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01/03/2012

L'objectivité, une illusion

 

On va se creuser le ciboulot pour accorder dans les médias un temps de parole égal pour chaque candidat à l’élection présidentielle. Que de bruit pour rien ! Tâche impossible. Et puis même, imaginons qu’on y parvienne, il y a selon les heures plus ou moins d’écoute, il faudrait réajuster, laisser parler plus longtemps celui qui présenterait son programme à 3h00 du matin, et beaucoup plus longtemps. A cette heure-là, sur 65 millions de français il y en a 60 millions qui dorment. Les autres, soit ils bossent la nuit, donc loin des écrans sauf les gardiens de parking, soit ils sont insomniaques, et je connais suffisamment le problème pour vous dire qu’ils n’auront pas le cœur à supporter les longs discours, encore que pour s’endormir…  

 J’ai fait les calculs : pour qu’un candidat nocturne (A) soit traité d’égal à égal avec un qui parlerait au journal de 20h00. Commençons par ce dernier (B), il a 30 millions d’auditeurs. L’autre s’adresse sur le sol national (à 3h00 du matin) à 3000 personnes. Pendant combien de temps devra-t-il présenter son programme pour bénéficier d’un traitement égal ? 

 Prenez une feuille. Vous avez 4 heures.  

 Il fallait faire une division. J’explique, pour les littéraires. On veut arriver à ce que A soit entendu par 30 millions d’électeurs. Je fais : 30 000 000 : 3000 = 10000. Si B parle à 20h00, A devra tenir le micro (à 3h00) pendant 10000 nuits. C’est trop long, déjà qu’ils ne sont pas nombreux, les gens vont se lasser. Je sais ce que vous allez me dire : le choix des heures n’est pas judicieux. Il faudrait limiter la campagne entre 18 et 22h00. Et vous pensez que les journalistes, bavards comme ils sont (pas toujours et pas sur tous les sujets) vont se taire de 22h00 à 18h00 le lendemain ? Je ne crois pas en leur objectivité. Je ne crois en l’objectivité de personne. C’est trop difficile, hors de portée des humains que nous sommes. Nous avons tous un point de vue. Comme en photographie, le point de vue dépend de la position de nos pieds (un grand photographe avait dit cela, je ne me souviens plus qui). Si vous êtes à 10 mètres de la cathédrale, de l’édifice vous ne voyez qu’une partie de la façade. Si vous tentez la photo en dirigeant l’appareil vers le haut, les flèches convergent. A cent mètres, le détail de la frise et des sculptures du porche deviennent invisibles, mais les flèches se redressent et les proportions du bâtiment sont respectées.  

 La distance qui nous sépare de l’objet n’est pas tout. Limités que nous sommes par la position de nos pieds, nous ne pouvons pas voir ce qui est devant et ce qui est derrière en même temps. Les oiseaux strigiformes (rapaces nocturnes) le peuvent, et encore pas simultanément.  Argus le pouvait, parce qu’il avait cent yeux tout autour de la tête, et le jour comme la nuit, car cinquante étaient toujours ouverts. Mais qu’on ne nous dise pas qu’il voyait tout. Ce roi d’Argos avait –hormis ses yeux- forme humaine, et ses pieds au nombre de deux lui interdisaient d’être ici et là-bas en même temps. Ce que nous percevons d’où nous sommes n’est qu’une partie de l’objet, infime. Une dizaine de personnes sont disposées en cercle autour d’une table sur laquelle est posée une pomme : personne ne voit la pomme en totalité. Certains la verront tachée, d’autres auront compris la tromperie : il n’y en avait qu’une moitié. L’objet pour nous, c’est trop. Nous ne pouvons pas l’atteindre. Ce n’est pas faute de faire des efforts pour y parvenir : cinéma, stéréoscopie, holographie ne sont que des petits progrès. Pas plus que toutes les activités humaines, la photographie n’est objective. Je me souviens des photos présentées à la une des quotidiens parisiens en mai 68. Le même CRS, le même étudiant. Sur l’une, le CRS frappe le jeune à terre. Sur l’autre, l’étudiant se rebiffe et le CRS bascule. Où était la vérité ? Et le titre, étalé sous la photo, était-il objectif ? 

 En politique, on a tenté le face à face. Ce n’est qu’un pis aller. S’il y a dix-sept candidats, on ne pourra jamais les opposer, sinon dans un brouhaha indescriptible. Il suffit parfois de n’en entendre qu’un pour se faire une idée. Mais il en reste seize. 

 Etant un auditeur assidu de la radio depuis des années, j’ai eu le temps de me faire une opinion sur ce beau métier qui consiste à informer les gens. Ne sont-ils pas admirables ces femmes et ces hommes qui dès potron-minet vous donnent les nouvelles du monde ? Ils sont moins admirables quand ils ne vous les donnent pas. Car le mensonge le plus courant qui plane sur les ondes est le mensonge par omission.  Pour ce faire, ils ont de l’expérience et du doigté nos journalistes. Ils vont nous faire tout un pataquès d’une petite phrase d’une nullité exemplaire lâchée par un homme politique, et se taire sur des événements d’importance. Au point que si on savait tout ce qu’on nous cache, on serait plus savant qu’en écoutant ce qu’on nous dit. 

 L’objectivité ! Un monstre fabuleux à tête de lion, corps de chèvre et queue de dragon qui vomit des flammes (1). Personne ne peut avoir une vision objective de la situation, sauf un dieu qui serait partout à la fois, qui verrait tout, qui saurait tout. Je me demande bien à qui il accorderait son suffrage. 

 Déjà qu’un homme n’a pas les mêmes pensées selon qu’il est en pyjama ou en costume de ville, comment voulez-vous que deux personnes différentes aient la même vision du monde ?

La pomme, l’objet si vous préférez, en politique, serait de savoir ce que le prochain président va faire dans les cinq ans qui viennent. Las, nous ne savons que ce qu’ils nous disent qu’ils vont faire. Chacun est renvoyé à lui-même, à la position de ses pieds, à sa condition sociale, à ses convictions, et parfois aussi à son désenchantement. 

 Comment voulez-vous qu’un petit exploitant agricole qui parvient à peine à nourrir sa famille, comment voulez-vous qu’un chômeur ou un travailleur en situation précaire se dérangent un dimanche matin pour donner leur voix à un président candidat qui revient d’Europe en disant que tout va bien se passer ?

 Comment voulez-vous que le patron milliardaire d’une firme multinationale accorde son suffrage à un candidat socialiste qui, comme son nom l’indique, va exproprier les capitalistes,  redonner du travail à trois millions de chômeurs, et redistribuer à 65 millions de français  les richesses éparpillées à Monaco, au Luxembourg et dans les paradis fiscaux ? 

 

§ 

(1) chimère ; © Hachette Multimédia / Hachette Livre, 2001

 

 

 

 

05/12/2010

Temps révolus. Changement d'époque.

 

 Temps révolus. Changement d’époque. Tout va vite. Les distances raccourcissent. D’ailleurs il n’y a plus de distances. Personne ne les prend plus ses distances. On a le nez collé aux situations. Le pied à Tokyo et la tête à New York, simultanément. Quand on est à Islamabad on est à Paris. Mais si ! C’est pour bientôt. La technologie sans fil en quelques années a tissé sa toile sur le globe. Les satellites veillent, surveillent, photographient. Tout le monde photographie tout le monde. Et hop ! Sur une capsule de la taille d’un timbre poste, vous avez en images toutes les cérémonies possibles, mariage, communion, mille photos d’identité des élèves d’un collège, et même des films ! Vous avez des films sur un timbre poste !  

 Alors quand je dis que je passe encore des heures dans un labo sous mansarde à tenter de faire apparaître les détails dans les ombres, ou ce qui est aussi laborieux, dans les hautes lumières, on me regarde avec un mélange d’admiration et de commisération. Je note avec satisfaction que personne jamais ne susurre la moindre critique, et pourtant il y aurait de quoi. Mes tirages sont encore en noir et blanc, alors que depuis un siècle les frères Lumière ont inventé les autochromes, et que la moindre image produite par un appareil Playmobil pour enfant de 6 à 10 ans livre toutes les couleurs de l’arc-en-ciel avec une définition supérieure à ce qu’offraient les optiques de prix il y a vingt ans.  

 Au commencement, mes images nécessitent l’achat d’un film noir et blanc à grain fin dans un grand centre parisien (au centre Leclerc, je ne pose plus la question à la spécialiste « médias » au risque d’une plainte pour agression, j’exagère à peine, elle alerte ses collègues hommes, des vrais du métier eux, qui se rappellent avoir entre aperçu un grand-père aujourd’hui décédé le pauvre, qui manipulait avec délicatesse un long ruban transparent dégoulinant en s’écriant : chouette, il y en a deux ou trois qui sont tirables !).  

 Le film acquis, il faut le charger dans l’appareil, mettre ses lunettes, enfiler l’amorce dans la fente, passer délicatement les perforations sur les engrenages du cabestan, armer doucement, et quand on a fait tout ça, tenter à l’aveugle les deux premières vues car on ne sait jamais si elles ont pris le jour avant la fermeture du dos.  

 Survient alors le moment le plus agréable de l’opération : la prise de vues. Sans cellule (on disait posemètre), comme ça au pif, on dira ce qu’on voudra, mais cette façon primaire d’opérer cultive le sixième sens (les photographes l’ont obligatoirement) : celui de la lumière, de la bonne exposition. Pleine campagne, paysage aux couleurs variées, profondeur des bruns de la terre, bleus, blancs, roses du ciel, innombrables nuances de verts et de jaunes par les champs et les bois, blancheur des maisons du village frappées de soleil, allez, pas d’hésitation, f :8 au 125°. Attention malheureux, le vent souffle sur les blés ! On pousse au 500° pour que les épis soient nets, on ouvre à 4, c’est machinal, c’est le métier. J’arrête là les données techniques, car les nouveaux savants, les vendeurs FNAC ou autres je-sais-tout d’aujourd’hui pouffent de rire : avec le numérique mon brave monsieur, on ne s’embarrasse plus d’évaluer niveau d’éclairement ni degré de flou dans les blés, on prend dix vues successives, il y en a toujours une de réussie. Changement d’époque vous disais-je. L’homme la femme et l’enfant disparaissent derrière l’objet . Les dieux une fois enterrés, leur absence étant devenue insupportable, il a bien fallu les remplacer. C’est le rôle de ces nouveaux ustensiles qui font tout à notre place : omniscients, ubiquistes, capables de tout. Bon.

  Une fois le film exposé, on rembobine en tournant une manivelle. Tiens, encore une chose qui disparaît. Vous allez me dire, pour démarrer une automobile par moins quinze en plein hiver, pour nos grands-parents c’était une souffrance je l’accorde. Dans le cas de la boîte à images, le geste du rembobinage n’est pas déplaisant : confirmation d’un travail accompli, joie intense de savoir qu’on enferme dans une petite cassette, image par image, des œuvres potentielles, qui sait, peut-être des chefs d’œuvre. Je mettrais un bémol à cette envolée, car le système argentique ne délivrant l’image qu’après un long processus appelé développement, vous n’êtes jamais sûr avant le retour à la maison, que le guépard que vous avez cru capter en pleine course au Kenya courra encore sur le négatif. Pire, il vous faudra vivre dans l’angoisse jusqu’à l’extraction du film de la cuve pour vérifier si à l’occasion du mariage de votre fils, le cordon du flash était bien enclenché, et si la vitesse de synchronisation était correctement engagée. Je dois reconnaître ici un avantage indéniable du système numérique : on sait dans l’instant si la photo est bonne… en gros. Mais je reviens à mon propos, j’en étais à : …des œuvres potentielles, des chefs d’œuvre…. C’est pourquoi pour ma part, je tourne lentement la manivelle, d’ailleurs cela évite de rayer le film. Car savez-vous, contrairement à l’image électronique, le film est fragile, il faut le préserver, le ménager, par exemple en plein été, si son traitement n’est pas envisagé dans l’immédiat, un conseil : placez-le dans le compartiment beurre du réfrigérateur.  

 Une fois ces opérations effectuées, pour que vous vous rendiez compte des difficultés, on est un peu dans la situation du concurrent de la Route du Rhum qui n’a pas encore quitté St Malo. On monte à l’étage. Auparavant toutefois, je dois rendre un hommage. En photographie comme en tant d’autres domaines, rien ne serait réalisé s’il n’y avait eu des pionniers. N’ayez crainte, je ne vais pas rappeler les premières expériences de Louis Jacques Mandé ou Joseph Nicéphore, ce n’est pourtant pas l’envie qui m’en manque, non je vais me contenter d’évoquer un nom, un homme, un héros.  

 Monsieur Houppé. Connu surtout pour la construction des agrandisseurs Imperator en bois précieux africain, au parallélisme respecté au centième de millimètre entre les plans : plaque sensible, platine porte objectif et plateau, et pour la conception d’une lampe jaune recouverte de sept couches de peinture au four, dont l’intensité lumineuse permettait de juger confortablement la densité des tirages tout en restant  parfaitement inactinique à un mètre des bromures, cet homme, bien avant Ansel Adams et Philippe Salaün (qui restent aujourd’hui encore des références en matière de tirage d’épreuves photographiques) cet homme avait dû tomber tout petit dans un bain de génol-hydroquinone. Pendant ses cours, il lui arrivait d’impressionner « deux plaques d’un même sujet, donc même éclairage et avec le même diaphragme, l’une au 1/25° de seconde (…) et l’autre à 1 seconde ». A la sortie du révélateur, devant les élèves ébaubis, les résultats étaient identiques ! Seulement voilà, pour en savoir plus, il fallait assister à ses cours ou acheter son livre (1) en sa boutique rue de Provence à Paris. Ce que je fis, et je dois avouer que, une fois oubliés les commentaires hautains et méprisants du personnage, j’en appris plus par la lecture de l’ouvrage qu’en une année de cours intensifs à la Société Française de Photographie. Pour résumer, et surtout ne pas ennuyer mes lecteurs, la solution miracle, c’était (et c’est toujours) le développement lent et progressif en plusieurs cuvettes, et l’emploi de bains usagés déjà imprégnés de bromure d’argent dont la douceur et la souplesse « permettent d’obtenir des négatifs fouillés… et des épreuves franches et exemptes de gris ».  

 Nous voici à l’étage, on ferme la porte et les rideaux. Si ceux-ci ne sont pas franchement hermétiques, il faut attendre le début de soirée ou s’y prendre le matin très tôt si la fenêtre est à l’ouest. Il faut préparer et mettre en ordre la totalité du matériel devant soi avant d’éteindre la lampe, car la suite des opérations se fait dans le noir. A tâtons. Engager l’amorce du film dans la spire en évitant la crise de nerfs, comme cela peut arriver dans le cas d’une pellicule de format 6x6. En général, votre conjoint en profite pour s’absenter, quitter la maison, faire des courses. Une fois le film engagé et bien enroulé, le plus difficile est de trouver les ciseaux, car la cassette pend encore au bout et entortille les dix derniers centimètres. Je les avais pourtant posés à droite de la cuve. Le temps de lâcher quelques grossièretés, ils se présentent là où vous ne les attendiez pas. Spire dans la cuve, c’est un cap, mais toujours penser à ce qu’on fait : visser le couvercle AVANT d’allumer la lampe ! Retour du Portugal, j’ai trois films qui ont vu le jour, et croyez-moi, le soleil intense de Nazaré n’est rien comparé à la faible lumière diffusée par la loupiote du labo, pour une émulsion de sensibilité moyenne.  

 La suite se fait donc à la lumière. Faute de temps, je n’ai jamais vraiment tenté l’expérience de Monsieur Houppé : tout compris, préparation des bains et surtout gestion précise du degré de vieillissement de ceux-ci, mise en température, développement lent et progressif, cela prend plusieurs heures. Je m’en suis toutefois inspiré, ne plongeant jamais un film sec dans le révélateur, en diluant celui-ci dans trois parties d’eau, en agitant modérément et en évitant les trop grands écarts de température. Je vous signale –je m’adresse aux adeptes de la photographie numérique- qu’à cette étape du procédé, vous vivez encore dans l’angoisse, ne sachant toujours pas si le guépard court encore ni si le mariage de vos enfants se fit pendant l’éclipse du siècle… 

 Rinçage, fixage en deux bains usagé et neuf, vidange et première mise en eau. VOUS POUVEZ OUVRIR LA CUVE 

 Votre cœur bat. S’il s’agit du reportage d’un événement qui ne pourra jamais se reproduire, c’est l’alerte orange niveau trois. Vos doigts tremblent et dégagent avec difficulté les cinq ou six premiers centimètres engoncés dans la spire. C’est l’heure de tous les dangers. Vous êtes seul face à vous-même, seul aussi dans la maison, car depuis longtemps votre bien-aimée, forte d’une grande expérience de vos manipulations en laboratoire et de ses effets collatéraux sur les nerfs en particulier, et connaissant à la minute près les durées des développements, ne met jamais le nez à la porte du labo avant l’essorage du film et même quelquefois longtemps après. En général, quand le silence plane à l’étage, c’est bon signe. Elle vous monte le café avec le sourire.  

 Je crois qu’Ansel Adams (2) disait que derrière un beau cliché, entendez par là bien exposé et correctement développé, on pouvait lire le journal. Rien de plus vrai. Transparent, mais pas trop, tirable sur papier n° 3 ou 4 ou multigrade filtré modérément. Vous êtes soulagé. Non pas que le plus dur soit fait, mais parce que vous avez -en négatif- les images que vous aviez espérées. Certes, du guépard on ne voit que la queue, les mariés ferment les yeux ou tournent la tête, mais c’est bien le diable si sur 10 vues il n’y en a pas une qui mérite d’être introduite dans le passe-vues de l’agrandisseur.  

 Alors seulement commence le travail d’artiste : le tirage. Le mot n’est pas exagéré, il s’agit bien d’un travail. Au nom de laboratoire, on devrait substituer celui de Salle de Travail. Ne s’agit-il pas là d’un accouchement ? Après la conception, moment unique, hymen lumineux entre l’œil et l’esprit, la gestation sous la forme d’un long développement de quelque chose qui n’était rien que latent mais riche de toutes les potentialités, nous voici maintenant confronté à la dernière difficulté : donner le jour à cette petite chose qui n’a depuis toujours connu que le noir. C’est l’Epreuve. D’un tirage photographique, on dit que c’est une épreuve (3). 

 Théorème du tireur : Tout cliché correctement exposé et développé n’est pas celui qu’on aurait souhaité, car le sujet représenté est inintéressant au possible. 

Corollaire : Le cliché intéressant dont il fallait absolument obtenir un tirage est mal exposé, donc intirable. 

On comprendra en conséquence que le bon photographe est celui qui, de l’exposition du cliché jusqu’à son développement, maîtrise tout. Fait extrêmement rare. Au moins dans mon cas. Et je ne parle que de la technique ! Mettant volontairement de côté l’aspect artistique du métier : cadrage, composition, capture de l’instant décisif… Pour cela des milliers d’ouvrages ont été écrits. 

 Nous ne sommes plus dans le noir, une ampoule qui coûte cher diffuse une faible lueur jaune-vert dans la pièce. On glisse le cliché dans le passe-vues de l’agrandisseur, dont boîte à lumière et condenseur projettent une image (négative) sur le margeur. Photo de groupe. Cadrage, mise au point. Première surprise : une personne ferme les yeux, un enfant qui bougeait est complètement flou, le grand-père au deuxième rang apparaît coiffé d’un bac à fleurs, on passe au cliché suivant. En général on se console avec les paysages. C’en est un. Magnifique. Aucun mérite, mais magnifique. Quand vous êtes devant la mer, à 9 heures du soir en Irlande, que le soleil dans un dernier effort dessine les contours des cumulus (4), et que du ciel tourmenté jusqu’à l’écume qui vient frôler vos pieds, rien n’échappe au champ de vision du 40mm, si la photo est bonne à qui le doit-on sinon à la nature des choses ?  

 Le tirage prendra une partie de la matinée, mais tout se passera bien : choix du papier, gradation et surface, exposition et développement. Nombreux bouts d’essai qu’on examine minutieusement à la faible clarté de la lampe inactinique. Et puis…  

 …on se lave pour la énième fois les mains, on les essuie soigneusement C’est le moment fatidique, on ouvre la pochette noire. Format 30x40, celui des grands jours. La grande feuille est placée dans le margeur. Filtre rouge sous l’objectif. Grande ouverture. On vérifie une dernière fois le cadrage. Fermeture du diaphragme à f :8. Filtre rouge escamoté. On dégage le balancier du métronome (plus sûr que le compte pose électrique, on ne sait jamais…une panne pendant l’exposition ?) tic-tac, tic-tac, tic-tac. On expose jusqu’au huitième tic-tac. On ne bouge plus, n’oublions pas que nous sommes à l’étage, et que le moindre mouvement du parquet pourrait faire trembler l’agrandisseur et provoquer un flou. On saisit la feuille par un coin, quelques pas jusqu’à la cuvette d’eau pour qu’elle s’imbibe avant le plongeon dans le révélateur qui doit agir uniformément. Après une trentaine de secondes, c’est l’instant magique qu’il faudrait faire vivre à tous les enfants du monde.  Progressivement l’image apparaît, d’abord les zones de forte densité, le noir des nuages et de la mer, mais peu à peu se déclinent les gris, puis les hautes lumières, contours lumineux des cumulus, écume des vagues venant mourir sur le rivage. On soulève régulièrement un bord de la cuvette pour l’agitation, on la protège de l’éclairage qui n’est jamais complètement inactinique. Après trois minutes, toutes les valeurs sont arrivées à bon port, on a tous les détails sur toute l’échelle des gris, la feuille est égouttée et plongée dans l’eau qu’on renouvelle une dizaine de fois. Je veux épargner à mes lecteurs les multiples efforts nécessaires pour qu’après les siècles des siècles cette photographie résiste aux outrages du temps. Le fixage aussi est une épreuve, mais il ne s’agit plus que d’un effort physique. Quand au lavage, il se fait en pleine lumière. Du jour de préférence, pour jouir au maximum du travail réalisé. Quand l’épreuve est essorée, on l’examine à souhait. Moins les spectateurs et leurs exclamations, vous ressentez ce que doit vivre un navigateur au long cours arrivant en vainqueur à Pointe-à-Pitre après dix jours dans la tourmente. 

 Ces éternels râleurs qui marmonnent que la vie est faite de 3 minutes de bonheur pour trois jours de peine n’ont pas tort, au moins en ce qui concerne la photographie à l’ancienne, celle qui s’étale sur les grains d’argent. Mais justement, le travail, l’effort, la durée, l’incertitude, le doute, ne sont-ils pas le prix du bonheur ?

 

(1)    « Les secrets de la photographie dévoilés », 1947, 5° édition ; un titre un peu prétentieux, à l’image du personnage qui en 250 pages ne cesse de faire son propre éloge, considérant les autres photographes comme de pauvres hères plongés dans l’erreur et allant même jusqu’à comparer son génie incompris à celui de Galilée qui « souleva contre lui l’animadversion des scholastiques de la cour de Rome ». Dommage. Quand on a de l’admiration pour quelqu’un, on attend de lui –à tort- la perfection.

(2)    Adams (Ansel) (San Francisco, 1902 ­ Monterey, 1984), photographe américain, spécialiste du paysage. © Hachette Multimédia / Hachette Livre, 2001

(3)     épreuve n. f. 1. Événement pénible, malheur, souffrance, qui éprouve le courage, qui fait apparaître les qualités morales. Passer par de rudes épreuves. 2. PHOTO Image (le plus souvent positive) tirée d’un cliché photographique (le plus souvent négatif). © Hachette Multimédia / Hachette Livre, 2001

(4)    cumulus [kymylys] n. m. inv. METEO Nuage dense, à contours nets, plus ou moins développé verticalement et présentant des protubérances qui le font ressembler à un chou-fleur.  © Hachette Multimédia / Hachette Livre, 2001

 

17/04/2010

Une contrefaçon étonnante d'après guerre

à droite, l'original allemand « Leica »,     

à gauche la copie soviétique « Zorki »

      

 

 La différence la plus visible est l'absence de levier de retardateur sur le Zorki (il y eut des Leica sans retardateur) ;

Leica allemand et Zorki russe.jpg
cliché M.Pourny