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13/06/2018

Un souvenir de Daniel Masclet

 

 

 Une image, dans un recueil de photographies de Daniel Masclet : deux hommes qui marchent dans la rue, un geste du bras nous indique qu’ils échangent quelques paroles. Rien d’autre. Trottoir et murs sont presque sans détails. En tout et pour tout : deux hommes, qui marchent et qui parlent. Sous la photographie, on peut lire : « Les deux amis ». Ce que je viens de décrire, je le fais de mémoire car malheureusement j’ai égaré ce recueil depuis une bonne trentaine d’années. Peut-être garnit-il la bibliothèque d’un de mes lecteurs aujourd’hui ? Si c’est le cas, qu’il le garde et le regarde. Quel plaisir alors pour moi de savoir qu’une personne au moins sait de quoi je parle.

 Après si longtemps, comment est-il possible de se souvenir de deux hommes qui marchent et qui discutent ? Je n’en sais trop rien. Surtout qu’à l’époque je feuilletais des magazines qui nous montraient les œuvres de grands reporters –nous étions en pleine guerre du Vietnam- images hallucinantes, frappantes, violentes et pour certaines insoutenables de massacres et de souffrance, images impossibles à oublier. Alors que le napalm se répandait sur des populations, que des artistes prenaient tous les risques pour informer le monde sur les atrocités de la guerre, il y avait cette épreuve en noir et blanc de Daniel Masclet qui nous montrait quoi ? Rien, sinon deux personnes progressant le plus tranquillement du monde sur un trottoir, échangeant des propos qu’on ne connaîtra jamais, et peut-être même de peu d’intérêt. Qu’est-ce que j’en sais après tout ? Et Daniel Masclet lui-même qu’en savait-il ? Et s’ils étaient des philosophes s’interrogeant sur les limites de la raison humaine, sur ce que l’humanité est en droit d’espérer ? On ne le saura jamais. Cette part de mystère, voilà tout l’art.

 Quand tout n’est pas montré, il reste à celui qui n’est d’abord que spectateur un chemin à parcourir, dans un dialogue entre lui et l’artiste. L’attitude énigmatique de Bouddha, l’esquisse d’un sourire de la Joconde ne nous disent rien et nous émerveillent. Comme si l’œuvre se continuait en nous-même, y trouvant sa réalisation, sa fin.

 Oserait-on aujourd’hui présenter l’œuvre de Daniel Masclet dans une exposition de photographies ? Nous sommes tellement saturés d’images toutes plus originales les unes que les autres, qui montrent tout ce qui est possible et même parfois interdit, que notre entendement a du mal à faire le chemin inverse, vers la simplicité. Le sentiment, le trouble, l’émotion sont maintenant enfouis sous des tonnes d’informations, de scoops, de décors, de parures. Et plus défilent sur les écrans les clichés les plus extraordinaires, plus on cherche encore à étonner.

 Alors s’impose le trucage. Il n’est pas d’hier certes. Mais à l’époque nous étions déjà tellement enchantés de la découverte du monde grâce à l’image qu’il n’était pas vraiment nécessaire de s’en inventer un autre. S’il était pratiqué parfois pour de mauvaises raisons, le trucage pouvait par lui-même, et se présentant comme tel, être un art. On peut citer en exemple le cinéma de Méliès, les corps déformés de Kertesz, les solarisations de Man Ray.

 Autre chose est le trucage qui ne dit pas son nom, grâce à des effets tellement spéciaux qu’on ne sait plus où est le vrai, où est le faux. Amusants ou émouvants quand ils suscitent l’émotion, ils peuvent être des procédés efficaces de manipulation des esprits.

 Un peu comme des enfants trop gâtés qui ont fait le tour de leurs jouets et qui en veulent toujours plus, le monde tel quel ne nous suffit plus, nous en voulons d’autres. Des philosophes ont proposé des solutions qui ont fait long feu. Notre imagination inépuisable donne vie à des êtres et des choses qui n’existaient auparavant que dans les rêves ou les cauchemars. Sur les écrans surgissent des fées ou des monstres qui ravissent ou effraient les enfants et les grands. Et l’image se complique grâce à des effets de plus en plus prodigieux, nous laissant spectateurs, pantois, ahuris.

 Alors, que deux amis en noir et blanc marchent et conversent dans la rue, même si les nuances de gris ont été travaillées par le tireur, même si la composition de l’image est tellement simple qu’elle en est belle, même si je retrouvais la photo je ne crois pas que j’oserais la montrer à des enfants.

 

 

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11/05/2017

Les anciens et les modernes


 Je suis toujours étonné de voir les brocantes et vide greniers attirer autant de monde. Les choses qui nous restent du passé s’arrachent parfois à prix d’or. Un téléphone à manivelle d’avant-guerre à l’aide duquel on ne pourra communiquer avec personne coûte aussi cher et même plus que le premier smart phone venu qui vous transmet à la vitesse de la lumière le résultat électoral dans un village perdu aux antipodes. Le dimanche dans ma rue c’est un défilé des plus belles limousines et de cabriolets de prestige des années cinquante et soixante ou même d’avant guerre. Oui vraiment, des sculptures d’automobiles comme on n’en fait plus, quand au son des moteurs, qui n’a pas été sensible au ronronnement du V8 d’une Mustang ou d’une Simca Versailles ? On collectionne tout, des timbres poste et des pièces de monnaie jusqu’aux capsules – french touch oblige- et étiquettes de bouteilles, jusqu’aux boîtes de Camembert.

 Pourquoi ? Parce que ces choses nous rappellent le temps d’avant, un temps que nous regrettons ? Certainement pas quand on sait ce qu’ont vécu les plus âgés d’entre nous, ce qu’ont souffert nos parents. Alors ? Mystère, un de plus. A moins que ces choses nous ramènent à un passé reconstruit, modelé, peaufiné, revisité, un passé heureux dans l’ensemble simplement parce que c’est celui de notre jeunesse. Et la jeunesse, même en guerre, c’est encore la jeunesse. Et si les choses d’avant sont celles qui furent manipulées, conduites, usées par nos parents et nos grands parents, c’est bien nos tendres années qu’elles nous rappellent sur cet étalage hétéroclite qui fait dire à ces personnes : « Dis, ça ne te dis rien...? Maman les rangeait dans le placard de cuisine, on en avait huit et on s’en servait tous les jours ! »

 Pour en finir avec l’idée que c’était mieux avant, reconnaissons que ces choses ne sont aujourd’hui d’aucune utilité. Les belles automobiles du siècle dernier polluent énormément, sont peu confortables et dangereuses, sans ceintures de sécurité, sans renforts latéraux ni airbags, quand aux freins à tambours… Les beaux porte-plume ou stylographes ne sont trempés dans l’encre que pour épater nos petits enfants qui bientôt ne s’adresseront plus à leurs grands parents que par sms ou webcam. Le moulin à café accroché au mur restera un nid à poussière avant son retour peu glorieux en brocante, détrôné par ces bons grains moulus au bout du monde, qui gardent leur arôme en sachet sous vide.

 Aujourd’hui tout n’est pas toujours très beau, mais c’est efficace. Regardez la virtuosité avec laquelle des terroristes préparent et organisent un attentat à cinq mille kilomètres de distance, à l’aide d’un instrument ridicule de huit centimètres sur dix, épais comme un jeu de trente deux cartes. Une bombe peut être télécommandée et dirigée avec précision sur un objectif sans sacrifier la vie d’un pilote. La vie d’un garçon ou d’une fille peut être ruinée ou détruite par des messages anonymes et incontrôlables répandus sur Internet. L’informatique permet aujourd’hui à des milliers de corbeaux de nuire en restant impunis.

 Efficacité oui. Je vais prendre un exemple au hasard. Tenez : la photographie. Avant on pouvait mitrailler, mais Monsieur Kodak vendait le film très cher. Alors on s’appliquait, on se déplaçait, on composait, on cadrait, on mettait au point. Les plus perfectionnistes d’entre nous évaluaient la profondeur du champ de netteté, afin de mettre en valeur le sujet en rendant flou l’arrière plan, ou le contraire : en diminuant l’ouverture, paysage, groupe ou monument devenaient parfaitement nets de trois mètres à l’infini. Ensuite, il fallait travailler encore et encore, développer le film, tirer, agrandir sur papier enduit de bromure d’argent dans la semi obscurité. La feuille qui en sortait humide s’appelait une épreuve. Elle portait bien son nom. Le photographe fatigué et inquiet ouvrait le rideau. Inquiet comme on l’est quand on est responsable de tout. De n’avoir pas choisi le bon papier, la bonne gradation, d’avoir mal cadré sous l’agrandisseur, de n’avoir pas développé à fond. En examinant l’épreuve à la lumière du jour, l’observant sous tous les angles, à force on ne sait plus. La tenant par un coin, on la montrait à d’autres dont il fallait se méfier car pour les amis tout est toujours réussi. Comme la réussite vient rarement du premier coup, on se remettait à l’ouvrage, et un jour, satisfait, oubliant tout le reste, on montait l’épreuve, on l’encadrait. Comme il y a loin de la réussite au succès, on était blessé quand le monde passait à côté sans la regarder. Ou pire sans la voir. Que c’était dur ! Autant que jouer de la musique sans être écouté. Qu’écrire sans être lu. Que parler sans être entendu.

 Heureusement le progrès technologique a mis fin à ces turpitudes. Pour ne pas en louper une, on clique dix fois sur téléphone portable, et hop dans la poche. Le résultat on le montre aux amis entre fromage et dessert, en promenant un doigt bien gras sur un écran de cinq centimètres.

 C’est comme l’orthographe. Etymologiquement : écrire bien. Peu importe aujourd’hui les fautes, les adjectifs non accordés, les verbes mal conjugués, les mots atrophiés, Peu importe, du moment qu’on se comprend. A se demander d’ailleurs pourquoi on continue à écrire, pourquoi pas communiquer par signes et se dire qu’on s’aime par vidéo conférence ?

 Comme il est dur à supporter ce sourire sympathique qu’on vous adresse quand vous dîtes simplement que vous pratiquez encore la photo argentique, et qu’en grammaire il y a des règles à respecter. 

 Alors si c’est vrai que les brocantes attirent beaucoup de monde, on ne peut pas en dire autant des belles choses que nous ont léguées nos parents : la langue française, le goût de la belle ouvrage, le sens de l’effort, la signature apposée au bas de ce qu’on a dit ou de ce qu’on a fait.

 

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20/02/2015

Tout a commencé avec une pomme

 

C’était une petite école de photo de rien du tout, mais sympathique, qui réunissait des gens très bien de tous âges et de tous horizons. On ne se prenait pas la tête, et si un jour pour faire le malin ou se distinguer des autres l’un d’entre nous montrait quelque prétention, on lui demandait de montrer ses œuvres, et… mais non, cela ne s’est jamais produit, car nous savons que l’art n’est pas sacré et qu’il peut surgir à tout moment et de partout. 

 Alors nous étions tous assis, en rond, vous allez voir c’est important, autour d’une table. Quelque chose avait été placé au milieu de celle-ci. On demanda à chacun de dire ce qu’il ou elle voyait. Les réponses furent hésitantes, car dans la société où l’on vit il faut toujours s’attendre à un piège. Prenant son courage à bras le corps, un brave osa : « une pomme ». D’autres acquiescèrent. Comme il est dans notre nature quand on est en groupe de se faire remarquer, on entendit toutes sortes de bons mots, elle n’est pas mûre, devra-t-on la partager, qu’est-ce qu’on fait là, qui c’est qui paye, même des propos sur l’origine du mal, qui sommes-nous, d’où venons-nous, qu’allons-nous devenir et d’autres saillies du même genre, et d’autres que je préfère taire sur ce blog qui jusqu’à ce jour a maintenu un niveau de respectabilité que je m’efforce contre vents et marées d’entretenir. En fait, et vous l’avez deviné, ce que voyaient les personnes réunies autour de la table n’était pas une pomme, mais seulement une partie de celle-ci, portion plus ou moins importante en fonction de la position et de la distance des yeux de chacun. Personne ne pouvait dire qu’il voyait l’objet dans son intégralité, la preuve c’est que certains pouvaient distinguer telle ou telle tache, tel point noir, on aurait pu corser l’affaire en choisissant un fruit déjà entamé ou abîmé sur un côté, ce qui aurait permis de faire varier les observations. La réponse aurait cessé d’être unanime, au lieu de voir une pomme, certains auraient vu un fruit avarié, d’autres un fruit alléchant. 

 On aurait pu tirer de cela des digressions philosophiques, faire la différence entre l’apparence et la réalité, entre la partie visible des choses et les choses elles-mêmes, entre la partie et le tout. Entre le monde tel qu’il nous apparaît et le monde en soi. Et puis, en tirer une leçon de modestie en distinguant ce que nous pouvons connaître de ce qui est en réalité. Faire la critique des errements de notre esprit qui, de la vision d’une chose en tire la certitude de son existence, comme si nous pouvions tout savoir, tout appréhender, comme si l’entendement humain pouvait aller au-delà de ce que les sens nous permettent de percevoir, bref nous aurions pu philosopher. Nous aurions pu élever nos considérations et convenir avec l’artiste qu’il ne faut pas confondre une pipe et sa représentation, que les facultés imaginatives de l’esprit humain sont plus à même de comprendre le monde que la trigonométrie, que si les calculettes peuvent déterminer l’âge du big bang, elles auront bien du mal à nous dire pourquoi il a eu lieu, si toutefois il eut lieu un jour. 

 Mais nous étions réunis autour de cette table pour devenir de bons photographes, et la première leçon à tirer de cette expérience amusante, c’était que la photographie se pratique avec les pieds. En tournant, en s’avançant, en reculant, en cherchant la lumière, en faisant tout notre possible pour avoir de l’objet une vision non pas totale ce qui est impossible, mais la plus proche de ce qu’il est. On ne parle ici que de l’espace, tourner, s’approcher, prendre du recul. La lumière, plus précisément l’éclairement est aussi fondamental. Comme les choses peuvent être différentes selon l’intensité et la direction de la lumière ! Tel quartier qui paraît si morne dans la grisaille automnale n’est-il pas plus riant au printemps, au soleil ? D’ailleurs même les habitants si moroses en hiver reprennent goût à la vie au retour de la lumière. 

 Espace, lumière, il faut aussi parler du temps, du temps qui passe. Un visage change avec les années certes, mais aussi avec les minutes, les secondes et même les dixièmes, les centièmes de seconde. En fonction des sentiments, des émotions, des préoccupations, des pensées. Les portraitistes le savent et tentent de capter l’instant décisif, l’expression qui permettra sur l’épreuve finale d’en apprendre un peu plus sur l’âme humaine. 

 L’expérience de la pomme nous incite à l’humilité. Non, la photographie n’est pas objective. Ce qu’elle peut faire de mieux au sommet de son art, c’est de nous faire connaître un peu plus le monde qui nous entoure, aussi cette femme ou cet homme qui nous le montre. La technique est nécessaire, elle est parfois un peu compliquée, je disais plus haut qu’on photographiait avec les pieds, c’était une formule. L’œil dans le viseur certes, mais l’esprit, le sentiment, l’émotion, le corps, la mémoire, la colère, le plaisir, l’amour, la volonté d’intervenir, de témoigner ou de ne rien dire, tout cela, tout ce qui fait de nous des êtres pensants, sensibles, riants, aimants, toutes ces forces telles des vecteurs dirigent l’objectif vers un point qui révèle ce que nous sommes.

 

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Merci à toi Christophe, de m'avoir fait connaître ce photographe : James Nachtwey !