 20 km de la frontière française; 183940 hab.; ch.-l. de la prov. basque de Guipúzcoa. Pêche; constr. mécaniques; prod. chimiques. Stat. balnéaire.

 © Hachette Multimédia / Hachette Livre, 2001

 

19/12/2010

L'extrême droite? Cette plante carnivore, vous l'arrosez tous les matins!

 

 A qui ferez-vous croire que les gens qui dans ce pays ont encore quelques éclairs de lucidité sont racistes, et soutiennent les thèses de l’extrême droite ? 

 Seulement quelques centaines à Paris pour sauver Sakineh des griffes des islamistes iraniens, vous étiez hier quelques milliers à hurler votre haine de l’islamophobie. Quelques milliers mais vous avez la nomenclature, les partis, les associations, les églises et les médias avec vous. Cette union nationale est trop belle pour ne pas donner à réfléchir.  

 Vous criez au loup sans voir la meute qui nous menace tous, vous autant que les autres, et la meute dont je parle n’a rien à voir avec une race. Je me demande même si elle a quelque chose à voir avec la religion. Je pencherai plutôt pour cette nouvelle forme de totalitarisme qui pénètre jour après jour notre société, en douceur ou par la violence, en tout cas avec un sens aigu de l’art de la conquête. 

  Et puis même. En accordant que les prières dans la rue, le voile sur la femme, les pressions exercées sur les élus et les services publics soient motivés par une cause religieuse, je n’en crois pas un mot, mais admettons. Je suis bien certain qu’il y a parmi vous des gens ayant fait suffisamment d’études pour savoir que la critique des religions n’a rien à voir avec la xénophobie ou le racisme. Que la confusion entre arabe et musulman soit entretenue par certains esprits mal intentionnés xénophobes et racistes n’interdit pas aux gens qui comme vous –en principe- sont éclairés de mettre un terme aux tentatives de saper les bases de la laïcité, et par suite, de la république.  

 L’extrême droite ? Cette plante carnivore, vous l’arrosez tous les matins. Plus vous fermez les yeux sur la réalité : la propagation de l’islam dans tous les domaines de la vie publique, plus vous donnez forces et arguments au parti xénophobe. Et mieux vous assurez son avenir. Mais peut-être est-ce cela que vous voulez ? Car les discours provocateurs de l’extrême droite justifient les vôtres, et inversement.  

 Pendant ce temps, les français, les gens modérés, les partis démocratiques vaquent tranquillement à leurs affaires, feignant de ne rien voir et de ne rien entendre.

  Pauvre république !