22/04/2010
Je ne vous vois pas mais je sais que vous êtes là
Un mobil home comme on en voit beaucoup. Il y a des bacs à fleurs sur la petite terrasse. Des plastiques pendent qui protègent des intempéries. L'homme est sur le pas de sa porte. De petite taille, il s'appuie sur la rambarde, il m'interpelle.
- Je ne vous vois pas mais je sais que vous êtes là. J'ai l'ouïe fine, je vous ai entendu passer.
Je lui dis bonjour, mais je ne sais pas quoi lui dire d'autre. Je n'ai pas envie de parler de la pluie et du beau temps. Il vient à mon secours.
- C'est le retour du beau temps, les soirées deviennent agréables. Foutu hiver. Pas d'eau.
- Ah ?
- Les canalisations du camp ont gelé. Pas d'eau. Tout l'hiver. Ca ne fait rien.
Il sourit dans sa barbe, et tape sur la rambarde.
- Il y a pire, allez !
Moi je ne sais pas quoi dire. Parler des canalisations ? Du froid qui frappe les uns et pas les autres ? Je reste muet.
- C'est le printemps, cette fois-ci pour de bon. Le problème, c'est les yeux. Parce que je ne suis pas tout seul. J'ai un compagnon. Je l'emmène partout avec moi. Il m'a pris les yeux. Le cancer, il est généralisé. Je vous regarde, mais je ne vous vois pas.
Il sourit dans sa barbe.
- Lui, là-haut, il a oublié d'inventer la marche arrière. La marche arrière pour nous. Allez, c'était une belle journée. Passez une bonne soirée monsieur dame.
Le visage de cet homme restera pour toujours gravé dans ma mémoire. Si j'avais eu le talent de Polyclète ou de Phidias, j'en aurais fait un philosophe. Dans le marbre blanc, de Paros. D'ailleurs l'homme est un sage, un vrai. Comme ceux des temps anciens, quand le bonheur terrestre était en harmonie avec l'ordre cosmique. Quand tout allait bien, parce que c'était comme cela. Quand il ne fallait pas s'arrêter sur les petits malheurs, qu'il fallait les comprendre comme des aléas du Grand Tout. Et même plus, quand les petits malheurs étaient nécessairement compris dans la facture présentée par les dieux. Une sorte de TVA, ou de Contribution Humaine Généralisée pour la préservation de l'équilibre du monde. Ils étaient sages les Anciens. Ils s'accommodaient de tout.
Et puis arrêtez avec l'esclavage ! Si, je vous vois venir, vous les avocats des temps nouveaux :
- - Ah elle était belle la sagesse grecque, pour dix pour cent de la population, quand d'autres devaient extraire le plomb et l'argent, à quatre pattes dans les mines du Laurion. Epictète n'avait pas dû y mettre les pieds dans les mines, lui qui répétait, austère, rigoureux et insensible à la douleur: «Supporte et abstiens-toi!» Il était beau l'ordre du monde quand ceux d'à côté, par delà les frontières, étaient considérés -par les plus sages des philosophes- comme des barbares!
Voulez-vous que je vous dise ? Vous parlez trop. Enfin ! Cessez de donner des leçons à vos ancêtres. La moitié de votre monde crève de faim. Des peuples s'entretuent. Des fous sont au pouvoir et menacent la planète entière. Des philosophes ou prétendus tels emploient des mots compliqués pour ne rien dire. Des sages passent leur vie en prison. D'autres sont dans l'obligation de se taire parce que ce sont des femmes. D'autres encore sont menacés de mort, simplement parce qu'ils sont nés, à cause de leur couleur de peau, de leurs croyances, ou parce qu'ils vivent depuis des millénaires en un lieu qui doit subir la déforestation. L'humanité tout entière est menacée par les rejets toxiques de la folie industrielle.
Un homme, sur le pas de sa porte, devant son mobil home, a perdu la vue, il a passé l'hiver sans eau, pour tout compagnon, il a le cancer. Il ne demande rien. A personne. Il salue l'arrivée du printemps.
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13:06 Publié dans portraits | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : maladie, solitude, sagesse