06/05/2009
Mon ami
Nous étions trois copains. Jean-Bernard avait abandonné les études générales après le passage du BEPC pour des études d’art graphique à l’école Estienne de Paris. Jeff (en réalité il se nommait René) et moi étions au lycée, à Pontoise. Lui était en maths élémentaires, doué au point de poser une colle à l’inspecteur de passage… J’étais en philo où j’eus la chance de suivre le cours de Monsieur Parisot.
Nous étions de bons copains et pourtant nous n’avions –excepté notre âge- aucun point commun. Les parents de Jean-Bernard étaient de condition modeste, son père organiste et sa mère avait beaucoup à s’occuper avec ses quatre enfants. Les parents de Jeff, il ne nous en avait jamais parlé, à se demander même d’où il pouvait bien sortir cet oiseau-là ! Quand à moi, fils de fraiseur-outilleur P3 qualifié et d’une institutrice d’une conscience professionnelle sans limites, mon avenir était tout tracé : pas question de travailler en usine, direction école normale d’instituteurs, enseignement, MAIF, CAMIF, CASDEN, FEN, camps de vacances GCU, bref l’autoroute. Manque de pot, j’ai coulé une bielle et me suis donc retrouvé au lycée dont je parlais plus haut.
Mais je parle beaucoup de moi, et j’ai tort. Car Jean-Bernard était un artiste. Un vrai. Fusain en main, il te dessinait un cheval de labour, une péniche, sa grand-mère à la broderie, comme ça, sur la table de salle à manger, en trois ou quatre mouvements du poignet. Je me suis d’ailleurs toujours demandé ce qu’il faisait à l’école Estienne. Il me disait qu’il avait un ou deux profs exceptionnels, et qu’avec eux il avait plus appris en philosophie qu’en dessin. J’étais éberlué par ses lectures. Alors que j’étudiais péniblement La situation de l’homme dans le monde de Max Scheler, et encore, en lecture dirigée, il débarquait chez moi le dimanche avec L’existentialisme est un humanisme, L’être et le néant, et d’autres pavés du même tonneau, et attention, annotés page par page. J’étais scié.
Quant à Jeff, il était plongé dans Bourbaki, les connaisseurs comprendront. Quand il en sortait la tête, hirsute, c’était pour mettre le pied dans les biscottes beurrées que j’avais gentiment préparées pour nous trois, sur une serviette devant la tente, au camping où nous passions nos étés. Nous mettions nos vélos dans le train, on les réceptionnait à la gare, et là-bas, on grimpait les cols de 300 mètres en se disant que c’était le Ventoux. Après quelques années, quand se défoncer sur une bicyclette laissa la place à d’autres préoccupations, nous descendions la Nationale 7 sur nos mobylettes (Motobécane modèle bleu, suspensions avant et arrière) équipées Variomatic, super dans les côtes. Quand je dis nos mobylettes, entendons par là celle de JB et la mienne. Lui gagnait déjà sa vie, et la mienne représentait le salaire d’un mois de travail chez Hachette à porter des spécimens commandés par des enseignants, fin juillet j’avais des bras gros comme ça. Jeff descendait tranquillement en train. Il nous retrouvait au camping, vêtu du blouson de cuir qu’il portait au lycée et en toutes saisons qu’il pleuve ou qu’il vente, ou sous la canicule de la ville la plus ensoleillée de France : Nyons, les mains dans les poches. J’exagère, il avait des bagages, une tente canadienne et une petite cuillère. Comment lui en vouloir ? Il nous apportait beaucoup plus que cela, son échiquier d’abord, un papier, un crayon. Tout le reste était là-haut, sous sa casquette de marinier. Attention, Jeff n’était pas un savant, il était d’ailleurs très attentif quand nous évoquions nos lectures car lui lisait très peu. Il surgissait, les cheveux en désordre en plein milieu de nos discours, il n’avait pas encore prononcé un seul mot, et nous étions –au pire- réduits au silence- au mieux interrogatifs. Cela nous faisait beaucoup de bien, car nos entretiens et controverses avaient tout à y gagner. Socrate au milieu des sophistes. Oui, il lui arrivait de parler, un mot ou deux, il nous remettait sur les rails ou mieux, s’interrogeait lui-même. Jeff, c’était la pensée en mouvement, inattendue, paradoxale, imaginative, subtile, créatrice.
Dans la vie quotidienne, il n’était pas toujours marrant. Avec JB on se tapait la vaisselle, la préparation des repas, les courses. Et avec deux mobs pour trois, on devine la suite. Ca n’a pas tardé. Cons comme nous étions, et faute d’avoir été incapables de monter le Géant de Provence à bicyclette, nous tentâmes le coup à cyclomoteur. A fond dans la descente évidemment, côté Malaucène par la plus mauvaise route : nids de poule, gravillons, épingles serrées… Sans mentir, à Malaucène j’ai attendu JB pendant plus d’un quart d’heure. J’étais très rapide, et il était d’une prudence que c’en était énervant. Bref, le lendemain, Jeff a voulu battre mon record (j’avais bien sûr chronométré mon temps entre le sommet et le panneau « Malaucène »). Et le voilà parti avec ma mob qui était toute neuve, 800 km au compteur, la distance Andrésy-Nyons plus des broutilles. On l’a attendu jusqu’à la nuit. Vers 22h00 il arrive, marchant à côté de ma Mobylette, roue avant voilée, guidon et fourche faussés, peinture et chromes éraflés, et lui claudiquant, dans l’état d’épuisement qu’on imagine quand on sait qu’après la chute sur des gravillons dans un virage serré, il avait parcouru à pied la distance Malaucène Nyons. Résultat, engueulade, la mob dans le train direction Conflans pour remise en état. Le pauvre Jeff était accablé, moi aussi et je devinais le regard de JB posé sur moi, plein de compassion. Et c’est là, ce jour-là, que j’ai compris quelque chose d’essentiel que je vais essayer d’expliquer. Je disais tout à l’heure qu’entre nous trois il n’y avait aucun point commun -excepté notre âge. Et pourtant nous étions copains, plus : inséparables ! Quand j’ai vu Jeff revenir dépité avec ma mob cassée, bien sûr j’ai piqué une colère. Elle a vite tourné à vide. J’ai compris une chose : ce qui nous réunissait, c’était l’amitié.
D’ailleurs, nous l’avons scellée cette année-là d’une façon originale. Dix-sept dix-huit ans, c’est l’âge des grands projets, des grandes promesses. Vous allez voir. On furetait autour de Nyons, il faisait chaud. Près de Rosans, un joli village typiquement provençal, je me souviens qu’on y vendait du miel, au détour d’un virage, en pleine campagne je sors mon appareil, un Mosquito en bakélite 6x9 chargé en couleur pour photographier une jolie villa un peu en hauteur au milieu d’un bouquet de pins. Le mas provençal typique, bon, restauré, résidence secondaire et tout et tout, mais quand même. Les volets étaient clos. Le jardin autour était bien ombragé, on avait chaud, on franchit le mur. Je me rappelle les battements de mon cœur. Pour la première fois de ma vie je violais la propriété d’un autre. Jean-Bernard était mort de trouille, en plus il manquait de souplesse, il nous fallut attendre une éternité avant qu’il passe le mur. Pour Jeff, aucun problème de conscience. D’ailleurs, incapable de causer du tort à qui que ce soit, incapable de vol, de violence, on avait l’impression que le monde lui appartenait. Il était partout chez lui. Je me dis que si tout le monde avait été comme lui, c’en aurait été fini de notre liberté, de la propriété, de notre intimité, mais je pense aussi qu’il n’y aurait jamais eu de guerre. Bref, il marchait d’un grand pas en direction de la maison… « Eh Jeff ! Arrête ! On est bien, dans le jardin… » Peine perdue « Venez les mecs, vous n’avez pas soif ? Il y a bien un robinet quelque part ! » Et le voilà qui fait le tour du mas.
« Eh ! les mecs… ». Il était sur le toit. Fier de lui, il nous faisait de grands signes d’une main. Dans l’autre, il brandissait une tuile romaine. On était blêmes. Premier réflexe, un regard du côté de la rue. Dans ce genre de situation, on ne raisonne pas, la peur invente le danger quand il n’y en a pas. Cette jolie maison avait toutes les caractéristiques d’une résidence secondaire, ses propriétaires vivaient à des centaines de kilomètres, il y avait peut-être une chance sur un million pour qu’ils nous surprennent ce jour-là à cette heure-là. Il nous montra par où il était monté. Des jambes flageolantes nous portèrent sur le toit du mas. Il avait déjà détuilé une surface d’un mètre carré. Je m’attendais à ce que JB toujours soucieux d’avenir me demande comment on arriverait à replacer les tuiles, mais non. A quatre pattes derrière moi, il balbutiait. Je crois me souvenir de ses mots : « Ah ben alors… Ah ben alors… Ah ben alors…” Il était pâle et ses jambes tremblaient. Soyons honnêtes : les miennes aussi. Là, j’ai un trou, quelque chose que je ne saurais pas expliquer : Jeff réussit à descendre dans la pièce principale. Comment cela est-il possible ? Il n’y avait donc pas de plafond ? Pas d’isolation ? Bref je ne sais pas. Toujours est-il que nous nous retrouvâmes tous les trois dans la salle de séjour d’un coquet mas provençal. Jeff nous offrit à boire dans un verre à pied, il avait déjà trouvé le placard à vaisselle et le robinet de cuisine. Il se promenait dans les pièces, de loin on entendait ses commentaires : « Eh les gars, venez voir le plum’, ouah les bouquins ! Eh JB y’a des disques de Brassens… ». On se détendait un peu, on se mit à parler, à se demander quel type de gens pouvaient résider là. Chacun avait sa théorie, théorie vite remise en question quand Jeff nous montrait un objet inattendu, on changeait alors notre fusil d’épaule, comme d’habitude, j’arrondissais les angles « Si c’est un couple, l’homme n’a pas forcément le mêmes goûts que la femme… ».
On n’aurait pas élevé la voix, je crois que Jeff aurait couché là. Je restais contracté, j’avais la peur au ventre. J’avais hâte de sortir, de voir les tuiles remises en place. Il s’est alors passé quelque chose d’extraordinaire. L’un d’entre nous –franchement je ne sais plus lequel- a proposé qu’on se retrouve ici-même dans dix ans. Le projet était intéressant, mais je n’étais pas très chaud à l’idée de violer une seconde fois un domicile. Jean-Bernard, la tête en arrière avait les yeux plantés sur le carré de ciel au-dessus de nous. Il était temps de sortir. Jeff lui fit la courte échelle, puis ce fut mon tour, on approcha une chaise et nous réussîmes à nous hisser sur le toit. Jeff maladroit comme pas deux (il était gaucher, on aurait dit qu’il avait deux mains droites) fit appel à nous pour replacer les tuiles romaines, ce qui nous prit un certain temps, car JB et moi étions des garçons méticuleux, nous voulions effacer toute trace de notre passage, et réparer correctement la faute commise. Nous sautâmes le mur. Jean-Bernard éclata de rire, un rire communicatif, on était pliés en deux. On nje rit jamais autant que quand on a eu peur. Nous étions libres. En réalité, Jeff n’avait jamais cessé de l’être. Oui, nous étions bien différents. Revenus en ville, direction papeterie, enveloppes et papier à lettre, puis camping. La rédaction nous prit peu de temps :
Rendez-vous à Rosans sur la route de Sisteron, en face du mas « …. » le 10 août 19..
Sur chacune des trois enveloppes était écrit :
à n’ouvrir que le 1° août 19.. (la même année)
Nous comprîmes ce jour-là que ce qui nous réunissait, ce n’était ni notre âge, ni la bicyclette, ni la Provence. Mais l’amitié, tout simplement.
Mais ce même jour nous ne comprîmes pas que cette promesse, ce contrat allait sceller une séparation. J’ai revu Jeff une fois en compagnie d’une jeune fille, puis il disparut à tout jamais. Jean-Bernard accomplit son service militaire, puis trouva un emploi dans l’industrie graphique. Il vint à mon mariage, à Maurecourt, d’ailleurs c’était là qu’il avait passé toute son enfance. Il fit donc connaissance avec Annick. A notre tour nous fûmes invités à son mariage. Jacqueline était du nord, d’ailleurs ils s’installèrent près de Tourcoing, à Wasquehal définitivement. Puis plus rien.
Je rencontrai Jean-Bernard une vingtaine d’années après nos escapades provençales. Il était enchanté de voir nos enfants. Lui n’en avait pas. Il me montra ses dessins et ses toiles. Il nous offrit « Le feu ». Il était pensif. Sa femme l’observait, et dirigeait son regard sur moi, aussi. Comme s’ils lisaient dans mes pensées. Je n’avais que ça en tête, la promesse, le contrat, Rosans, le mas, Jeff, nos rigolades, ce rendez-vous. J’étais bloqué, je n’ouvris pas la bouche.
- Je t’ai attendu, Michel.
Sans mentir, je ne sais pas quelle fut ma réaction. Balbutiante, confuse, penaude certainement. Je mettais mes paroles en accord avec mes actes. Ce jour-là, je touchai le fond. Mais c’était un premier pas. Quelque temps après, quand progressivement l’envie de nous revoir prit le dessus sur ce douloureux passé, je me souviens avoir tenté d’expliquer qu’à l’époque du rendez-vous, nous avions deux petits enfants, et beaucoup d’obligations. Jean-Bernard buvait son whisky à petites gorgées sans rien dire. Il n’avait pas d’enfants et je ne pouvais exiger de lui qu’il comprenne le mot « obligations ». Au sujet des enfants, d’ailleurs, il m’écoutait toujours d’un air intéressé, amusé… mais distant.
Je souffre aujourd’hui de n’avoir pas tenu une promesse. Celles ou ceux qui liront ces lignes pourront penser qu’il s’agit d’une tempête dans un verre d’eau, qu’il y a des cas de conscience beaucoup plus graves et que cette histoire ne méritait pas un laïus de quatre pages dactylographiées et postées sur Internet.
Mon ami était une personne intègre au sens premier du mot, intactum, intact, entier. Impossible à faire plier, encore moins à corrompre, il fut probablement exploité dans cette entreprise au service de laquelle il avait mis ses talents de graphiste. D’ailleurs, quand les maudits appareils MacIntosch sont arrivés, il n’hésita pas à transmettre son savoir à ces jeunes stagiaires qui, un jour, en pianotant sur un clavier, devaient renvoyer les artistes dans leurs foyers. Son travail accompli, il fut remercié, définitivement. Les choses auraient pu se passer autrement, il avait largement de quoi monter dans la hiérarchie. D’autres savent le faire. Son savoir-faire était ailleurs. Au chômage, il se mit à peindre et dessiner à plein temps. Grâce à Pierre Mauroy maire de Lille il put exposer une fois ses œuvres dans la grande métropole du nord. Il réussit à en vendre quelques unes, suffisamment pour acheter des couleurs et de la toile. Nous nous voyions une ou deux fois par an. Il comptait beaucoup sur mon jugement, moi qui en matière d’art suis un béotien ou presque. Il le savait, mais ce qu’il attendait, ce n’était pas le jugement d’un artiste, encore moins d’un critique, mais le sentiment d’un ami. Car si Jean-Bernard était, comme je le laissais entendre plus haut, une forteresse, celle-ci n’était pas vide, mais bourrée à craquer d’intuitions, de sentiments, d’émotions. Je regardais la toile, appuyée contre le mur, là-haut dans son donjon, et je restais là, planté. Sa main appuyée sur la hanche, il jetait un œil par le vasistas, comme ça, décontracté. Mais je savais que le temps pour lui était suspendu. J’en tremble encore aujourd’hui. Se rendait-il compte de la responsabilité qui était la mienne ?
Le Samedi 10 Juin 2006 mon ami ne s’est pas réveillé. Je ne sais pas comment conclure. Mais il n’y a rien à conclure. Il vaut mieux dire des choses très simples. Une photographie est suspendue près de moi dans ce labo. En couleurs, elle représente Jean-Bernard et Jacqueline côte à côte. Elle penche la tête sur lui. Les doigts en suspension sur le clavier, les larmes m’aveuglent. J’arrête.
§
22:46 Publié dans Nouvelles | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.