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09/05/2009

Marta

 

Tel est pris qui croyait prendre

 

 

 Quand Marta est apparue dans ma vie, les choses se sont bien passées pour moi. Ce serait trop de dire qu’elle fut ma bouée de sauvetage. Avant de la rencontrer, je ne savais faire autre chose que de traîner dans les rues, vivant de petits larcins, furetant à gauche et à droite à la recherche d’un bon coup. La seule chose que je ne recherchais pas c’était le travail et tout ce qui va avec : la femme, les gosses, bref, la vie honnête. Plus qu’une bouée de sauvetage, ce qu’il m’aurait fallu, c’était le paquetage complet du navigateur solitaire : canot de sauvetage, balise Argos.

 Tout a commencé le jour de notre rencontre devant la caisse d’un monoprix. Comme d’ordinaire, j’avais chouravé quelques babioles que j’avais planquées dans les poches de ma veste et de mon pantalon au rayon confiserie et dans l’allée des accessoires électriques parce que j’avais besoin de piles, qu’elles sont chères, et qu’on les dissimule facilement. Et me voilà devant la caisse, je sors les provisions de mon chariot le plus honnêtement du monde. Je n’étais pas trop rassuré quand même car j’avais déjà été fouillé une fois, mais le grand connard avec son chien policier n’avait pas eu de bol, car je n’avais pas trouvé ce que je voulais. Et au moment de hisser le dernier pack de lait sur le plateau roulant, j’entends une petite voix derrière moi, qui me fait :

 

-         Chéri, sors les piles et les chocolats de tes poches, sinon la dame va oublier de les compter !

 

Je ne sais plus si c’était de honte ou de rage, mais j’ai dû lui jeter un regard de feu car longtemps après, elle m’a avoué qu’à ce moment précis elle eut le coup de foudre pour moi. J’ai marmonné 

 

-         Ah oui, j’allais oublier ces trucs-là…

 

Et j’ai tout sorti de mes poches. Bien m’en a pris. A la sortie des caisses deux loubards en civil étaient sur moi, bonjour monsieur, si vous voulez bien nous suivre. Leur seul plaisir ce fut de me voir en slip, et encore j’exagère. Je sors de leur bureau la tête haute et qui je vois qui m’attend ? Ma secouriste.

 

-         Excusez-moi pour tout à l’heure, vous allez dire que je m’occupe de ce qui ne me regarde pas, mais vraiment il faut avoir l’œil sur vous…

 

Le parking. J’étais à pinces, elle nous dirigea vers sa voiture.

 

 Une jolie petite maison genre baraque de fête foraine avec tout ce qu’il faut et plein de bibelots dans tous les coins, des trucs parfaitement inutiles mais agréables à regarder et à tripoter. Avant d’ôter sa veste, elle commença à vider ses poches. L’opération demanda du temps. Il y en avait partout, surtout des petites affaires de maquillage, des tubes de crème, du dentifrice, trois ou quatre brosses à dents aux formes bizarres qu’on voit dans les pubs à la télé, qui vont chercher les saletés dans les coins les plus reculés. Voilà pour la petite veste en jeans. Du pantalon, le plus difficile à extraire, c’étaient les vis à bois. J’ignore encore aujourd’hui pourquoi elle piquait des vis à bois, peut-être seulement pour la beauté du geste, car autant que je m’en souvienne, je ne l’ai jamais vue avec un outil entre les mains. Pour la dernière elle demanda du secours : c’était une grosse en laiton bien accrochée tout au fond dans la doublure de la poche. En allongeant les doigts au maximum, je la touchais, sans toutefois parvenir à la faire pivoter. Marta comprit plus vite que moi qu’il fallait tourner la difficulté :

 

-         Puisque c’est comme ça, on va employer les grands moyens !

 

Elle ouvrit son jeans, et je lui donnai le coup de main pour le faire glisser jusqu’en bas. Là, un instant, je me sentis un peu perdu, je ne savais plus de quoi il fallait que je m’occupe, finalement et par galanterie, je ramassai le pantalon et décrochai la vis, je me souviens c’était du douze, un genre de gros tire-fond pour les charpentes. La petite n’avait pas perdu de temps, son chemisier était déjà plié sur le dossier d’une chaise, je trouvais curieux qu’il n’ait pas de poche, lui dis-je.

 

-         Non, vois-tu, c’est dans les manches.

 

Et elle me brandit fièrement, une dans chaque main, deux paires de bas nylon.

 Elle portait encore sa petite culotte, mais je n’osais rien soupçonner de malhonnête de ce côté-là, et le soutien-gorge. En réalité, et bien que ses petits seins n’en éprouvent nullement le besoin comme j’eus le bonheur de l’apprendre par la suite, elle en portait cinq, aux coloris assortis à ceux des slips que mon regard étonné avait croisés tout à l’heure au début du déballage chapitre veston. Elle ôta même le dernier, bien que celui-là elle ne l’ait pas volé, qu’est-ce que j’en sais après tout, et me fit visiter la maison.

 

 Je ne me souviens pas de tout, mais je garde un bon souvenir de la chambre, surtout de l’estrade. C’est le lit qu’elle appelait comme ça. En fait de lit, il n’y en avait pas. La mobilier, pour le chourer, c’est une autre paire de manches, et de toute façon, ils n’en proposent pas dans les monoprix. Non, un simple matelas en cent-quarante posé à même le sol, bien présenté. Couchage sans artifice, pas du tout tape à l’œil, mais agencé avec goût. Une immense couette de laine dont les reliefs se laissaient doucement modeler par la douce lumière filtrée par la dentelle des rideaux du soupirail. Elle appelait ça une estrade mais c’était pour rire, et avec moi, l’effet tombait à plat, j’avais quitté l’école depuis quelques années déjà, pourtant le mot me faisait encore peur. Mais chez Marta ce jour-là, quand pour la première fois je gravis cette marche, que je n’eus rien à réciter, ce n’était pas nouveau pour moi. Par contre j’appris beaucoup et vite, trois mois exactement, le bulletin trimestriel je le pris en pleine figure :

 

      -  Chéri, j’attends un bébé. 

 

§

 

 

 

Elle a fermé doucement la porte

 

 Ce n’est pas moi qui l’ai quittée. Elle a pris les devants :

 

-         Je t’aime comme jamais je n’ai aimé personne, c’est pourquoi je veux qu’on en reste là. Tu n’es pas fait pour ça. Et le petit je tiens à le garder. Je ne désire pas qu’il connaisse ce qu’on a vécu tous les deux. Tu m’as donné ce qu’il y avait de mieux en toi. Maintenant, reprends ta liberté. Je t’aime. Adieu.

 

 On ne s’est même pas embrassé. Adieu. Elle a fermé doucement la porte. Elle aurait sa mère à deux pas dans les nouveaux immeubles, pour s’occuper du bébé. Marta avait raison, ces choses-là ce n’était pas mon truc. Mais ces mots que j’avais entendus, ces mots prononcés sur un ton gentil, presque maternel, que j’avais donné ce qu’il y avait de mieux en moi, ces mots ressemblaient à ceux qu’on entend à la fin d’un film. Et quand je me suis retrouvé dans la rue, le pois chiche que je transportais là-haut et qui m’aidait quelquefois à penser, se lança dans un discours dont je ne compris pas tout, peu habitué que j’étais à l’entendre :

 

-         Accroche-toi aux branches, mon gars. C’est pas seulement Marta que tu as perdue, mais l’occasion de ta vie. Maintenant tu es seul et tu n’as pas la carrure.

 

 J’ai galéré dur. Je ne me souviens pas de tout. Un an ou deux après j’ai connu une femme gentille et un peu triste, elle travaillait beaucoup. Après ça, c’est le trou. Noir. J’ai quand même attendu dix ou douze ans avant de commettre l’irréparable, la grosse bêtise de ma vie. Les gendarmes me tenaient, ils m’ont poussé dans une voiture, je regardais partout autour, je ne comprenais pas ce qui m’arrivait et j’ai lu au-dessus de la porte :

 

« Maison d’arrêt »

 

 

§

 

 

 

« C’est moi.»  Et j’ai tourné les talons

 

 

 Quand on a été isolé du monde pendant vingt-trois ans, et bien qu’on ait commis un crime, le jour de votre libération il y a toujours des gens pour vous accueillir. Plus ou moins, certes. C’est tout de même rare qu’une mère ou une sœur ne soit pas là à vous attendre, son petit sac à la main sur le trottoir d’en face. Mais ça dépend du crime. Quand c’est une petite fille que vous avez assassinée, sur le trottoir d’en face, il n’y a personne avec un petit sac. Et quand vous retrouvez le chemin de la maison, il n’y a personne pour vous ouvrir la porte. La porte, vous la poussez tout seul, et vous restez planté là, au seuil de la cuisine, raide comme un coup de trique, vous dîtes :

 

-         C’est moi.

 

 Pour toute réponse les deux mots résonnent longtemps dans votre tête, car cela fait vingt-trois ans que vous n’avez dit à personne : c’est moi. La dernière fois c’était devant le juge. Et le juge avait quand même annoncé :

 

-         Trente ans !

 

Mais vous en avez mis sept dans votre poche parce que vous avez été sage. J’ai bien travaillé en prison. J’ai fait plus que ce qu’on me demandait de faire. J’aime travailler avec mes mains, les poser sur une varlope, manœuvrer le guillaume, caresser une planche dégauchie, chanfreinée ou moulurée. Alors j’ai dit : c’est moi, et ça a résonné. Je ne baissais pas la tête. Ma femme, debout les bras le long du corps, ne baissait pas la tête non plus. C’est comme ça que je remarquai qu’elle avait pris vingt-trois ans aussi, cernes sous les yeux, lèvre tombante, et puis les cheveux tirés en arrière qu’on aurait dit sa mère. Elle n’a pas bougé. J’ai entendu :

 

-         Va t’en.

 

Je voulais dire : c’est bon, en tournant les talons. Je me suis trompé, j’ai répété :

 

-         C’est moi.

 

Et j’ai tourné les talons.

 

 

§

 

 

Pour la première fois, c’était moi.

 

 

 Et j’ai tourné les talons. Une voisine m’a fait un signe. Mon premier signe. C’était gentil. Ou alors, elle aurait voulu me parler, me demander comment ça s’était passé. Mais bien, madame, bien. Je lui aurais dit ça. Ca se passe toujours bien en prison, si vous êtes réglo. C’est l’emprisonnement qui est triste. Mais une fois que vous y êtes, vous avez tellement à faire, tellement à penser, surtout. En pensée, j’ai fait d’énormes progrès. Avant le jour J, le jour de la condamnation, je n’avais pas appris à penser. Avec Marta, nous avions autre chose à faire. Quant à ma femme, elle pensait pour deux… quand j’étais à la maison. Je vivais selon mes sens, je ressentais un coup du plaisir, un coup de la peine. Je cherchais l’un et je fuyais l’autre, comme un chat. J’ai répondu à la voisine par un mouvement de tête, mes joues se sont arrondies, ma bouche s’est allongée, elle a dû remarquer un sourire, la voisine est très observatrice. Et j’ai marché. Là les choses ne se sont pas bien passées, je n’avais pas l’esprit à faire des démarches, je ne savais pas où aller. J’évoluais dans la rue avec ma brosse à dents, mais je ne me sentais plus exister. Comme si  la rue ne tenait pas compte de moi, ne supportait pas mon poids, n’entendait pas mon pas. Les gens me regardaient ou ne me regardaient pas, comme avant.

 

 La rue ne me reconnaissait pas, mais elle ne m’avait jamais vraiment connu. Avant, je venais pour manger et dormir, et encore pas toujours. J’étais un papillon. Je butinais à gauche et à droite. Pour quelques sous j’étais prêt à toutes les combines à condition d’être libre le lendemain. Je buvais un coup, le reste je le posais sur la table. Il n’y avait que deux bouches à nourrir. Elle avait un bon job, magasinière dans une boîte pas loin, en mécanique de précision. Je passais devant parfois, en allant butiner. Le gros type dans la loge me suivait du regard jusqu’à ce que je disparaisse. J’aimais ça. J’avais l’impression d’animer une marionnette. Sa tête pivotait, elle était automatique. Une fois, pour voir, je suis revenu sur mes pas. La grosse boule s’est arrêtée de tourner, après un moment d’hésitation, elle a repris son mouvement en sens inverse. Je n’ai pas insisté, c’est fragile ces choses-là. Bref, ma femme bossait là. Ca payait, mais heureusement pas assez pour être emmerdé avec les impôts et tout le tintouin. Et comme de mon côté je n’avais rien à déclarer, on se la coulait douce dans un logement trop grand pour nous, à part la poubelle tous les deux jours, on ne dérangeait pas l’administration du pays.

 

 Je ne fauchais pas vraiment, mais j’avais des combines. Et surtout des potes. Partout j’avais des potes. C’était bien rare si dans un coin perdu du quartier il n’y avait pas une ou deux connaissances plus ou moins historiques, un type avec lequel j’avais déjà glané une ou deux babioles. Ces gars-là papillonnaient aussi, mais en plus stable, en plus suivi. Ils butinaient en groupe si vous préférez, et souvent sur les mêmes fleurs. Moi, après deux jours sur un coup, je manquais déjà d’air. Ils insistaient :

 

-         Reste encore un peu, il y a trois mille litres à écouler, on va s’en mettre plein les poches !

 

Les litres, c’était de l’essence un peu trafiquée, mais pas trop, pour qu’elle marche encore dans les moteurs. C’est fou comme les gens, même ceux-là, ont besoin d’un point fixe. Ils craignent l’inconnu, se refusent à l’aventure. Ils me filaient un billet et j’allais retrouver un copain qui faisait honnêtement les greniers des citoyens de la grande rue. Je l’aidais à refourguer des carillons ou  des horloges qui marchaient un peu. C’est la seule fois où j’ai cru tenir le bon bout. Je veux dire où j’ai eu l’impression de servir à quelque chose par rapport à la situation économique et sociale. Je rentrais, je déballais le matériel sur la table et parterre. Je démontais tout ça, je nettoyais, jusqu’aux pièces les plus fragiles que je badigeonnais d’alcool dénaturé à la martre double zéro, j’astiquais, je graissais. Mon pote, il n’en  revenait pas de voir le changement d’allure des horloges le lendemain. On les avait récupérées presque gratos. Même complètement gratos, maintenant je peux le dire après vingt-trois ans de silence. Et on les revendait sur un marché ou une braderie. Ca, j’aimais. Derrière mon étalage, un homme était debout. Pour la première fois, c’était moi. Ces beaux objets qui brillaient de tous leurs feux, c’était mon laisser-passer. Des gens me disaient bonjour, c’est beau tout ça, mais c’est cher. J’aimais qu’on me dise : c’est cher. J’avais l’impression de grimper trois marches sur l’échelle sociale. Sérieusement je répondais :

 

-         Cher n’est pas le mot, madame. Disons : coûteux. Et, si je puis me permettre…

 

Je me penchais sur l’étalage et, l’air complice, leur glissais :

 

-         …des horloges comme celles-là, vous n’en retrouverez pas.

 

Souvent elles ajoutaient :

 

-         Malheureusement.

 

Et soupiraient.

 

 Le lendemain de l’installation du stand, alors que je n’avais rien vendu et qu’il fallait acquitter la patente, l’ennui commença à me gagner. Je ne pouvais même pas m’éloigner cinq minutes pour boire un coup, j’étais bien placé pour savoir qu’il faut surveiller un étalage. Quand j’y pense maintenant, je me dis que j’aurais mieux fait d’aller boire un coup, parce qu’à force de surveiller ce bon dieu d’étalage, au fil des heures mes horloges disparaissaient, la caisse restait désespérément vide, le cœur n’y était plus.

 

 Si j’ai insisté, c’est grâce à ma femme. Elle est passée et m’en a acheté une, pour m’encourager. J’ai fait durer la vente, paquet cadeau, ruban, un peu de baratin en parlant assez fort, histoire d’accrocher les indécis. Mais ce jour-là, les gens passaient d’un œil décidé. Son paquet sous le bras, elle posa sur moi un regard attendri et opina de la tête, comme pour me dire :

 

-         J’ai fait ce que j’ai pu. Reviens quand même demain.

 

 

§

 

 

 « Coucou !»

 

 

Et je suis revenu le lendemain. C’est elle qui m’a foutu dans le pétrin. Elle ne serait pas passée ce jour-là, sûr que je remballais tout, que pour cent balles je refourguais ces pendules qui me sortaient par les yeux. Mais non, il a fallu qu’elle s’en mêle.

 

 Je ruminais. Le marché était presque désert. Soudain j’entendis :

 

-         Coucou !

 

  Je n’avais jamais entendu ça. Une voix féminine, une intonation singulière, étrange, provocante. Provocante ! C’est ce qu’aurait dit l’avocat d’un pourvoyeur de jeunes filles, un professionnel de ta traite des blanches, un criminel, pire : un violeur. Moi, j’étais seulement un homme, un homme derrière une rangée d’horloges. J’aurais voulu les voir les justiciers, à ma place. Bien mis, conscience tranquille, bons maris, pères de famille honnêtes, j’aurais voulu les voir mes sages républicains, quand apparut entre deux balanciers une si jolie frimousse au regard canaille. J’aurais voulu qu’ils entendent le « coucou ! » modulé qui, le temps d’un éclair, a balayé en moi-même toutes les scories du monde policé, convenances et politesses. Combien auraient gardé leur masque ? Moi, de masque, la vie ne m’en avait pas protégé la figure, devant mon butin j’avais seulement indiqué les prix. S’il n’y avait pas eu le « coucou ! » peut-être aurais-je fini sagement dans le commerce, qu’avec le temps, l’usure du quotidien, les prix auraient été lisibles sur ma gueule, peut-être que les gens m’auraient adressé normalement la parole comme ils le font avec le charcutier, l’instituteur, le maire du village. Ils ont toujours leurs tarifs à portée de la main, ces gens-là. Alors, on a confiance, et les journalistes locaux prennent des pincettes avant de soulever leurs horreurs. Avec moi, c’était différent, la presse a joué son rôle librement, elle m’a pressé comme un citron :

 

-         C’est lui !

-         La piste était la bonne, voilà le monstre…

 

ou encore :

 

-         Il vivait d’expédients, de petits larcins, de recèle…

 

manchette accompagnée d’une photographie très sombre révélant confusément une silhouette humaine. Ou encore, la photographie du cadran d’une horloge indiquant le douze, cachant la moitié de ma figure, avec la mention :

 

-         Pour lui c’était l’heure du crime !

 

 J’ai lu tout ça pendant mes premiers jours de détention, en garde à vue. Moi qui ne lisais jamais à part un ou deux illustrés récupérés dans les greniers, j’ai fait en quelques jours des progrès fulgurants en lecture expliquée. J’étais le héros de l’histoire, j’avais le cœur battant, je passais avec une grande maîtrise de la une à la cinq, à la quatrième de couverture pour les derniers échos. Souvent, il n’y avait rien, plus les jours passaient, même dans les dernières pages, de moins en moins on parlait de moi. Une semaine après mon arrestation, mon nom n’était même plus cité, quant à ma trombine, elle n’avait plus besoin de la une pour rester gravée dans la mémoire publique. Les articles passionnés du début avaient fait place à des réflexions générales sur la criminalité, le sexe. Avec des phrases, des mots compliqués, il était question de psychose, de pulsions, de morbidité, d’agressivité, toutes choses dont j’ai horreur. Dans « Le Monde » c’était surtout la criminalité, dans « France-Soir » c’était le sexe. Avec des tableaux comparatifs, des graphiques, des témoignages de personnes outrées. Une chose n’apparaissait pas dans ces tableaux. C’était, comment dire… la part de la nature, l’acte lui-même. Trois ou quatre loubards dérangés qui attaquent une fille dans le métro, c’était une agression, un viol, un crime. Mais l’acte sexuel lui-même qui passionnait tant les journalistes et probablement les lecteurs, ne commence pas toujours par de la violence. Il ne commence même jamais par de la violence. Il y a l’attirance certes, mais aussi le besoin d’affection, et parfois mais plus rarement, l’amour. Il y a l’instant de la rencontre, le « coucou ! », les regards qui se cherchent, qui se croisent. Il y a la provocation des filles, leur façon de se comporter, de se dandiner. Et puis cette société mal foutue où le sexe s’étale partout et qui vous dit dans la rue, à la télé, dans les magazines combien la chose est facile et plaisante. On banalise le sexe comme s’il s’agissait d’une question courante. Entre les conseils pour maigrir, la rubrique jardinage et les mots fléchés.

 

 J’ai beaucoup pensé en prison, et j’en suis venu à la conclusion que l’acte d’amour n’est justement pas un acte ordinaire, banal. On nous apprend, on nous oblige même à respecter tout et rien, les dieux, les droits d’auteur, les passages pour piétons, les vieux, le tri sélectif, les enfants, les enseignants, les parents, les panneaux de signalisation, le silence, l’environnement, la République, les bonnes mœurs, et on banalise cette chose extraordinaire qui nous dépasse, cet acte ancestral mais inoubliable bien que ne figurant dans aucun manuel d’histoire, cet acte où l’humain s’efface, unique instant où les sens et l’esprit se confondent, divine bestialité. Moment d’abandon, occasion de tout oublier. Alors, comprenez-vous, pour ceux qui ont besoin d’oublier…

 

 

§

 

 

« Nous nous aimions tellement »

 

 

 Avec la petite, c’était divin. Peut-être trop. Et les juges n’ont feint de voir que le bestial. Peut-être étaient-ils sincères, et qu’ils ne pouvaient voir que cela. Alors, c’est par jalousie qu’ils m’ont condamné, ils enviaient la bête qu’ils n’ont jamais été. Par instants, pendant le jugement, le temps d’un éclair, n’ont-ils pas sans le vouloir, imaginé cette bestialité avec quelque délectation ? Se sont-il représentés, seulement uns seconde, dans la peau de la bête ? Et la petite, du fond du cœur, bien sûr qu’ils la plaignaient, mais au fond, au tréfonds d’eux-mêmes, la plaignaient-ils vraiment ? La « victime » qu’ils disaient…

 

 D’abord, ce n’était pas la « victime », c’était Stéphanie. Mais je l’appelais « Coucou » pour la faire rire, et ça sonnait plus vrai. Vivante, au tribunal, sûr qu’elle aurait plaidé en ma faveur. J’aurais payé cher pour voir la trombine des jurés, l’étonnement du public :

 

-         Bonjour Monsieur le Juge. Monsieur ne m’a pas agressée. C’est moi qui ai commencé. Je lui ai fait coucou. Nous nous aimions tellement que nous ne contrôlions plus nos mouvements. J’avais du mal à respirer. Je l’avais prévenu avant. Il a compris. Il s’est relevé. Il a eu peur. Il est parti.

 

La mère, se dressant derrière son avocat :

 

-         Mais voyons, ma chérie, raconte ce qu’il t’a fait, le monstre. Répète ce que tu nous a dit à nous !

 

Oui mais voilà. Coucou n’était plus là pour témoigner. Pour dire que son problème de cœur elle m’en avait pas touché mot. Non mais vous imaginez, au sublime instant de la rencontre, « vas-y doucement chéri, je souffre de cardiopathie » ?

 

 En fait de mère derrière son avocat, elle n’avait pas cru bon d’assister au procès. Le père non plus, à se demander si Coucou en avait un, les bons hommes de loi n’avaient jamais paru s’en inquiéter.

 

 

§

 

 

 

 « La petite était fragile, mais si belle »

 

 J’arpentais la rue. Elle débouchait sur un monoprix. Cette sacré Marta, c’est dans un truc comme ça que je l’avais rencontrée. Lui dirai-je la vérité ?  Pour les autres, je ne me posais pas la question. Tous ces gens honnêtes qui couraient les rues, je m’en foutais qu’ils sachent de quoi j’étais coupable. Marta, c’était différent. Je commençais à craindre son jugement. Elle passait son temps à faucher dans les boutiques, vivait hors des lois, profitait du travail des autres, et c’était la seule personne au monde dont je craignais le jugement. Pourquoi ? Pour ne pas abîmer notre courte mais belle histoire ? Parce qu’elle était belle ? Que j’étais resté sous le charme ? Que je ne voulais pas réapparaître trente ans après la tête basse, criminel repenti ? Non, rien de tout cela. C’était une fille pure, entière, directe. Ce qu’elle faisait, même quand pour les autres c’était mal, elle le faisait bien, elle se donnait complètement. Sa morale à elle, c’était de ne pas tergiverser. L’intention ne comptait pas. Marta n’existait que dans le geste, dans le présent. Elle n’était pas une de ces femmes actives qu’on voit sortir de leur voiture avec des paquets plein les bras, ou qu’on voit dans les pubs à la télé sapées et maquillées avec leur mec derrière en flou qui s’occupe des moutards. Marta n’était pas une femme active. Elle était l’acte lui-même, beau, franc, alerte, le geste sans retenue, et sans remords. Marta ne pensait pas, et tout le temps qu’elle ne perdait pas à penser, elle le gagnait en existant. Et je me rappelai l’estrade et le bonheur qui avait été le nôtre.

 

 Devant ce monoprix, en passant ma vie au peigne fin, je me dis que si j’avais peur de la revoir, ce n’était pas seulement par crainte de son jugement. Alors de quoi avais-je peur ? Je me rappelais ses paroles :

 

- Tu n’es pas fait pour ça. Et le petit, je tiens à le garder.

 

Peut-être avait-elle pressenti quelque chose. Elle m’aimait vraiment. Mais dès qu’il s’était agi du bébé, dès qu’on passa aux choses sérieuses, je devenais inutile, pire, je risquais d’être nuisible. La suite lui donnait raison, et j’en étais doublement blessé.

 

 Je voulais revoir Marta. Deux stations de bus, je choisis de marcher. Le quartier était rasé. A la place de la bicoque et des terrains vagues s’étalait une énorme maison des jeunes et de la culture. J’allai chez sa mère, qui occupait toujours le même logement, par bonheur les HLM on ne les rase pas si facilement. Je l’avais aperçue deux ou trois fois, après un quart de siècle elle n’avait pas changé. Je me présentai comme un ancien ami de sa fille, elle m’accueillit gentiment, mais elle était triste.

 

-         Marta ? Mon pauvre monsieur, il y a bien longtemps qu’elle nous a quittés…

 

Je n’aimais pas ces mots-là, mais je m’accrochais :

 

-         Elle a changé de coin ?

 

-         Oui. De ce coin-là on ne revient plus. Le chagrin. Elle est morte de chagrin. La petite était fragile, mais si belle. Un détraqué qui l’a violée. Il paraît qu’on l’a retrouvé. A l’heure qu’il est, ma main à couper qu’il est déjà sorti de prison. De toute façon, ça n’a plus d’importance. Même si on lui avait coupé la tête, ce n’est pas cela qui me l’aurait rendue, ma Stéphanie.

 

 

§

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