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11/02/2016

La distinction

 

 

 L’expérience invite à se méfier de ceux qui parlent au nom de tous. Le simple bon sens fait la différence entre un ouvrier qui défend son emploi et une personne qui défend l’emploi des ouvriers. Que le premier défende son emploi c’est dans la nature des choses, et s’il parle au micro, qui mettra en doute la sincérité de ses propos ? Le responsable syndical sera écouté avec circonspection, car s’il est parfois comme ouvrier en situation précaire, il est aussi engagé dans un autre combat, celui de sa crédibilité auprès des siens, et vis-à-vis de ceux qui l’interrogent, peut-être même de la France entière. Quand au responsable politique tenant un meeting devant la porte de l’usine en pleine période électorale, il faudrait être naïf ou membre du même parti pour croire en la sincérité de son discours.

 Et c’est là un paradoxe : plus on s’éloigne de la vie réelle, plus les idées foisonnent et sont belles. Avez-vous déjà entendu un père ou une mère de famille réduits au minimum vital après la perte de leur emploi vous parler de nationalisation de l’industrie et des banques, de l’expropriation du capital, de socialisme, de droits de l’homme et de la société future d’amour et de partage ? Ce sont là des idées généreuses et magnifiques qui ne peuvent jaillir que d’un esprit libéré de tout souci matériel. Il faut vivre bien et avoir fait de longues études pour croire qu’on va sauver le monde. On peut comprendre le regard méfiant porté par l’ouvrière, le paysan ou le chômeur sur cet être venu d’ailleurs qui vole à leur secours. Trop distingué pour être honnête. Cela cache quelque chose. Distingué, distinct. Distinct. Voilà le mot.

 Sur la planète Extrême Gauche il était de bon ton de dire –peut-être est-ce encore le cas- que l’avant-garde ouvrière doit accompagner la lutte de la classe du même nom, tout en étant distincte de celle-ci. Oui, forcément distincte car on ne peut pas confondre quelqu’un qui sait et quelqu’un qui ne sait pas. L’ouvrière licenciée, le petit producteur de lait, le chômeur longue durée ne savent qu’une chose : qu’ils sont dans la mouise et n’ont plus que leurs yeux pour pleurer. Le révolutionnaire lui, sait qu’un jour, comme la cuisinière de Lénine, ils seront au pouvoir réglant du même coup tous les problèmes de l’humanité. Gros bêta qu’il est le menu peuple ne sait rien de tout cela. Et encore il faut préciser. Pris individuellement, ces gens sont d’une ignorance crasse sur tout ce qui concerne leur avenir. En groupe, c’est différent et c’est là toute la force de la conception révolutionnaire : elle réside dans la notion de classe. L’ouvrier individuel n’est rien, c’est un niais incapable de comprendre la première ligne d’un programme politique. La classe ouvrière par contre –quand elle se réveille, et c’est le rôle de l’avant-garde de la stimuler- peut prendre conscience qu’elle est une force, et alors là… Vous allez me dire que les exemples historiques d’un tel réveil ne sont pas enthousiasmants, certes. Mais c’étaient des ballons d’essai, la prochaine fois tout va bien se passer.

 J’étais au service militaire en 1971, sursitaire. Ceux dans mon cas étaient une minorité. Certains étaient des militants d’extrême gauche, encore tout émoustillés par le cataclysme de Mai 68. N’était-ce pas surprenant de voir ces antimilitaristes s’empresser de postuler pour les EOR (école d’officiers de réserve) ? Alors que le plus grand nombre des appelés, pour des broutilles, se faisaient sucrer leur permission, se tapaient les manœuvres, les rassemblements au coup de sifflet pour le seul plaisir d’un adjudant sadique ayant fait ses armes en Algérie on imagine comment. Des appelés qui, après avoir crapahuté dans la boue jusqu’à la tombée de la nuit, devaient encore nettoyer leur arme sous les yeux inquisiteurs de qui ? D’un troufion de notre âge déjà maréchal des logis après trois mois de classes, qui nous obligeait à rentrer de manœuvre en rang par deux et au pas parce que nous avions entonné des chants qui n’avaient rien de militaire. Il était instituteur dans le civil…

 Si des liens d’amitié se sont créés dans cette caserne, ce ne fut pas nécessairement entre jeunes de même milieu social. Il y eut même quelques échanges intéressants entre des étudiants et de très jeunes engagés, enfants de mineurs qui depuis la fermeture des mines (on était en Lorraine) n’avaient pour tout avenir que celui proposé par l’armée. Mais le plus extraordinaire, ce fut James.

 Pour toujours, l’image de ce jeune homme, esprit et corps, restera gravé dans ma mémoire. C’était un jeune ouvrier qui travaillait dans une usine d’emballages de la région parisienne. Le premier soir, on faisait connaissance. On avait étalé sur la table saucisson, camembert et une ou deux bouteilles, on commençait à peine à tartiner, accompagnés par des chansons de Brassens que certains connaissaient par cœur, et aussi parce que l’un d’entre nous était venu faire ses classes avec son arme, une guitare sèche. On commençait à peine. Soudain la porte de la chambre s’ouvre avec fracas. Un hurlement. En réalité, nous l’avons appris par la suite, c’était une injonction, dans une forme très exclamative : « Garde à vous ! ». En langage ésotérique, et aussi parce que c’est plus stimulant, on n’entend que « vououou !!! ». Nous eûmes à peine le temps de lâcher les tartines, il posa délicatement son avant-bras sur le bord de la table et le fit glisser jusqu’à l’autre bord. Bouteilles, saucisson, pain, fromage : tout était par terre. Je reviens dans trois minutes, tout sera en ordre. On était debout au pied de nos lits, sidérés.

 C’est alors que tout commença. Pour sortir, l’individu posa sa main sur la poignée de la porte, quand on entendit une petite voix fluette mais claire et distincte prononcer ces quelques mots : « On n’est pas des bêtes pour nous parler comme ça. »

 James n’était pas antimilitariste comme vous et moi, parce que ceci parce que cela, la guerre est une chose affreuse et tout le pataquès. Non. James était antimilitariste par essence. Son âme, son corps étaient antimilitaristes, ses fesses aussi malheureusement, le préhominien chargé de l’élevage des bleus dans notre batterie le comprit bien vite, aidé par ses rangers. Notre copain, les larmes me viennent aux yeux d’en parler comme ça, notre copain avait un problème de coordination dans ses mouvements, je dirais dyslexie, mais on me dit que cela concerne l’écriture. Bref, il mettait un temps fou à nouer ses lacets, il fermait sa vareuse en décalant les boutons, en plus il lui fallait toujours un temps de réflexion avant de répondre à un stimulus. Dans la vie courante c’est un handicap, dans l’armée une mutinerie. Pour l’appel du matin au rassemblement, comme des moutons nous dévalâmes l’escalier de la caserne pour nous ranger en ordre sous le regard satisfait du gradé de service. James manquait à l’appel. Il apparut enfin, chemise sortant du pantalon, veste mal boutonnée, un lacet déjà défait et le béret dressé en cône au-dessus de la tête par une mèche rebelle.

 Dès le premier jour, on sait qui est qui. Il y a ceux qui rient et ceux qui ne rient pas. On remarqua bien vite que ceux qui riaient des maladresses de James restaient, face aux pitreries lamentables de ceux qui donnaient des ordres et signaient les permissions, des spectateurs sérieux et attendris. Mais la solidarité de quelques soldats de la batterie fut indéfectible. Au coup de sifflet du matin, on ne descendait pas tant que notre copain n’avait pas lacé ses rangers. On l’aidait même. James, où es-tu ? Qu’es-tu devenu ?

 Voyez, j’étais parti pour dire des méchancetés de ces intellectuels à la noix qui donnent des conseils au peuple, et me voilà entraîné dans mes souvenirs. Oui, j’ai fait de belles rencontres à l’armée, il y avait Ronan aussi. Bon j’arrête là. Et pendant que nous piochions dans la cour de la caserne, punis d’avoir signé une pétition contre les brutalités de l’adjudant qui avait poussé James dans l’escalier, d’autres menaient la vie de château, maréchaux des logis au bout de trois mois de classes, faisaient des comptes, grattait le papier dans les bureaux, et je vous prie de croire que parmi ces gens, il y avait de fameux révolutionnaires, avant-garde de la classe ouvrière, mais distincte. Je ne me rappelle pas tout, mais je doute que ces braves soldats aient mis un jour au cours de manœuvres un seul pied dans la boue.

 On ne dresse pas les hommes à coup de grandes idées. Il y a des ouvriers, des cultivateurs, des pêcheurs, des gens qui ont fait des études en usine, dans les champs ou en mer, qui en savent plus que d’autres qui n’ont fréquenté que les salles de classe. Ce n’est pas un pamphlet contre la culture, celle des Grandes Ecoles, encore moins contre les systèmes philosophiques. C’est une constatation : ceux qui parlent le plus sont trop souvent ceux qui en savent le moins. Il leur arrive d’être dangereux, quand ils se font les porte-parole de ceux qu’ils ne connaissent que par les livres. Et bien que ces intellectuels se déclarent souvent athées, cette manie qu’ils ont d’intégrer les hommes dans leurs plans a quelque chose à voir avec le dogmatisme religieux. Contrairement à la statue sculptée avec amour par Pygmalion, qu’Aphrodite anima et lui donna comme femme, aucun ouvrier n’est jamais sorti vivant d’un manuel sur la théorie de la lutte des classes. Beaucoup de travailleurs ont souffert quand il s’est agi d’appliquer à la virgule près de grandes idées qui n’étaient pas aussi généreuses qu’on l’avait laissé croire. Des millions d’hommes, des peuples entiers ont souffert. A la tête de ces états une bureaucratie implacable car sûre de détenir la vérité montrait à tous que les sacrifices étaient nécessaires. Nomenclature instruite et avertie, elle profitait du travail du peuple, s’enrichissait, habitait des résidences de luxe, à l’écart, distincte. 

 

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07/02/2016

Peut-on être de gauche aujourd'hui ?

 

 

 Oui. D'abord parce qu'il est difficile d'être de droite. Celle-ci fait chaque jour un peu plus son plein d'incompétence, comme si l'histoire de France au siècle précédent ne lui en avait pas donné assez. Faut-il rappeler aussi qu'elle compte dans ses rangs quelques personnes peu estimables, financièrement non patriotes, très attachées à leurs biens dont l'origine n'est pas toujours avouable. Comme ce n'est pas le cas de tous, on pourrait encore glisser un peu d'espoir dans les déclarations programmatiques d'une droite républicaine honnête et soucieuse de l'avenir du pays. Ce serait sans compter avec cette antienne qui s'accroche à la France comme la misère sur le monde: la droite c'est l'argent, l'argent c'est le mal.

 Nous sommes tous qu'on le veuille ou non des idéalistes. Comme c'est difficile sur une estrade, dans un meeting ou une réunion de famille de justifier ou seulement d'essayer de comprendre l'inégalité sociale! Pire, si vous êtes ministre de l'économie, de déclarer que la vie d'un patron n'est pas plus simple que celle d'un salarié...horreur! Erreur de débutant. Blasphème. Le travailleur, l'exploité, le chômeur, le pauvre sont les saints d'aujourd'hui quand ceux du ciel ont convolé pour toujours vers des espaces où la misère a encore un sens (et encore rien n'est moins sûr peut-être qu'il fait bon vivre ailleurs et que dieux, saints et l'armée des anges ont déposé les armes une fois pour toutes et dans tout l'univers). Dans une société dont personne n'est plus capable de dire où elle va (et même parfois d'où elle vient, tentez l'expérience, on vous qualifiera de nostalgique, une injure) les seules choses qui valent encore le coup de croire et s'engager bourgeonnent dans le dernier carré du petit jardin, profond au plus profond de nous. Conscience, la bonne conscience. C'est dans ces parages que la gauche survit, qu'elle trouve encore du grain à moudre.

 Il est à noter que les personnes qui montent en première ligne pour défendre l'opprimé ne sont jamais des travailleurs, des exploités, des chômeurs, encore moins des pauvres. Pourquoi? D'abord parce que les héros ont du temps à perdre. Ils ont la culture, ils ont les livres. Nombre d'entre eux ont l'accès aux médias. Philosophes, écrivains, artistes, cinéastes, comédiens, chanteurs et humoristes à 99,99% tiennent le même discours compassionnel: il faut en finir avec la misère, mettre tout le monde sous un toit, donner les moyens de se nourrir, éduquer, éduquer encore. Car les révolutions n'ont pas tenu leurs promesses. Cela fait presque deux siècles que le capitalisme exploite le monde et que les forces qui prétendaient le terrasser ont échoué lamentablement en créant parfois des situations pires. L'idéal révolutionnaire à l'image de ses apôtres n'a plus vingt ans. Il a pris du ventre. Mieux rompu à la course, le vieux monde l'a rattrapé. Dépité, drapeau rouge en berne, que reste-t-il au vieux militant de ses amours? Des livres, des souvenirs, des guerres (sans arme oh la la!!) à raconter. Quoi d'autre? En dernier recours: le verbe haut contre l'extrême droite. Entre une soirée théâtrale et une expo à ne pas manquer, le gauchiste ordinaire joue un rôle dans un domaine où il est le recordman du monde: celui de l'effarouché.

 Drapé dans sa tunique fleurant bon la tolérance, l'amour et la paix entre les peuples, le bourgeois bohème s'avance et parle. Il est l'avocat de l'humanité tout entière. Lui qui n'a jamais subi ni même vécu sous régime fasciste, il sait la menace et nous la rappelle à toute occasion. Mais l'acuité de son regard a des limites qui lui sont imposées par un système de pensée. Dirai-je son dogme? Il voit derrière des lunettes qui partagent définitivement et indiscutablement le monde entre le bien et le mal. Le bien reste toujours à définir, le passé douloureux de l'expérience socialiste incite le plus inflexible des idéologues à la modestie. Le mal est plus facile à cerner: l'argent, le patron, le capital, le capitalisme, l'impérialisme et pendant qu'on y est: l'Occident. Ce qui permet de faire passer les pires idéologies réactionnaires pour des forces de progrès, puisque opposées au Satan occidental. Et les barbares qui tuent au nom de dieu ont l'habileté de tenir un langage semblable mettant dans le même sac pouvoir de l'argent, impérialisme colonisateur et mœurs dissolues.

 Comment peut-on espérer quelque chose de ces orateurs sans talent? Ils sont dans la république ce que les dames de charité étaient au temps des rois. Une soupape. Pourrait-on en vouloir à ce petit bourgeois avec un coeur gros comme ça? Chapeau vissé sur la tête, écharpe rouge et manteau noir sont des preuves de son existence. Ces gens-là ne manifestent pas. Ils se manifestent. Ils vivent au plus loin de la banlieue derrière une porte blindée protégée par une alarme, mais ils savent ce que c'est que la délinquance, sans toutefois tomber dans le piège du tout sécuritaire. Ils ne sont jamais dans le doute. Comme leurs maîtres à penser qui fermaient les yeux ou feignaient l'étonnement quand les chars d'assaut faisaient la loi dans le monde socialiste ils ne savent pas qu'en France aujourd'hui il nous faut accepter les prières de rues, des horaires séparés pour les femmes dans certains lieux publics, des enseignements adaptés pour ne froisser personne à l'école, ils ne savent rien de tout ça. Et quand il leur faut se rendre à l'évidence, ils trouvent encore les mots, les expressions qui rabibochent, comme quoi tout va s'arranger, le problème n'est pas là, décrispons, apprenons à vivre ensemble. Ils sont même capables de plaider la pire des causes religieuses, sombrant dans l'antiféminisme et l'antisémitisme, s'il faut en arriver là pour exister encore. Si le terrorisme islamique ne les bouleverse pas, c'est l'état d'urgence qui les fait descendre dans la rue.

 Etre de gauche aujourd'hui, bien sûr que c'est possible, et ces pantins de la politique nous manqueraient s'ils n'existaient pas. Au risque de choquer je dirai même qu'ils sont excusables. Quand on juge les gens, il faut tout mettre dans la balance. Se rendre compte que pour eux le siècle passé a été rude. Le monde nouveau qu'ils avaient espéré s'est écroulé comme un château de cartes. Leurs idoles ont été descellées. Partout les efforts pour en finir avec l'exploitation de l'homme par l'homme ont été vains. Coupés de leurs racines, mis à l'écart d'une classe ouvrière diminuée qui ne croit plus en rien, ils trouvent refuge dans les médias, le spectacle, la représentation et l'humanisme à trois sous. Etre de gauche c'est être auprès des opprimés, par le cœur. Ils pourraient presque nous émouvoir s'il n'y avait tout près d'ici et de chez vous cet homme que vous rencontrerez un jour qui a tout perdu, emploi, femme, maison, collègues, camarades, dont les fleurs qu'il vous montre, en massifs devant son bungalow, sont le plus beau et le plus vrai de tous les discours.

 

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