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22/11/2010

Moi qui suis un papillon, tu étais mon arbre

 

 Quatre ans. Que tu nous a quittés. Moi qui suis un papillon, tu étais mon arbre. Sûr, assuré, solide, constant, fidèle, sincère, voilà ce que tu étais. Quant à moi, loin d’avoir toutes ces qualités, je naviguais à vue, butinant ici ou là, et bien souvent là où il ne fallait pas. Je veux parler des plantes carnivores. Elles n’ont pas réussi à me prendre en entier, mais j’y ai perdu, allez, bien trente ans de ma vie. Les plus carnivores d’entre toutes sont les politiques. J’ai mordu à l’hameçon, je m’en mordrai les doigts jusqu’à la fin de mes jours. La politique, c’est bien, mais en dilettante. Mais ça, je ne savais pas faire. En pleins mai et juin 68, je fus sidéré de voir que nombre de mes camarades consacraient encore du temps à leurs études et pensaient à leur carrière. D’ailleurs ces gens-là –et leurs enfants par voie de conséquence- ont réussi dans la vie.  

 Tu étais un arbre Jean-Bernard. Tel un chêne –tant pis pour La Fontaine- au milieu de la tempête tu es resté debout. Moi j’ai été emporté avec les feuilles. Fi des examens, des diplômes, rendez-vous avec le service militaire dans les pires conditions, puis avec l’auxiliariat précaire dans l’éducation nationale. Avec le recul, combien de fois ai-je regretté de n’avoir eu ta sagesse, de n’avoir pas traversé l’ouragan en faisant le dos rond. J’aurais pu m’occuper de ma femme et de mes enfants, me rendre à mon travail à heure régulière, cultiver mon jardin, faire œuvre de tolérance avec les voisins, la famille, les parents dont la vision du monde n’était pas la mienne, eux qui étaient passés –comme l’on disait à l’époque- du côté de l’ordre bourgeois. Tu parles d’un ordre bourgeois ! La paix, oui, ç’aurait été la paix, pour moi et pour les autres ! L’ordre prolétarien, à trois mille kilomètres de chez nous, c’était le dos rond ou le goulag. Mais cela je ne pouvais pas le voir, car dès qu’on entre en politique, surtout à gauche il faut bien le dire, toutes les occasions sont bonnes pour fermer les yeux. Axe du bien, axe du mal. C’est la fin du libre-arbitre. Le dogme prend le pas sur la libre pensée. Mais comment ai-je pu aussi longtemps être si bête ? 

 Tu n’as rien su de tout cela, Jean-Bernard, je ne t’en ai fait part que quelques années avant ton départ. Difficile de comprendre comment j’ai pu cacher aussi longtemps à mon ami mes activités politiques. C’est pourtant la vérité. Il faut dire que les événements et les années qui ont suivi nous ont quelque peu éloignés. Mais j’ai toujours eu cette capacité de cloisonner. Quand je te rencontrais, nous ne parlions que de ce qui nous rapprochait, c'est-à-dire de tout. J’étais certes aidé par le fait qu’en ce temps-là, tu étais de droite, du moins de ce qui pour moi était la droite : l’apolitisme, l’acceptation de l’ordre des choses. Ton père était gaulliste, ta famille catholique, bref, c’était déjà pour toi un exploit de penser par toi-même, de ne croire ni en Dieu ni en ses saints, et surtout et c’était là notre principal point d’accord, d’exécrer la mentalité bourgeoise, le conditionnement des esprits. J’étais capable le dimanche de partager avec toi le plaisir de la lecture de « L’homme révolté » de Camus, et le lendemain de me plonger avec délectation dans le pamphlet (annonciateur du pire) « La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky » de Lénine. Si la lutte de classes internationale m’en avait laissé le temps, j’aurais pu me faire soigner pour schizophrénie. Ce ne fut pas le cas, et je restai malade. La convalescence fut longue et douloureuse, car je pris conscience -avec les années car je suis d’un naturel lent- de ce que j’avais perdu.

  Avec Jean-bernard, on était capables de rester de longues minutes sans dire un mot. Quand j’allais vous voir Jacqueline et toi à Nyons, je me rappelle une fois, nous étions sur le balcon installés dans des chaises longues, sans dire un mot. Et soudain, nos regards se sont croisés et on a éclaté de rire, sans savoir, mais alors vraiment sans savoir pourquoi. On était de vrais amis. Et personne ne mesurera la peine qui est la mienne depuis que tu es parti.  

 Tout ne fut pas toujours rose entre toi et moi. Souvent nous eûmes des discussions, même des disputes. Des discussions, ça va paraître prétentieux, sur des questions morales ou philosophiques (1). Des disputes lors de nos voyages dont je parle par ailleurs. Car Jean-Bernard était Monsieur Sécurité, et cela m’énervait au plus au point. Autant il était libre dans sa tête, autant il ménageait, soignait, épargnait le reste de son corps. Lors de nos pérégrinations, sa maxime était « Il faut être équipé ». Et il l’était le bougre. De l’équipement de camping jusqu’à la marque de ses gouaches, c’était du sérieux. Je ne sais pas si une fois dans sa vie il posa un pied dans un supermarché. Il sautait sur tout ce qu’il y avait de plus cher. Certes il n’eut jamais d’enfants à nourrir, sa femme et lui disposaient d’un bon salaire. Je vais en surprendre plus d’un, mais quand le couple dut subir le sort des chômeurs (2), plutôt que d’utiliser du matériel au rabais, il cessa de peindre et se mit exclusivement au dessin.  

   Mais pourquoi au fait, pourquoi parlai-je de tout cela ? Qui plus est sur ce blog ? Je mentirais en suggérant que peut-être de là où il est, mon cher ami pourra lire ces lignes en forme de confessions. Oui je mentirais. Alors, c’est pour moi que j’écris, par orgueil peut-être, l’occasion étant trop belle pour faire parler de moi. Non, je vous assure que non. De savoir que des personnes vont lire ces lignes, qu’elles vont apprendre qui était mon ami, et quelle était notre amitié, cela me soulage, car les souvenirs sont trop lourds à supporter, je ne peux plus les garder en moi-même, je veux les partager.

 

(1)     J’ai hésité à écrire cela. C’est quand même incroyable qu’il faille s’excuser d’évoquer des controverses « philosophiques » entre amis inconnus du grand public, quand on admet par la force des choses, car on ne sait pas quoi faire pour les empêcher, les bagarres entre les supporters des clubs de foot…

(2)     J’y reviendrai.

                                                                           

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