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23/12/2010

Jean-Bernard, c'était monsieur Sécurité

 

Premier voyage en bicyclette et mobylette, direction l’Espagne. Une pause au bord de la route. Nous fumons une cigarette en silence, il fait beau, nous regardons passer les voitures à quelques mètres de nous sur la nationale. Elle passent vite. JB me dit que quand il conduirait, il ne passerait jamais la quatrième vitesse. Je n’étais pas un as de la mécanique, mais je savais que passer un rapport supérieur soulageait le moteur. Peu importe son ignorance technique, pour lui la troisième vitesse était celle de la prudence, elle était sécurisante. 

 C’est facile pour moi de le critiquer, nos départs en camping étaient assurés quasiment en totalité par mon ami. Il avait tout acheté au Bazar de l’Hôtel de Ville. Quand JB prononçait béach’vé, la cause était entendue, il n’y avait rien à ajouter. Attention, on parle bien du Grand Magasin rue de Rivoli, pas des succursales ! Le BHV c’était la caverne d’Ali Baba, avec le sérieux en prime. D’abord, on y trouvait tout. Question qualité et pertinence du conseil, il n’y avait pas mieux. Il fit donc provision de tout le matériel dans le divin magasin : remorque pour cyclomoteur, tente canadienne, popotte en alu et tutti quanti. J’étais admiratif. On attela la belle remorque derrière la bleue, celle qui faisait un bruit de fusée à la décélération. Oui, il faut que je m’arrête sur la mobylette de JB. Il habitait à Maurecourt, à deux kilomètres de chez mes parents. Parvenu au rond point, à environ cent mètres, il coupait les gaz. JB freinait toujours longtemps avant l’obstacle. Je savais qu’il arrivait, car sa mob ralentissant s’entendait de très loin, produisant un bruit comparable à celui des jets quand ils inversent les turbines avant l’atterrissage.

 Donc on attela la remorque toute neuve… et tout acier, donc très lourde. Pour du costaud, c’en était, cent pour cent BHV. On y chargea tout le matériel afin d’alléger le vélo, le mien ou plutôt celui de mon père. Il avait fait l’après-guerre comme vélo de piste, le pignon fixe avait été remplacé par une roue libre de quatre couronnes avec dérailleur, à l’avant deux plateaux de 52 et 42, le cadre avait été repeint en rouge, la selle d’origine tout cuir devait peser plus d’un kilo. Le guidon de pistard très arrondi avait été équipé de manettes de freins.

 La remorque tint le coup jusqu’à Hendaye, où dans une descente rapide sur mauvaise route, l’attelage cassa net. Heureusement elle continua sa course vers la droite. Il fallut faire ressouder plus solidement les deux tubes désolidarisés. Miracle de l’époque ! Allez faire ressouder quelque chose en ville aujourd’hui… Le soir, accroupis devant le bleuet qui chauffait les pommes de terre à l’eau accompagnées des traditionnelles saucisses, la conversation évita soigneusement d’effleurer la qualité des fabrications du matériel délivré par le divin magasin parisien . Et c’est tout à mon honneur, car si j’avais voulu…

 Pour la tente, la catastrophe survint plus rapidement, au soir du quatrième jour de voyage, aux Sables-d’Olonne. Orage. Il pleuvait des cordes. L’eau commença à traverser la toile. En quelques minutes les duvets, puis les matelas furent trempés. Aucune solution. Si, je crois qu’on étendit un plastique pour couvrir la toile, mais question confort intérieur, c’était trop tard. Nuit blanche au bureau d’accueil. Le lendemain par chance, avec le retour du beau temps, sacs de couchages et matelas pneumatiques purent sécher un peu. La tente de qualité supérieure BHV avait été livrée sans faîtière à mon ami. Dès que le double toit était mouillé, il entrait en contact avec la toile intérieure. On connaît la suite. Il fallut bricoler pour les jours suivants une faîtière de secours en bois (branche élaguée) arrimée aux mâts par des bouts de ficelle, et comme cela faisait épaisseur, on dut se passer, pour le reste des vacances, des deux demies pommes de terre plantées sur les pointes qui devaient –d’après radio baroudeurs-je-sais-tout-sur-le-camping- protéger de la foudre la tente et ses occupants. 

 Par souci de sécurité, Jean-bernard ne quittait jamais la France. On ne sait jamais ce qui peut se passer au-delà de la frontière, problème de communication d’abord, les étrangers ne parlant pas le français, problème de ravitaillement car la monnaie ayant cours dans les autres pays n’était pas le franc. Comme si cela ne suffisait pas, monnaies et langues étaient différentes selon les pays. Quand à l’alimentation, dans l’esprit de JB, en Espagne on ne mangeait que de la paella, en Italie que des pâtes, je ne lui posai pas la question, mais il devait s’imaginer les allemands en casque à pointe se gaver de choucroute et de grasses pâtisseries. Donc, une fois l’attelage de la remorque ressoudé à Hendaye, alors que nous étions à quelques hectomètres de la frontière –pour ne pas dire au pied du mur- inéluctablement la question se posa de passer ou non en Espagne. Comme bien souvent, c’est moi qui eus le dernier mot, parce que je m’énervais facilement, et JB n’aimait pas ça. Il boudait, on se préparait à manger nos patates au jus de saucisse chacun dans notre coin quand le sol se mit à trembler.

 Nous campions dans un pré avec l’autorisation de l’agriculteur, qui nous avait simplement averti qu’il ne fallait pas s’inquiéter si de temps à autre il y mettait des vaches. Le jour déclinait, et la lueur du bleuet attira l’une d’entre elles qui fondit sur nous au galop. Rien de tel pour réconcilier deux amis fâchés. On courut vers la clôture. La bête s’arrêta net à quelques centimètres de la tente. Même la casserole ne fut pas renversée. L’animal repartit comme il était venu, mais plus lentement et en broutant. Le soir même on aboutit à un compromis : on passerait en Espagne tout en revenant le soir camper dans le pré français. Le ravitaillement, cela va sans dire, se ferait dans le monde civilisé. On avala nos saucisses patates avec le sourire de héros qui ont surmonté l’épreuve, tout en jetant un œil de temps à autre, l’air de rien, du côté du pré. 

 J’aurais tellement voulu faire visiter d’autres cieux à mon ami. Un jour, je le convainquis de descendre en Provence, puis sur la côte, puis de longer celle-ci jusqu’en Italie. De ce pays je ne connaissais que la région de Turin, et encore j’exagère. En réalité, mes parents, ma soeur et moi passions régulièrement nos vacances d’été à Caravino, un joli petit village à quelques kilomètres d’Ivréa où nous nous rendions les jours de marché pour faire le plein en fruits et légumes, ce qui comme vous l’imaginez passionnait les enfants de notre âge. A Caravino, à part le terrain de boules, la sieste, la pasta et les conversations entre mon père et sa famille dans un mélange aléatoire de piémontais, d’italien et de français, il n’y avait pour distraire les enfants que les quelques jouets qu’on avait emportés dans la valise. Donc, je voulais présenter l’Italie à Jean-Bernard. 

 Plus jamais, vous m’entendez, plus jamais je n’inviterai une personne à tenter une promenade hors de nos frontières. Notre expédition en terre étrangère fut une suite de catastrophes. D’abord, au sud de Gênes, alors que nous campions en hauteur et profitions d’une vue superbe sur le grand port, la tempête du siècle se déchaîna, et nous passâmes notre première nuit en Italie adossés aux deux mâts de la tente pour éviter qu’elle s’envole. Arque boutées l’une contre l’autre, les mobs résistèrent. Les premières lueurs du jour révélèrent les dégâts dans le camp : toit du bureau d’accueil envolé, tentes cabanon écrabouillées, caravanes endommagées. Il y eut plusieurs victimes à déplorer dans le port de Gênes. Quelle est la réflexion la plus idiote que peut faire un franchouillard quand, au premier soir du voyage dans l’inconnu, il subit une tempête ? C’est toujours comme ça ici ? Quoi répondre ? Vous êtes désarmé.  

 On eut vite fait de déplanter, direction le nord (les Alpes et la France…). Côme. Là, j’étais sûr de moi, région résidentielle, châteaux et magnifiques propriétés au bord du lac, sûr que JB serait impressionné. Mais au bord de la route qui longeait une forêt, des femmes presque dévêtues, un petit sac sous le bras, fumaient et faisaient les cent pas, en se dandinant. Une des caractéristiques du deux roues monoplace, c’est que, quand vous voyagez à deux, toute communication est impossible avec votre compagnon de route, sauf à hurler et à prendre des risques. Le temps d’arriver au terme de l’étape, on oublie facilement les petits événements du voyage. On n’aborda pas le sujet, mais je crois que, vu notre âge et les préoccupations pas toujours bien exprimées qui devaient être les nôtres à cette époque, ce silence trouve une explication.

  Arrivés à Côme, ou tout près, nous fûmes d’abord accueillis –si l’on peut dire- par le tarif exorbitant du camping. Là JB me fit carrément la gueule, et j’eus droit à une liste de comparaisons avec les prix que nous avions payés dans la mère patrie. Non seulement la nuitée était onéreuse, mais en plus vu l’état de délabrement des sanitaires, le prix à payer n’était nullement justifié. JB avait raison, c’était sale et c’était cher. Les jours suivants, nous fîmes le tour du lac, les paysages et les aménagements étaient superbes certes, mais le cœur n’y était plus. J’eus droit à des remarques méchantes du genre, c’est beau mais c’est pour les riches, j’aimerais bien voir l’environnement dans la banlieue de Turin 

 Nous remontâmes vers la Suisse par le Saint-Gothard(1). Nos mobs étaient équipés du Variomatic, un système qui permettait au petit moteur de 50cc de gravir de bons pourcentages. Celui de JB tomba en panne. Imaginez, c’est comme si vous tentiez de gravir des pentes de 10% avec votre automobile engagée sur le quatrième rapport. Le moteur calerait immédiatement. Mais le cyclomoteur avait sur l’auto (et la moto) un avantage : la présence de  pédales. Comme j’étais parti en avant, je ne me souciais pas de son retard. C’est quand je vis mon pauvre ami, tout en bas, trois ou quatre lacets au-dessous de moi, pédaler laborieusement le nez dans le guidon, que je compris que pour l’Italie, la coupe était pleine. Je ne veux pas raconter d’histoire dans ce récit, d’abord par respect pour mon ami disparu, mais je vous avoue franchement que je ne me souviens pas si je suis descendu l’aider. Franchement, je l’espère, mais je ne me souviens pas. Au sommet, opération photo devant la pancarte « St Gothard 2000… » , chacun à notre tour. Je tire le porte objectif du Mosquito(2), JB pose près de sa bleue, mais avant que je déclenche, une jeune homme hirsute avec une barbe de plusieurs jours se propose de nous immortaliser ensemble. Ce cliché sera pour moi le plus cher à mon cœur, car nous sommes côte à côte deux kilomètres au-dessus du monde. Le garçon me rend l’appareil. On échange quelques mots. Incroyable, nous qui nous prenions pour des aventuriers de l’extrême, il nous montre sa mob, une grise premier prix sans suspension arrière ni Variomatic, avec trois fois rien sur le porte-bagages. Il revient d’Istanbul. On lui a tout volé, tente et matériel, il lui reste peu de sous pour se nourrir le temps de rentrer je ne sais plus où. On lui laisse une boîte de cassoulet William-Saurin et deux trois petites choses. On enfourche nos montures, elles démarreront facilement dans la descente. Dernière image, assis là-haut, à côté de son cyclomoteur, perdu dans la foule des touristes qui se frayent un chemin entre voitures et autocars, les uns, alignés derrière le parapet, admirant le paysage, les autres se précipitant au café ou dans les échoppes de souvenirs, perdu dans la foule un jeune homme qui ressemble à ces étudiants sur les photographies des barricades en 1968 nous fait un signe. Qui est-il ? Que deviendra-t-il ? Plus jamais nous ne le reverrons. 

 Comme chaque année le retour fut très rapide, pas tellement par manque de sous. JB me ressemblait sur un point : quand on sait que c’est presque fini, finissons-en. Le soir, il n’y avait plus ce plaisir de l’installation au camp, le repas assis dans l’herbe après une bonne douche chaude, sans oublier le petit coup de rouge, le café et les petits gâteaux. Plus rien de tout cela. Une atmosphère de dimanche soir. C’était vers le 15 août, c’est du pareil au même. En perspective : le redoublement dans un lycée que je ne connaissais pas après mon exclusion d’un autre établissement, le cœur n’y était pas. Comme à mon habitude, je gardais mes problèmes à l’intérieur de moi, car si j’en parlais cela les multipliait par deux. Donc JB ne savait rien de tout cela. Lui était sur les bons rails : école Estienne et perspective d’une formation en photocomposition. Par la suite sa vie professionnelle se développa sans accroc d’importance. Jusqu’au jour où… mais ce n’est pas le sujet pour aujourd’hui. J’y reviendrai. 

 Un petit mot cependant sur la descente du St Gothard. En mob ou en vélo, les descentes étaient pour moi un ravissement. Quand j’avais visibilité, je coupais les épingles, et je remettais les gaz aussi vite que possible. La route était comme du billard, pas de nid de poule ni de gravillons sur les bas côtés. Je ne dis pas que je ne me suis pas fait quelques frayeurs, surtout en sortie de virage, quand les pieds perdent les pédales et vont chercher contact avec le sol… au cas où. Sans mentir, arrivé au bas du col, il m’a fallu attendre un bon quart d’heure pour voir arriver JB. Ce qui m’énervait le plus chez lui, c’était ses attitudes de vieux. La prudence. Voilà le mot. Jean-Bernard était la prudence personnifiée. Il freinait dans les descentes ! Je comprends qu’on ralentisse avant le virage, mais lui c’était tout le temps. Je me rappelle, quand on faisait du vélo par chez nous, ou quand nous partîmes en Bretagne avec d’autres copains, les routes qu’on craignait le plus étaient ces tracés rectilignes avec succession de montées et de descentes car on a l’impression de ne pas avancer. Arrivés au sommet des raidillons, nous étions tous à fond sur grand braquet afin d’aller le plus loin possible sur la pente raide qui suivait. Mais non, JB allait son petit bonhomme de chemin, bien calé sur la droite de la route, avalant tous les nids de poule. Au bas de la descente, il devait faire au maximum du quinze à l’heure, il prenait tout son temps pour passer la chaîne sur le petit plateau, se préparant à gravir la pente comme s’il allait s’attaquer à un col d’altitude. Car en plus d’être prudent, JB n’avait pas l’esprit de compétition. Avec le recul, cela me fait sourire, car finalement, c’était lui le plus sage, au sens le plus élevé du terme. Quand aux autres, dont moi, nez collés au guidon, des collines du Perche nous n’avons pas dû apprécier grand-chose.  

 Par ses attitudes d’adulte raisonnable accompli, JB était pour les jeunes de son âge un sujet de moquerie, pas méchante certes, mais de moquerie. Je n’ai jamais participé à ces plaisanteries, j’avais un avantage sur tous les autres, pour l’avoir fréquenté depuis plus longtemps, je savais que sous ses airs de vieux se cachait un être d’une valeur exceptionnelle. Et là je ne pense pas seulement à ses qualités d’artiste. JB avait une vision du monde, une conception de la vie et des rapports humains complètement différente de celles véhiculées par l’opinion, même par celle qui résulte de savoirs acquis à l’école. Il n’était pas vraiment autodidacte, puisqu’il avait suivi un cursus scolaire –c’est d’ailleurs là que je l’avais rencontré- jusqu’au BEPC. De toutes les rencontres que j’ai pu faire, il est la seule personne dont on peut affirmer sans se tromper qu’il pensait par lui-même. Il observait, il lisait, il écoutait beaucoup, et ce qu’il en tirait était toujours un enrichissement pour lui sans que jamais il use de ce qu’il avait appris comme argument d’autorité. Il n’eut pas le plaisir de suivre un jour le cours d’un professeur de philosophie –il m’écoutait avec beaucoup d’intérêt quand je lui en parlais- mais je suis sûr que JB dans nos classes n’aurait pas démérité, loin de là…quand je pense à d’autres pour qui évoquer la maïeutique de Socrate ou la morale kantienne, c’était donner de la confiture à des cochons.

 

 Les personnes de notre entourage que nous croyions connaître, sur lesquelles facilement nous collons des étiquettes, que nous classons vite fait selon leur apparence physique, leur caractère, leurs opinions, leur façon de vivre, selon l’attitude qu’elles adoptent par rapport à nous-mêmes, ce dernier point étant souvent décisif, bien souvent un jour ces personnes nous surprennent. C’est inévitable. Car nos préjugés ont l’épaisseur d’une forteresse, mais la plus solide ne résiste pas à un séisme. Si l’on dit souvent qu’il ne faut pas se fier aux apparences, c’est qu’elles peuvent être trompeuses bien sûr, mais aussi qu’il ne faut pas accorder trop de pouvoir à nos sens. La maxime vaut autant pour l’observateur que pour l’observé. Avant de juger les autres, il faudrait avoir fait un bout de chemin dans la connaissance de soi-même. Que vaut le jugement si le juge lui-même est mis hors course ? Si j’ose cette digression, c’est que j’ai pris longtemps Jean-Bernard pour un autre. Par erreur. Rappelez-vous ce que je disais de lui tout à l’heure avant notre passage en Espagne, quand il boudait avant de passer la frontière, la conception franchouillarde qu’il avait de l’étranger. Et bien nous passâmes en Espagne. A San Sebastian, chez un luthier, il acheta une guitare.  

 Il fallut trimbaler l’instrument sur les 900km du retour, nous la portions dans le dos tour à tour quand nous étions sur la mobylette. Mais peu importe, il était heureux, j’étais content. Quand par la suite je lui rendis visite à Maurecourt, il était sur son instrument, les yeux rivés sur des partitions qu’il s’était procurées rue de Rome à Paris. Il écoutait aussi des disques de Narcisso Yepes qui interprétait des grandes œuvres, espagnoles en particulier. Notre voyage n’avait pas été inutile, j’y étais un peu pour quelque chose, je ne lui ai jamais dit, mais il le savait bien le bougre.

 Pendant que je voletais de gauche à droite, me souciant peu de mes études et de mon avenir, alors que je ne construisais rien de solide, délaissant mes parents, prêt à suivre le premier camelot qui passe –c’est d’ailleurs ce qui s’est passé, c’était de la politique-, contre vents et marées pendant encore quelques années, je rendis visite à mon ami. Jean-Bernard, c’était mon arbre. Monsieur Sécurité. Tu sais, si je te nomme ainsi, c’est pour rire. Si tu as disparu trop vite JB, bien trop vite, et pour ça tu sais combien je t’en veux, pense à tout ce que tu laisses. Tu occupes une grande place dans mes pensées et dans mon cœur. Il y a tes photographies et tes toiles. J’en ai une à la maison, le feu, et deux plumes que je n’ai toujours pas accrochées, je ne sais pourquoi, elles sont toujours dans le carton, je ne l’ouvre pas.

 

 

 

(1) Saint-Gothard (en allemand Sankt Gotthard), massif des Alpes suisses (3197 m au Pizzo Rotondo), où le Rhône et le Rhin prennent leur source. Le col du même nom y unit la haute vallée de la Reuss à celle du Tessin. Il est franchi par une route touristique. Le massif est percé d’un tunnel ferroviaire de 15 kilomètres reliant la Suisse et l’Italie (trafic très important), construit de 1872 à 1882, et d’un tunnel routier.

 © Hachette Multimédia / Hachette Livre, 2001

(2) le Mosquito est un appareil photographique en bakélite noire qui fournissait 8 clichés de format 6x9 sur une pellicule 620 (petit trou). Il m’avait été offert à Noël par les usines SIMCA où travaillait mon père.

(3) Saint-Sébastien (en esp. San Sebastián - Donostia), v. et port d’Espagne, à 20 km de la frontière française; 183940 hab.; ch.-l. de la prov. basque de Guipúzcoa. Pêche; constr. mécaniques; prod. chimiques. Stat. balnéaire.

 © Hachette Multimédia / Hachette Livre, 2001

 

30/11/2010

Peter

 

 1977 en Irlande. Cet homme est la première personne avec qui nous échangeons quelques mots. La maisonnette est blanche de chaux. Il est debout sur le pas de sa porte. Deux chatons jouent à ses pieds. Tête penchée, il nous regarde.

 

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 Il s’appelle Peter. Il n’a d’yeux que pour nos enfants. Il sourit. Un bruit de chariot. Le collecteur du lait s’arrête devant le bloc de béton sur lequel sont déposés les bidons des fermes alentour. Pete fait quelques pas jusqu’à l’homme qui lui tend son litre de lait. Tous les jours Pete a droit à son litre de lait. Peut-être ne vit-il que de cela. Ou d’autres, du village, viennent-ils lui porter quelque chose ? 

 Peter est seul. Seul dans sa maison, et une fois le laitier parti, seul dans la campagne. Le premier bourg est à un kilomètre. Seul avec ses deux petits chats. Il sait qu’on est français. Il connaît quelques mots de notre langue, tout heureux de les prononcer. Ses yeux brillent. Ce sont des larmes. 

 Il n’a jamais posé un pied en France, mais la France il la connaît mieux que personne. Car en juin 1944 son fils s’en est allé, avec des milliers d’autres, pour libérer le pays. Et Peter est resté sans nouvelles. Il baisse les yeux sur les petits chats. C’est tout ce qu’il a, Peter, et chaque jour, cadeau de Dieu, ce soleil qui tourne invisible au-dessus et qui se couche, rouge sur l’horizon.



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22/11/2010

Moi qui suis un papillon, tu étais mon arbre

 

 Quatre ans. Que tu nous a quittés. Moi qui suis un papillon, tu étais mon arbre. Sûr, assuré, solide, constant, fidèle, sincère, voilà ce que tu étais. Quant à moi, loin d’avoir toutes ces qualités, je naviguais à vue, butinant ici ou là, et bien souvent là où il ne fallait pas. Je veux parler des plantes carnivores. Elles n’ont pas réussi à me prendre en entier, mais j’y ai perdu, allez, bien trente ans de ma vie. Les plus carnivores d’entre toutes sont les politiques. J’ai mordu à l’hameçon, je m’en mordrai les doigts jusqu’à la fin de mes jours. La politique, c’est bien, mais en dilettante. Mais ça, je ne savais pas faire. En pleins mai et juin 68, je fus sidéré de voir que nombre de mes camarades consacraient encore du temps à leurs études et pensaient à leur carrière. D’ailleurs ces gens-là –et leurs enfants par voie de conséquence- ont réussi dans la vie.  

 Tu étais un arbre Jean-Bernard. Tel un chêne –tant pis pour La Fontaine- au milieu de la tempête tu es resté debout. Moi j’ai été emporté avec les feuilles. Fi des examens, des diplômes, rendez-vous avec le service militaire dans les pires conditions, puis avec l’auxiliariat précaire dans l’éducation nationale. Avec le recul, combien de fois ai-je regretté de n’avoir eu ta sagesse, de n’avoir pas traversé l’ouragan en faisant le dos rond. J’aurais pu m’occuper de ma femme et de mes enfants, me rendre à mon travail à heure régulière, cultiver mon jardin, faire œuvre de tolérance avec les voisins, la famille, les parents dont la vision du monde n’était pas la mienne, eux qui étaient passés –comme l’on disait à l’époque- du côté de l’ordre bourgeois. Tu parles d’un ordre bourgeois ! La paix, oui, ç’aurait été la paix, pour moi et pour les autres ! L’ordre prolétarien, à trois mille kilomètres de chez nous, c’était le dos rond ou le goulag. Mais cela je ne pouvais pas le voir, car dès qu’on entre en politique, surtout à gauche il faut bien le dire, toutes les occasions sont bonnes pour fermer les yeux. Axe du bien, axe du mal. C’est la fin du libre-arbitre. Le dogme prend le pas sur la libre pensée. Mais comment ai-je pu aussi longtemps être si bête ? 

 Tu n’as rien su de tout cela, Jean-Bernard, je ne t’en ai fait part que quelques années avant ton départ. Difficile de comprendre comment j’ai pu cacher aussi longtemps à mon ami mes activités politiques. C’est pourtant la vérité. Il faut dire que les événements et les années qui ont suivi nous ont quelque peu éloignés. Mais j’ai toujours eu cette capacité de cloisonner. Quand je te rencontrais, nous ne parlions que de ce qui nous rapprochait, c'est-à-dire de tout. J’étais certes aidé par le fait qu’en ce temps-là, tu étais de droite, du moins de ce qui pour moi était la droite : l’apolitisme, l’acceptation de l’ordre des choses. Ton père était gaulliste, ta famille catholique, bref, c’était déjà pour toi un exploit de penser par toi-même, de ne croire ni en Dieu ni en ses saints, et surtout et c’était là notre principal point d’accord, d’exécrer la mentalité bourgeoise, le conditionnement des esprits. J’étais capable le dimanche de partager avec toi le plaisir de la lecture de « L’homme révolté » de Camus, et le lendemain de me plonger avec délectation dans le pamphlet (annonciateur du pire) « La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky » de Lénine. Si la lutte de classes internationale m’en avait laissé le temps, j’aurais pu me faire soigner pour schizophrénie. Ce ne fut pas le cas, et je restai malade. La convalescence fut longue et douloureuse, car je pris conscience -avec les années car je suis d’un naturel lent- de ce que j’avais perdu.

  Avec Jean-bernard, on était capables de rester de longues minutes sans dire un mot. Quand j’allais vous voir Jacqueline et toi à Nyons, je me rappelle une fois, nous étions sur le balcon installés dans des chaises longues, sans dire un mot. Et soudain, nos regards se sont croisés et on a éclaté de rire, sans savoir, mais alors vraiment sans savoir pourquoi. On était de vrais amis. Et personne ne mesurera la peine qui est la mienne depuis que tu es parti.  

 Tout ne fut pas toujours rose entre toi et moi. Souvent nous eûmes des discussions, même des disputes. Des discussions, ça va paraître prétentieux, sur des questions morales ou philosophiques (1). Des disputes lors de nos voyages dont je parle par ailleurs. Car Jean-Bernard était Monsieur Sécurité, et cela m’énervait au plus au point. Autant il était libre dans sa tête, autant il ménageait, soignait, épargnait le reste de son corps. Lors de nos pérégrinations, sa maxime était « Il faut être équipé ». Et il l’était le bougre. De l’équipement de camping jusqu’à la marque de ses gouaches, c’était du sérieux. Je ne sais pas si une fois dans sa vie il posa un pied dans un supermarché. Il sautait sur tout ce qu’il y avait de plus cher. Certes il n’eut jamais d’enfants à nourrir, sa femme et lui disposaient d’un bon salaire. Je vais en surprendre plus d’un, mais quand le couple dut subir le sort des chômeurs (2), plutôt que d’utiliser du matériel au rabais, il cessa de peindre et se mit exclusivement au dessin.  

   Mais pourquoi au fait, pourquoi parlai-je de tout cela ? Qui plus est sur ce blog ? Je mentirais en suggérant que peut-être de là où il est, mon cher ami pourra lire ces lignes en forme de confessions. Oui je mentirais. Alors, c’est pour moi que j’écris, par orgueil peut-être, l’occasion étant trop belle pour faire parler de moi. Non, je vous assure que non. De savoir que des personnes vont lire ces lignes, qu’elles vont apprendre qui était mon ami, et quelle était notre amitié, cela me soulage, car les souvenirs sont trop lourds à supporter, je ne peux plus les garder en moi-même, je veux les partager.

 

(1)     J’ai hésité à écrire cela. C’est quand même incroyable qu’il faille s’excuser d’évoquer des controverses « philosophiques » entre amis inconnus du grand public, quand on admet par la force des choses, car on ne sait pas quoi faire pour les empêcher, les bagarres entre les supporters des clubs de foot…

(2)     J’y reviendrai.

                                                                           

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