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27/08/2015

Allemagne

 

 

A force de références en bien ou en mal, mais surtout en bien : puissance industrielle, économique, écologique, n’est-on pas en train de susciter de nouvelles vocations en germanophobie ? Car la mémoire est encore vivante chez un grand nombre d’entre nous, ceux qui ont connu les guerres et ceux qui se les ont fait raconter, navrés au fond d’eux-mêmes de découvrir que contrairement à toutes les lois de l’histoire, le bonheur va aux vaincus. 

 Si on regarde de près en essayant de mettre de côté les préjugés, bonheur est un bien grand mot. Si l’Allemagne n’est pas un enfer, elle est loin d’être un paradis. 

 Un énorme cigare à la bouche, son air arrogant traverse le verre fumé de la grosse cylindrée. Elle, imposante, la natte blonde régulièrement tressée tombant au milieu du dos, descend le vallon en compagnie de vaches propres comme des sous neufs. Images de la Germanie éternelle dans l’esprit de beaucoup, et pas seulement de ceux qui ont connu la guerre ou à qui on l’a racontée. Ajoutez-y l’industrie lourde, tout est lourd en Allemagne, la grotesque fête de la bière, les saucisses bien grasses, la grosse Bertha et le comique troupier de la septième compagnie, vous avez un cocktail tout à fait compatible avec la ritournelle des annonces qu’on nous assène tous les matins comme quoi là-bas tout réussit, ils sont plus forts que nous. Un peu dans l’esprit des commentaires avant match : les français jouent dans la finesse, l’initiative, l’inspiration, leurs adversaires sont balourds, sans grâce, seulement attention ils sont costauds. France David contre Goliath germain. Astérix rusé contre soldatesque romaine. Si tous les français ne sont pas aussi rusés que le petit gaulois, les allemands casqués en costume noir et tête de mort sont rares aujourd’hui outre-Rhin, et quand il y en a, ils sont recherchés par la police. 

 Il ne s’agit pas d’oublier le passé, oh que non ! Je comprends les réticences à voyager en Allemagne de ceux dont parents ou grands parents ont souffert, ou pire. Vladimir Jankélévitch dont j’admire la profondeur de la pensée (L’ironie, La mort…) disait que la philosophie allemande ne l’intéressait plus. Je comprends. Ce sont des choses qu’on ne discute pas. Dans ma famille, il n’y eut aucune victime du génocide. 

 Ne pas oublier le passé. Au contraire, le rappeler. Commémorer, enseigner, continuer inlassablement la lutte contre le racisme, l’antisémitisme, le fascisme. Mais en parlant clair, distinctement, sans accuser un peuple car cela n’a pas de sens. Les allemands ont été les premiers à souffrir du nazisme, juifs, tziganes, communistes, démocrates… Ce sont des allemands qui, dans des conditions d’esclavage, ont construit les premiers camps, Buchenwald, Dachau. Des camps dans lesquels ils ont été les premiers à mourir. Ou parfois comme à Buchenwald, les premiers à s’organiser et à résister. Albert Kuntz, qui a permis le sabotage des têtes des fusées V2, qui a fait passer le plan de l’usine d’armement sise près du camp à Londres par l’intermédiaire de civils allemands eux aussi, de Weimar. Kuntz qui est mort torturé sans livrer les noms de ses camarades. Non l’Allemagne ne porte pas en elle le nazisme, pas plus que la Russie n’incline au communisme, ou l’Iran au fondamentalisme religieux. 

Et puis l’Allemagne, ce n’est pas Siemens plus Volkswagen et les saucisses de Frankfort. Il y a aussi des gens qui rient, qui pleurent, qui chantent. Il y a même des poètes, oui madame la journaliste qui avez asséné un jour cette sentence sans appel : le romantisme littéraire allemand est balourd. 

Un autre jour, ils étaient trois à se moquer, deux écoutaient l’autre, grand couturier. Quand ils lui demandèrent s’il lui serait difficile d’habiller Angela Merkel, gros rires. De gens plutôt délicats tout chargés d’une culture qui sent bon l’exception française. Gros rires d’intellos de base dont le vernis idéologique multicouches laisse vite suer l’instinct primitif : objets de la risée : l’allemande, la femme, l’étrangère, l’apparence physique, le jugement au faciès. Bande de pleutres ! C’est cela votre « Vivre ensemble », votre « Droit à la différence » ? On ajoutera aussi que la femme…qui réussit est un excellent sujet de moquerie pour le franchouillard dont le pays ressemble à un bateau qui coule.

 

O Deutschland, bleiche Mutter !

Wie haben deine Söhne dich zugerichtet

Dass du unter den Völkern sitzest

Ein Gespött oder eine Furcht !

 

Allemagne, O mère livide !

Comment tes fils t’ont-ils arrangée,

Que te voici parmi les peuples,

Toi, la risée ou l’épouvante. *

 

 Allez donc à Berlin, cette ville qui doit tant à nos huguenots, métropole cosmopolite, lieu de toutes les rencontres, et rendez-vous au Gedenkstätte Deutscher Widerstand (Mémorial de la résistance allemande) Stauffenbergstrasse 13-14 D-1000 Berlin 30. Si les documents sont enfin traduits en français (il y a dix ans ils ne l’étaient pas), vous saurez tout sur ce que fut la résistance au nazisme, dans le mouvement ouvrier, chez les chrétiens, dans les milieux artistiques et scientifiques, sur les préparations de coups d’état et l’attentat du 20 juillet 1944, le cercle de Kreisau, la Rose blanche, l’Orchestre rouge, l’opposition des jeunes, le « Comité national de l’Allemagne libre », la résistance des juifs, l’aide aux persécutés… Vous ne verrez plus l’Allemagne de la même façon. En sortant, allez déguster un jarret de porc grillé s’il fait beau en terrasse avec vue sur la Spree, mais ne traînez pas, l’île des musées vous attend, et ses trésors. 

 

 

§

 

 

* Bertolt Brecht, ed. Gallimard Pléïade 1993

27/11/2013

Allemagne

 

 A force de références en bien ou en mal, mais surtout en bien : puissance industrielle, économique, écologique, n’est-on pas en train de susciter de nouvelles vocations en germanophobie ? Car la mémoire est encore vivante chez un grand nombre d’entre nous, ceux qui ont connu les guerres et ceux qui se les ont fait raconter, navrés au fond d’eux-mêmes de découvrir que contrairement à toutes les lois de l’histoire, le bonheur va aux vaincus. 

 Si on regarde de près en essayant de mettre de côté les préjugés, bonheur est un bien grand mot. Si l’Allemagne n’est pas un enfer, elle est loin d’être un paradis.  

 Un énorme cigare à la bouche, son air arrogant traverse le verre fumé de la grosse cylindrée. Elle, imposante, la natte blonde régulièrement tressée tombant au milieu du dos, descend le vallon en compagnie de vaches propres comme des sous neufs. Images de la Germanie éternelle dans l’esprit de beaucoup, et pas seulement de ceux qui ont connu la guerre ou à qui on l’a racontée. Ajoutez-y l’industrie lourde, tout est lourd en Allemagne, la grotesque fête de la bière, les saucisses bien grasses, la grosse Bertha et le comique troupier de la septième compagnie, vous avez un cocktail tout à fait compatible avec la ritournelle des annonces qu’on nous assène tous les matins comme quoi là-bas tout réussit, ils sont plus forts que nous. Un peu dans l’esprit des commentaires avant match : les français jouent dans la finesse, l’initiative, l’inspiration, leurs adversaires sont balourds, sans grâce, seulement attention ils sont costauds. France David contre Goliath germain. Astérix rusé contre soldatesque romaine. Si tous les français ne sont pas aussi rusés que le petit gaulois, les allemands casqués en costume noir et tête de mort sont rares aujourd’hui outre-Rhin, et quand il y en a, ils sont recherchés par la police.  

 Il ne s’agit pas d’oublier le passé, oh que non ! Je comprends les réticences à voyager en Allemagne de ceux dont parents ou grands parents ont souffert, ou pire. Vladimir Jankélévitch dont j’admire la profondeur de la pensée (L’ironie, La mort…) disait que la philosophie allemande ne l’intéressait plus. Je comprends. Ce sont des choses qu’on ne discute pas. Dans ma famille, il n’y eut aucune victime du génocide.  

 Ne pas oublier le passé. Au contraire, le rappeler. Commémorer, enseigner, continuer inlassablement la lutte contre le racisme, l’antisémitisme, le fascisme. Mais en parlant clair, distinctement, sans accuser un peuple car cela n’a pas de sens. Les allemands ont été les premiers à souffrir du nazisme, juifs, tziganes, communistes, démocrates… Ce sont des allemands qui, dans des conditions d’esclavage, ont construit les premiers camps, Buchenwald, Dachau. Des camps dans lesquels ils ont été les premiers à mourir. Ou parfois comme à Buchenwald, les premiers à s’organiser et à résister. Albert Kuntz, qui a permis le sabotage des têtes des fusées V2, qui a fait passer le plan de l’usine d’armement sise près du camp à Londres par l’intermédiaire de civils allemands eux aussi, de Weimar. Kuntz qui est mort torturé sans livrer les noms de ses camarades. Non l’Allemagne ne porte pas en elle le nazisme, pas plus que la Russie n’incline au communisme, ou l’Iran au fondamentalisme religieux. 

 Et puis l’Allemagne, ce n’est pas Siemens plus Volkswagen et les saucisses de Frankfort. Il y a aussi des gens qui rient, qui pleurent, qui chantent. Il y a même des poètes, oui madame la journaliste qui avez asséné un jour cette sentence sans appel : le romantisme littéraire allemand est balourd. 

 Un autre jour, ils étaient trois à se moquer, deux écoutaient l’autre, grand couturier. Quand ils lui demandèrent s’il lui serait difficile d’habiller Angela Merkel, gros rires. De gens plutôt délicats tout chargés d’une culture qui sent bon l’exception française. Gros rires d’intellos de base dont le vernis idéologique multicouches laisse vite suer l’instinct primitif : objets de la risée : l’allemande, la femme, l’étrangère, l’apparence physique, le jugement au faciès. Bande de pleutres ! C’est cela votre « Vivre ensemble », votre « Droit à la différence » ? On ajoutera aussi que la femme…qui réussit est un excellent sujet de moquerie pour le franchouillard dont le pays ressemble à un bateau qui coule. 

O Deutschland, bleiche Mutter !

Wie haben deine Söhne dich zugerichtet

Dass du unter den Völkern sitzest

Ein Gespött oder eine Furcht ! 

Allemagne, O mère livide ! Comment tes fils t’ont-ils arrangée, Que te voici parmi les peuples, Toi, la risée ou l’épouvante. * 

 Allez donc à Berlin, cette ville qui doit tant à nos huguenots, métropole cosmopolite, lieu de toutes les rencontres, et rendez-vous au Gedenkstätte Deutscher Widerstand (Mémorial de la résistance allemande) Stauffenbergstrasse 13-14 D-1000 Berlin 30. Si les documents sont enfin traduits en français (il y a dix ans ils ne l’étaient pas), vous saurez tout sur ce que fut la résistance au nazisme, dans le mouvement ouvrier, chez les chrétiens, dans les milieux artistiques et scientifiques, sur les préparations de coups d’état et l’attentat du 20 juillet 1944, le cercle de Kreisau, la Rose blanche, l’Orchestre rouge, l’opposition des jeunes, le « Comité national de l’Allemagne libre », la résistance des juifs, l’aide aux persécutés… Vous ne verrez plus l’Allemagne de la même façon. En sortant, allez déguster un jarret de porc grillé s’il fait beau en terrasse avec vue sur la Spree, mais ne traînez pas, l’île des musées vous attend, et ses trésors. 

 

§ 

* Bertolt Brecht, ed. Gallimard Pléïade 1993