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27/06/2018

De Paris à Ispahan

 


 Il faudrait qu’enfin les occidentaux qui prétendent faire la leçon aux autres sortent de leur petit monde : démocratie, libertés publiques, laïcité de l’école et de l’état, liberté et émancipation de la femme, instruction pour les filles, droit de changer de religion ou de ne pas croire.

 Qu’ils prennent enfin conscience que toutes ces idées leur appartiennent, qu’elles sont leur propre vision du monde et ne sont que cela. Qu’ils cessent de se poser benoîtement la question : comment peut-on être Persan ? Alors qu’ils sont eux-mêmes singuliers pour ne pas dire surprenants quand on les regarde d’Ispahan.

 Qu’ils admettent qu’il peut y avoir sur cette planète d’autres opinions, d’autres visions, d’autres façons de vivre, d’autres conceptions de ce qui est bien, de ce qui est mal !

 Ainsi parlerait mon cousin si j’en avais un. Il aurait lu Montesquieu en tenant le livre à l’envers. Allons cousin, les Lettres persanes ne sont pas un réquisitoire contre la culture d’ici. Elles sont la critique d’une posture ethnocentrique qui consiste à faire passer pour universel ce qui n’est que tradition, opinion et préjugé. Ainsi l’évocation ironique du dogme religieux, quand trois ne font qu’un, n’est pas une flèche pointée sur la religion de l’homme occidental mais sur la bouffonnerie de celui-ci quand il cesse d’être raisonnable, quand la pensée laisse le champ libre à la croyance.

 L’esprit des Lumières n’est pas ce petit monde dans lequel baignerait voluptueusement l’homme occidental. Il n’est pas non plus l’étendard de colonisateurs. Il n’est pas une bannière. Il n’est pas un modèle. Il est la pensée en exercice. Pensée qui s’interroge, qui se bat, qui s’épuise parfois. Petite flamme qui s’éteint. Pensée qui renaît et s’insurge. Pensée qui sape, pensée révoltée. Pensée combattue, condamnée, emprisonnée, torturée, brûlée. L’esprit des Lumières n’appartient à personne, il n’est d’aucun pays, il n’a pas d’hémisphère. Il est planétaire. Il appartient aux hommes et aux femmes de partout. Et bientôt aux enfants, car l’école va le transmettre, j’en suis sûr.

 

 

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19/06/2018

Gilet de sauvetage

 


 Une affiche annonce une conférence sur le thème des « violences policières ». Thème élargi à d’autres : « islamophobie et racisme, contrôle au faciès, état d’urgence, libertés politiques… ».


Voici le texte qui l’accompagne :


« Nous sommes en train d’assister à la reconstruction médiatique et politique d’un “ennemi intérieur”. D’un côté, il s’agit du militant syndical et politique qui refuse la société de régression sociale qu’on nous impose depuis plusieurs décennies. De l’autre, il s’agit du musulman ou de celui qui est présumé l’être, toujours supposé délinquant, voire « terroriste » en puissance. » (1)


 Comment être plus clair ? L’extrême gauche en déficit de soutien dans la classe ouvrière (et plus largement dans le peuple) a trouvé un substitut : l’islam. Plus particulièrement ceux qui parmi les musulmans propagent la haine de l’occident et de la démocratie.


 Pourquoi alors s’opposerait-on à ce qu’un rappeur jihadiste se produise au Bataclan ? Pourquoi s’insurger contre un chauffeur qui refuse de s’asseoir sur le siège occupé précédemment par une femme ? Pourquoi voir dans les errements de déséquilibrés des actes terroristes islamistes? Pourquoi mettre l’accent sur les atteintes à la laïcité dans les écoles ? Pourquoi mettre en cause à toute occasion l’islam politique ?
Ne comprenez-vous pas qu’il est devenu plus, bien plus qu’une religion, le gilet de sauvetage d’une idéologie qui ne séduit plus que des nostalgiques de Staline, Mao et Che Guevara ?

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(1) d’après Valeurs actuelles

 

13/06/2018

Un souvenir de Daniel Masclet

 

 

 Une image, dans un recueil de photographies de Daniel Masclet : deux hommes qui marchent dans la rue, un geste du bras nous indique qu’ils échangent quelques paroles. Rien d’autre. Trottoir et murs sont presque sans détails. En tout et pour tout : deux hommes, qui marchent et qui parlent. Sous la photographie, on peut lire : « Les deux amis ». Ce que je viens de décrire, je le fais de mémoire car malheureusement j’ai égaré ce recueil depuis une bonne trentaine d’années. Peut-être garnit-il la bibliothèque d’un de mes lecteurs aujourd’hui ? Si c’est le cas, qu’il le garde et le regarde. Quel plaisir alors pour moi de savoir qu’une personne au moins sait de quoi je parle.

 Après si longtemps, comment est-il possible de se souvenir de deux hommes qui marchent et qui discutent ? Je n’en sais trop rien. Surtout qu’à l’époque je feuilletais des magazines qui nous montraient les œuvres de grands reporters –nous étions en pleine guerre du Vietnam- images hallucinantes, frappantes, violentes et pour certaines insoutenables de massacres et de souffrance, images impossibles à oublier. Alors que le napalm se répandait sur des populations, que des artistes prenaient tous les risques pour informer le monde sur les atrocités de la guerre, il y avait cette épreuve en noir et blanc de Daniel Masclet qui nous montrait quoi ? Rien, sinon deux personnes progressant le plus tranquillement du monde sur un trottoir, échangeant des propos qu’on ne connaîtra jamais, et peut-être même de peu d’intérêt. Qu’est-ce que j’en sais après tout ? Et Daniel Masclet lui-même qu’en savait-il ? Et s’ils étaient des philosophes s’interrogeant sur les limites de la raison humaine, sur ce que l’humanité est en droit d’espérer ? On ne le saura jamais. Cette part de mystère, voilà tout l’art.

 Quand tout n’est pas montré, il reste à celui qui n’est d’abord que spectateur un chemin à parcourir, dans un dialogue entre lui et l’artiste. L’attitude énigmatique de Bouddha, l’esquisse d’un sourire de la Joconde ne nous disent rien et nous émerveillent. Comme si l’œuvre se continuait en nous-même, y trouvant sa réalisation, sa fin.

 Oserait-on aujourd’hui présenter l’œuvre de Daniel Masclet dans une exposition de photographies ? Nous sommes tellement saturés d’images toutes plus originales les unes que les autres, qui montrent tout ce qui est possible et même parfois interdit, que notre entendement a du mal à faire le chemin inverse, vers la simplicité. Le sentiment, le trouble, l’émotion sont maintenant enfouis sous des tonnes d’informations, de scoops, de décors, de parures. Et plus défilent sur les écrans les clichés les plus extraordinaires, plus on cherche encore à étonner.

 Alors s’impose le trucage. Il n’est pas d’hier certes. Mais à l’époque nous étions déjà tellement enchantés de la découverte du monde grâce à l’image qu’il n’était pas vraiment nécessaire de s’en inventer un autre. S’il était pratiqué parfois pour de mauvaises raisons, le trucage pouvait par lui-même, et se présentant comme tel, être un art. On peut citer en exemple le cinéma de Méliès, les corps déformés de Kertesz, les solarisations de Man Ray.

 Autre chose est le trucage qui ne dit pas son nom, grâce à des effets tellement spéciaux qu’on ne sait plus où est le vrai, où est le faux. Amusants ou émouvants quand ils suscitent l’émotion, ils peuvent être des procédés efficaces de manipulation des esprits.

 Un peu comme des enfants trop gâtés qui ont fait le tour de leurs jouets et qui en veulent toujours plus, le monde tel quel ne nous suffit plus, nous en voulons d’autres. Des philosophes ont proposé des solutions qui ont fait long feu. Notre imagination inépuisable donne vie à des êtres et des choses qui n’existaient auparavant que dans les rêves ou les cauchemars. Sur les écrans surgissent des fées ou des monstres qui ravissent ou effraient les enfants et les grands. Et l’image se complique grâce à des effets de plus en plus prodigieux, nous laissant spectateurs, pantois, ahuris.

 Alors, que deux amis en noir et blanc marchent et conversent dans la rue, même si les nuances de gris ont été travaillées par le tireur, même si la composition de l’image est tellement simple qu’elle en est belle, même si je retrouvais la photo je ne crois pas que j’oserais la montrer à des enfants.

 

 

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