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05/11/2013

Si l'on excepte quelques penseurs honnêtes

 

 

 Cité par Emmanuel Carrère dans « Limonov » : George Orwell parlait de common decency 

« …cette haute vertu qui est plus répandue dans le peuple que dans les classes supérieures, extrêmement rare chez les intellectuels, et qui est un composé d’honnêteté et de bon sens, de méfiance à l’égard des grands mots et de respect de la parole donnée, d’appréciation réaliste du réel et d’attention à autrui. ». 

 Ce livre d’Emmanuel Carrère est une source inépuisable pour celui qui veut comprendre notre temps. J’y reviendrai. Common decency : le dictionnaire traduit par décence, bienséance, convenance, respect humain, pudeur, honnêteté. Je retiens ces trois derniers, ce sont des piliers solides sur lesquels peut s’édifier une conduite humaine. Qualités essentielles mais rares. Qualités qui ont peu de rapport avec le niveau culturel des personnes.  

 Au commentaire de E.Carrère qui évoque les grands mots, sous-entendant par là qu’ils sont proférés par les intellectuels, j’applaudis. Bavards intarissables, ils parlent trop souvent pour ne rien dire. Je mettrai un bémol. Le vingtième siècle les a trop souvent vus parler alors qu’il aurait fallu qu’ils se taisent, mais n’oublions pas qu’ils se sont aussi tus quand il aurait fallu qu’ils parlent. Car si les longues études développent l’intelligence, elles donnent des responsabilités. Qu’un philosophe dispense ses cours à l’université sous un régime qui sème la terreur, qu’il approuve même ce régime, c’est incompréhensible, ce fut pourtant la réalité. Que des écrivains ou des artistes reviennent enthousiasmés et glorifient l'intolérable, c’est révoltant mais ce fut la réalité. Quand je dis que je mettrai un bémol sur le penchant des intellectuels pour le bavardage, c’est qu’il faut leur accorder aussi cette faculté qu’ils ont de se taire. Au besoin, ils sont les rois du silence.  

 Je n’ai jamais reproché à cet ami de ma grand-mère dont j’ai longuement parlé ici-même, il s’appelait Nicolas, je ne lui ai jamais reproché d’être communiste, c’est-à-dire stalinien tout simplement, même quand on savait que le « petit » père des peuples était champion du monde du crime –excepté Hitler, on ne va pas comparer le nombre de morts, les déportations, les souffrances. Je ne lui ai pas reproché pour deux raisons. D’abord, Staline déportait, tuait et torturait au nom du communisme, et le communisme c’est le plus bel objectif qui ait été à ce jour proposé à l’humanité. Pour Nicolas, comme pour des millions d’ouvriers français, l’Union soviétique c’était l’espoir, et pour les plus combatifs : l’avenir. Alors pour les crimes, mais de quels crimes parlez-vous donc quand c’est pour le bonheur des peuples ? Ensuite, Nicolas n’avait lu ni Hegel ni Feuerbach ni Marx ni Engels ni Lénine. Sa culture était celle de l’Humanité quotidienne et de Paris turf pour le tiercé du dimanche. Donc pour lui, à partir de 1941, l’horreur était nazie, terrible, insupportable, mais limitée à l’Allemagne, certes importée en France mais par des traîtres à la solde des « boches ». Par contre, nos poètes à la Aragon qui en appelaient au Guépéou, nos universitaires qui se taisaient en 56 lors des événements de Pologne et de Hongrie, et qui pour certains ne rompaient le silence que pour accuser les ouvriers hongrois d’être manipulés par l’ogre américain, justifiant ainsi l’écrasement de leur révolte par les chars du grand frère soviétique, ah oui à ceux-là il y aurait des reproches à faire mais c’est trop tard toujours trop tard. Combien de ces intellectuels ont bougé leur cul pour accueillir Leonid Plioutch à l’aéroport français, ce mathématicien chassé de son pays pour dissidence ? Quelques dizaines. Silence radio. Ces écrivains qui ne savent plus raconter des histoires, sauf quand on ne leur demande pas, qui n’ont jamais souffert, qui n’ont vécu aucune aventure, qui s’auto analysent sur du papier à grand tirage, ils se sont tus quand d’autres à l’est recopiaient sur du carbone des chefs d’œuvre interdits. Des courageux comme Pierre Daix, il y en a eu peu, trop peu pour parler, pour dire que l’Archipel du Goulag était plus qu’un beau morceau de littérature. 

 Ils sont les rois du silence quand le réel ne coïncide pas avec l’idée qu’ils se font du monde. Dans les moments cruciaux de l’histoire des hommes, quand les dogmes menacent de s’effondrer, le silence des maîtres à penser les maintient encore debout. Pour quelques temps seulement, mais c’est déjà trop.  

 Posons d’emblée cet axiome : les intellectuels sont très majoritairement de gauche. Pourquoi ? Défendre ou même promouvoir le capitalisme, l’idée du profit, le système bancaire, l’exploitation de l’homme par l’homme, bref se faire l’avocat du diable est une tâche pratiquement insurmontable pour quiconque a fait de longues études, et souhaite en tirer quelque chose en général pour faire carrière, mais pas toujours, quelquefois aussi pour améliorer le sort de ses contemporains même si c’est contre le gré de ces derniers, au péril de leur vie. L’intellectuel penche donc à gauche et rêve de faire le bonheur des peuples. Je reviens au livre de Carrère pour une longue citation qui en vaut la peine (il reprend lui-même des propos d’un certain Martin Maria) : 

« Le socialisme intégral n’est pas une attaque contre des abus spécifiques du capitalisme mais contre la réalité. C’est une tentative pour abroger le monde réel, tentative condamnée à long terme mais qui sur une certaine période réussit à créer un monde surréel défini par ce paradoxe : l’inefficacité, la pénurie et la violence y sont présentées comme le souverain bien. »  

 Pour expliquer le silence de nos intellectuels pendant les riches heures du totalitarisme soviétique, il faut noter que ce dernier ne s’en est jamais pris au peuple, ni à l’honnête citoyen, mais aux « ennemis du peuple ». Là réside toute la force du système : on met tout en œuvre pour faire le bien, et quelques énergumènes (en réalité entre 10 et 15 millions) pour la plupart agents de puissances étrangères ourdissent des plans contre-révolutionnaires. Ajoutez à cela l’aura dont jouit le père des peuples et sa clique après la victoire sur l’Allemagne nazie, et on comprend mieux pourquoi ici à l’ouest la gauche s’est tue, et même parfois a complaisamment entendu la propagande communiste.  

 On va me dire : mais enfin pourquoi revenir sans cesse sur ce passé ? C’en est fini du communisme, tirons un trait.  

 Non. Le parti est mourant, mais les idées qui furent les siennes sont encore vivantes. A l’extrême gauche c’est certain, mais aussi colportées par la majorité des médias : américanophobie, critique du capitalisme sous toutes ses formes, silence ou bavardage complaisant sur les crimes de guerre quand ils ne sont pas le fait des puissances occidentales, culture de l’irresponsabilité, justification de la délinquance par le chômage des jeunes, du terrorisme par l’extension de la misère dans le monde, explication des guerres et génocides en Afrique par la richesse du sous-sol convoitée par les puissances occidentales…on se croirait revenu dans les années cinquante quand les unes de l’Humanité imputaient les malheurs du monde à l’impérialisme américain, US go home. 

 Nos intellectuels aujourd’hui, si l’on excepte quelques penseurs honnêtes qui ne craignent pas d’appeler un chat un chat, d’aller contre l’opinion au risque de passer pour des complices de ce que la gauche a estampillé comme étant la « réaction », nos intellectuels donc, c’est le prix à payer pour se faire un nom, caressent le pouvoir, tous les pouvoirs, politique, religieux, médiatique, dans le sens du poil. Pour les aider, les gentils journalistes qualifient leur discours de « décalé ». On ne m’empêchera pas de penser que l’humanisme haut de gamme qu’ils manifestent partout et sur les ondes est une couche de vernis étalée sur de la mauvaise conscience. A l’image des bourgeois bohèmes qui les admirent : à des kilomètres du monde réel et des cités dangereuses, tout ce qu’ils risquent, c’est une rayure sur leur puissant 4x4 hybride. Si si, ça existe, dans les beaux quartiers l’avenir de la planète est préoccupant. 

 

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