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13/07/2019

Partir

 


 Revenant des courses, passant dans la galerie commerciale, inévitablement je pose mes sacs. Il y en a pour tous les goûts. De l’Amérique, du Canada, de l’Australie, du Pérou, de partout. Les deux dames sont assises chacune derrière un bureau, je ne vois que leurs yeux, le reste est mangé par l’ordinateur. Par moments, l’une se penche de côté pour dire un mot à l’interlocuteur, celui qui va partir. Il attend, pendant qu’elle tape, le nez en l’air il regarde les affiches elles sont toutes bleues, du bleu profond de la mer par beau temps, pas de vagues ou alors de celles qui viennent doucement s’épuiser au pied des belles dames allongées à l’ombre d’un palmier de hasard. Il pianote aussi sur le bord du bureau, pour passer le temps, il sait que ce sera long, pensez : on communique avec le bout du bout du monde, un voyage d’une telle ampleur, cela ne s’improvise pas. Il faut être perpétuellement à l'affût, savoir attendre la promotion, éviter les pièges, penser à tout, assurance, hébergement sur place, chambre avec vue sur quoi, l’option « découverte » qu’on ne signe pas comme ça sur un coup de tête, le raid en 4x4 pour aller plus loin, avec bivouac dans le désert, sans compter les régions à éviter, volcans, risques de tsunamis, terrorisme, ça pour ça, commander un voyage, c’est déjà l’aventure.

 Sur le présentoir -à l’extérieur donc ça n’engage à rien- les brochures sont toutes plus alléchantes les unes que les autres, et gratuites. J’en aurais bien pris une ou deux, mais elles sont épaisses, surtout celles qui parlent des pays lointains, donc lourdes, et c’est le mauvais jour, celui du pack d’eau, des fruits, du pain et du produit lessive, je suis à pied, un kilomètre et demi, on verra la prochaine fois. Je reprends mes sacs, et sur le chemin du retour je rumine ces paroles de Marc Walter :

 « Le voyage pour moi, ce n’est pas arriver : c’est partir. C’est l’imprévu de la prochaine escale, c’est le désir jamais comblé de connaître sans cesse autre chose, c’est la curiosité de confronter ses rêves avec le monde, c’est demain, éternellement demain. » 

 Partir, c’est quitter un lieu, s’en aller. Oui, s’en aller. S’éclipser. Quand ma petite fille a les yeux dans le vague, on dit qu’elle est partie. Le corps est là parmi nous, l’esprit ailleurs, en Rêverie. Un continent que jamais n’atteindront les explorateurs les plus téméraires. Plus que les jambes, les ailes, les roues et tous les moyens de transport, l’esprit est un voyageur infatigable. Il ne connaît pas de limite. Frontières, murs, marécages, océans même et tempêtes, il les traverse sans même les voir. Enfermez-le dans le cachot le plus sombre à l’écart du monde, il voyage encore, et plus loin au-delà du visible, car le noir stimule, comme l’étoile qui ne brille que la nuit.

 J’aimerais aller loin, longtemps, dans un pays qui me fera tout oublier, les gros et les petits soucis, attention demain il sera trop tard, bon dieu combien de temps reste-t-il à vivre ? En voilà une question qui n’a pas de réponse. Si j’avais un sursis, disons d’un mois, mais en pleine santé, bon avec un peu d’arthrose, des taches dans l’œil et quelques insomnies, partir oui. Mais où ?

 Il y aurait bien Ségeste avec son temple antique et plus haut, l’acropole sauvage envahie par les herbes, le théâtre qui domine le pays de Sicile. Il y aurait ce camping bondé, ma tente plantée entre deux arbres décharnés en face d’un type qui démonte sa Skoda pièce par pièce, ce camping tchèque où j’ai rencontré un homme exceptionnel venu d’Allemagne qui m’a tout dit de lui, son pays, les deux dictatures qui ont marqué sa vie, devant un schnaps jusque tard dans la nuit. Et puis… et puis, il y a…

 …le sifflement du vent, la mer partout, loin par-delà les Cheviots et le mur de l’empereur, le soir encore clair sur les Highlands. L’Ecosse c’est mon Amérique à moi. Ah comme j’aimerais la revoir un jour sous les rafales ! Comme j’aurais voulu qu’il y eût un monstre dans le loch, qui aurait tout dévoré, la bêtise humaine et la laideur du monde. Les scientifiques et Sonar m’ont dit que non. Il n’y a plus d’espoir. Le loch est vide jusqu’au fond.

 Mais l’Ecosse ce n’est pas assez loin. Le monde est trop petit, vous en avez vite fait le tour. Avez-vous déjà observé une carte du ciel ? A l’échelle de notre galaxie, la terre est déjà insignifiante. A l’échelle de l’univers dans son immensité, un Très-Haut ne pourrait concevoir l’existence de cette planète ridicule. Parlez-moi de Sirius, du Centaure, et encore, avec l’espoir d’y faire des rencontres. Non, pour voyager, l’espace ne me vaut rien. Et ça coûte. Je voudrais me promener là où aucun véhicule ne peut s’aventurer. Remonter le plus loin que je peux, dans les années que j’aime.

 C’est dans les quarante, après la guerre, pour tout refaire, point par point, étape par étape. Mes parents se seraient aimés une fois pour toutes et pour toujours. Au début, ç’aurait été dur avec les tickets et la reconstruction du pays. Mais qu’y a-t-il de plus beau que la reconstruction de quelque chose, quand tout est à espérer, tout à venir ? Mon père aurait eu du travail, mais pas trop dur qui lui aurait laissé le temps de s’instruire, de lire des livres, d’apprendre des langues, de faire des rencontres enrichissantes, et d’être le compagnon idéal d’une maîtresse d’école, s’imposant à elle comme un interlocuteur de poids. Elle aurait cessé de lui parler comme on s’adresse à des élèves, elle n’aurait pas eu réponse à tout, au scrabble et au jeu des lettres elle aurait pris une bonne claque, qui aurait été profitable à tout le monde. Ils étaient tous les deux de grands voyageurs, ma mère par le corps, mon père par l’esprit. Elle tenait des carnets de voyage sur cahier d’écolier, avec les jours, les heures et tous les détails sur les paysages, les rencontres, les hôtels, les bonnes et les mauvaises surprises, les musées, les curiosités, tout était saisi, épluché, référencé. Mon père lui, rêvassait au bout de la table, et quand il avait la parole, il s’exprimait par images, impressions et sentiments. Incapable de se rappeler le nom d’un musée, ou même parfois celui d’une ville ou d’un pays –d’ailleurs cela l’énervait qu’elle l’interrompe pour combler une lacune qui pour lui n’avait aucune importance- il était par contre extrêmement performant sur le plan émotionnel. Il ne racontait pas, mais quelques mots suffisaient pour qu’on voyage avec lui. Emu aux larmes, du Canyon du Colorado il ne disait mot, mais dressait un portrait fabuleux d’une personne qu’il y avait croisée et dont les quelques mots échangés restaient pour toujours gravés dans sa mémoire. Rouge de colère, il était d’une intolérance incroyable, comme il disait, seulement avec les cons. Mais le monde en était plein. Si cette foutue société avait donné sa chance à tout le monde, il aurait été cinéaste, ou écrivain, ou peintre ou sculpteur. Lui qui fut tellement amoureux de l’Italie, je me demande parfois si l’âme de Stendhal ne s’était pas réincarnée en lui. Je me demande aussi ce qu’il était allé faire dans le Colorado. Mon père est la seule personne –à ma connaissance- qui pouvait parcourir le monde sans quitter son fauteuil. Les personnes qu’il avait rencontrées depuis ses années d’écolier, son séjour en Allemagne et en Pologne au STO, sa carrière de fraiseur-outilleur dans l’automobile, et toutes les autres dans la famille ou le voisinage, il en dressait une galerie de portraits à étourdir le créateur du monde qui en dépit de sa toute puissance, n’aurait jamais imaginé être à l’origine d’une telle diversité. Maintenant qu’il est parti, lui qui avait les voyages organisés en horreur, je lui souhaite de ne rencontrer jusqu’à la fin des temps que des personnes de son choix, afin de trouver là-bas le bonheur dont il n’a pu jouir ici.

 Oui, lui aussi aurait aimé tout reprendre. Si c’était possible ! Sûr qu’il y aurait des candidats pour emprunter le même chemin, comme les Dupont en Jeep dans le désert. Ma mère par exemple aurait tenté à nouveau le concours d’entrée à l’école normale. Elle aurait regagné sa classe avec la pile de cahier sous le bras. A part les élèves, les programmes et les cartes sur les murs, rien pour elle n’aurait changé. Vais-je m’en moquer, quand je sais qu’elle y trouvait sa raison de vivre ? Une Joconde, un Plafond de Chapelle Sixtine, un Champ de coquelicots, un Pont d’Argenteuil, un Big bang, un Déluge, une Résurrection, un Génocide, quitte à tout recommencer, autant apporter du neuf, du beau, du bon, de l’humain. On me dit que ce n’est pas possible, que c’est comme ça, qu’il faut vivre avec. Qu’il faut vivre avec, sentence terrible, mère de toutes les soumissions, une règle de mort que seules les religions sont capables de légitimer.

 A Jesaistout sûr de lui qui m’assène qu’on ne vit qu’une fois, que c’est impossible de revenir en arrière, qu’il faut garder les pieds sur terre et vivre le présent, s’il m’écoutait je lui dirais que c’est bien d’avoir les pieds sur terre, mais juste ce qu’il faut, pas trop. On a vu des cas où des grands de ce monde avaient tellement les pieds sur terre qu’on n’en garde pas aujourd’hui un bon souvenir. A celui qui me dit qu’il faut vivre le présent, garder les pieds sur terre et aller bronzer sous les tropiques, je lui conseille de se rendre à l’agence de voyage la plus proche. Il pourra signer au bas d’un chèque, même les pauvres savent le faire, pour le prix d’un écran plat ils se délassent loin de tout dans une piscine réservée sans même pouvoir serrer la main des pauvres de là-bas.

 Mais comme trop souvent, c’est Jesaistout qui est dans le vrai. Le passé est mort et bien mort, et celui qui vous parle aujourd’hui n’est qu’un doux rêveur. Alors, si la lassitude, des jambes trop lourdes, l’âge ou la fatigue rendent un départ impossible, il faut au moins que nos petits enfants mettent au plus tôt leur nez dehors. A la lumière de Montaigne :

« …et la visite des pays estrangers…pour en raporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons, et pour frotter et limer nostre cervelle contre celle d’autruy. Je voudrois qu’on commençast à le promener dès sa tendre enfance, et premierement, pour faire d’une pierre deux coups, par les nations voisines où le langage est plus esloigné du nostre, et auquel, si vous ne la formez de bon’heure, la langue ne se peut façonner. »

 Partir, c’est vivre beaucoup, intensément. C’est faire table rase des habitudes, des manies, du train-train. La rencontre avec des personnes d’ailleurs, qui parlent et vivent autrement, qui ont une autre histoire, permet de se regarder soi-même, de s’interroger. Un choc comparable à ce que fut pour l’humanité d’apprendre que le monde n’était qu’une planète, et qu’il y en avait des milliards de milliards. Ainsi nos tout petits ne seront pas surpris de voir, à leur retour ici, quelqu’un de différent, par l’aspect, l’accent ou la démarche. S’il coûte, le départ ouvre aussi l’esprit. Il est une source inépuisable de richesse.

 Même s’il n’en vient pas toujours à bout, le départ sonne comme le tocsin la fin des préjugés, des croyances, du conditionnement. Il est une porte ouverte sur le monde certes, mais aussi sur soi, comme le disait maman quand je tournais en rond le jeudi après-midi : « Va donc prendre l’air ! »


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