08/10/2022
Réponse à tout
On consultait les astres et les entrailles des animaux. Quand on ne savait pas expliquer quelque chose on attribuait le mystère aux facéties des dieux. Les plus téméraires se mirent à émettre de nouvelles hypothèses. Des gens courageux bousculèrent les idées reçues et transmises depuis des siècles. Certains le payèrent de leur vie, car ces idées convenables et conformes à l’esprit du temps ne devaient pas être mises en cause. Avec les Lumières et les révolutions, les découvertes scientifiques et l’instruction publique, aux forces obscures l’intelligence imposa sa loi. Certes l’école pouvait encore propager des idées fausses mais elle avait cet avantage en transmettant le savoir indispensable de permettre à la jeunesse de s’interroger, d’explorer des territoires inconnus. Si l’on ne trouvait pas la réponse en nous-mêmes, on questionnait un ami, un parent, un professeur. On cherchait dans un livre, un dictionnaire, une encyclopédie. Il n’y avait jamais réponse à tout pour la bonne raison que les humains que nous sommes n’ont pas la science infuse comme on dit, et que le progrès dans les connaissances ne va pas plus vite que la musique. Sans parler des questions fondamentales, celles qui sont la source de tout et sur lesquelles les grands savants de l’antiquité n’en savaient ni plus ni moins que nous.
A ceci près, et c’est le but de mon propos, que les plus sages de nos ancêtres avouaient qu’ils ne savaient pas grand-chose. Il manquait à nos Anciens la technologie qui permet au premier quidam du troisième millénaire venu d’avoir réponse à tout. Dîtes-moi comment notre philosophe de l’âge classique aurait pu connaître l’horaire du ferry menant de son île d’Egine à l’aéroport du Pirée, s’assurer qu’il restait bien une place dans l’avion pour Olympie en classe touristes, que la météo lui permettrait de profiter pleinement du spectacle des Jeux, et une fois arrivé sur les lieux, dîtes-moi comment il aurait pu vérifier que l’alarme protégeant sa villa sur les pentes de l’Olympe était bien activée, en étant dépourvu de ce petit objet qu’on peut aujourd’hui à tout moment sortir de sa poche et qui nous renseigne sur tout cela et sur plein d’autres choses ? Dîtes-moi !
« Qui nous renseigne ». Un petit écran de 8 centimètres nous met au courant, et quand sa réponse n’a pas la précision attendue, au moins il nous tuyaute : partir après 9h pour éviter les bouchons, prendre un parapluie en fin d’après-midi, ne pas manquer d’allumer la télé à 20h pour ne pas louper l’événement du jour, bref ce n’est pas un objet mais un véritable cerveau d’appoint. Il renseigne.
Et ne fait que cela. Car si tout le savoir était contenu dans une boîte, cela éviterait de chercher une réponse en nous-même, de penser, de réfléchir. Cela dispenserait un jour peut-être de questionner un ami, un parent, un professeur. Dans les trains, sur les trottoirs, dans les réunions de famille, sur les bancs de l’assemblée et les plateaux de télévision, au cinéma même et jusque sur les gradins des stades des millions de femmes et d’hommes s’effaceraient, s’inclinant devant cette nouvelle idole certes minuscule, mais toute puissante car portable et supposée omnisciente. Un nouveau culte en quelque sorte. La preuve ? Tentez donc auprès de vos amis de critiquer son usage…Blasphème ! Vous touchez à du Sacré.
Mais le pire, et j’y vois une incidence inquiétante sur le comportement de nos contemporains : ils pourraient croire avoir réponse à tout. Nos Anciens disaient qu’il fallait reconnaître ne pas savoir grand-chose. De cette élégance nous sommes incapables aujourd’hui.
Jusqu’à ces dernières années le téléphone fut un moyen de communication efficace vite devenu irremplaçable. Je me rappelle le jour où il s’installa chez mes parents. Cela fut vécu comme une libération. Appeler le médecin, fixer un rendez-vous, joindre la famille ou des amis, jusqu’à l’horloge parlante qu’on pouvait consulter pour mettre à l’heure tous les réveils et pendules de la maison. Finalement le téléphone fut aussi libérateur que les lave-linge, réfrigérateurs, aspirateurs et autres appareils ménagers qui épargnaient fatigue et soucis.
C’était avant.
Maintenant, collé à l’oreille à la moindre occasion, au volant et dans les situations périlleuses il est un danger public. Son usage dans certains lieux est une incivilité, quand il interrompt une lecture ou une conversation. Il nous impose en outre l’écoute d’entretiens qui ne nous concernent pas. De moyen de communication le téléphone devient souvent un moyen de l’empêcher. Avant il permettait de parler et d’écouter, de prévenir, d’alerter, d’inviter, d’informer et de rassurer. Comme il s’est adjoint des applications diverses, photographie, cinéma, dictionnaire, recherche documentaire, infos en temps réel, heures d’ouverture des magasins, comparaison des tarifs de tout et n’importe quoi, sans oublier les jeux, il a pris la place d’autres outils moins facilement accessibles, journal quotidien, téléviseur, appareil photo, encyclopédie, jeux de société, même si dans certains domaines il n’offre pas les mêmes potentialités.
Les amis d’aujourd’hui se rejoignent sur écran, les voyageurs pianotent leur itinéraire sur Mappy, et quand ils ont tout le confort aux antipodes c’est grâce à Trivago. On peut aussi, sans bouger d’ici, contempler les merveilles du monde sur un écran de huit centimètres carrés. Après tout, que des personnes puissent visiter virtuellement un musée des beaux arts, ou admirer des monuments et des paysages qu’elles n’auront peut-être jamais l’occasion de voir en réalité, c’est bien, c’est un progrès, indiscutable. Mais toutes ces possibilités contenues dans un objet qui tient dans la poche ont un prix. Ce que le papier rendait quasiment impossible, aujourd’hui le téléphone portable le permet : la bêtise humaine se répand en temps réel, souvent anonyme et incontrôlable.
C’est pourquoi je dirai mille fois bravo au ministre de l’éducation quand il interdira le téléphone portable à l’école. Une décision courageuse, non pas seulement à cause du dérangement que cet appareil occasionne pendant les cours, mais surtout : parce que cet instrument est en rapport constant et en temps réel avec le monde et que le rôle de l’école est de couper pour un temps cette relation, marquer une distance avec les rumeurs, les préjugés, les croyances et les réclames de l’univers marchand qui encombrent notre vie quotidienne.
Et puis, les enfants ont-ils besoin à l’école d’un appareil qui (paraît-il) a réponse à tout alors que l’enseignant doit leur apprendre à poser les bonnes questions et penser par eux-mêmes ?
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10:20 Publié dans Autour d'un mot | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : téléphone portable, connaissance, culture, savoir
03/06/2009
Chut !
Au cinéma, ne pas rire. Sauf au bon moment. Et surtout, ne pas parler, ni manifester son émotion.
Au musée, marcher sur la pointe des pieds. Faire entendre quelques chuchotements, appuyés de gestes amples et de regards entendus.
Au meeting, écouter silencieusement l’orateur. Ou dormir. Sans ronfler.
A la messe, se lever, s’asseoir, se lever, s’asseoir. Accompagner des lèvres le chant des autres. Ou chanter vraiment, sur le même ton.
Dans le métro, lire son journal. Ou faire semblant pour ne pas affronter les regards de ceux qui ne lisent pas non plus.
Au supermarché, se précipiter dans les rayons en ayant l’air préoccupé. Faire la queue à la caisse, triste et résigné.
Faire signe bonjour (ou bonsoir) à la voisine tout en sautant dans la voiture.
Tenir de longs discours sur tout et sur rien avec le chef. En le remerciant beaucoup d’avoir fait le nécessaire et même moins.
Et comme c’est dur de tenir des années comme ça, en évitant soigneusement la communication avec les autres, on a créé trois substituts. (1)
Le premier et le plus ancien, c’est la prison. En isolant l’individu, on lui rend un fier service. A l’abri des regards, le reclus ne perd plus son temps à établir ou entretenir des relations humaines.
Le deuxième est moderne, c’est la télévision. Spectacle total. Aucun rapport entre le créateur et son public. Pour le téléspectateur affalé sur le canapé, tout est possible : rire quand il ne faut pas, pleurer tout seul, mettre les doigts dans son nez. Et comme bien souvent les enfants sont scotchés sur l’écran, on peut même économiser les frais d’une nourrice. Qui a dit que la technique rendrait l’homme esclave ?
Le troisième est très contemporain, c’est le téléphone portatif. Entre l’opérateur et son entourage, toutes les liaisons sont coupées. Il parle (souvent très fort), il rit, c’est bien rare qu’il pleure, car les liaisons par « portable » sont –à quatre-vingt dix neuf pour cent- ludiques. Et quand il parle et qu’il rit, c’est tout seul. Car autour, les autres existent encore un peu, par politesse les discussions sont interrompues. C’est un moment difficile, car il y a parmi nous encore quelques beaux restes de civilité : on s’efforce de ne pas profiter de la conversation, ou plutôt du monologue (ce qui n’est pas trop difficile, car ces gens-là parlent généralement pour ne rien dire). Mais toutes affaires cessantes, il nous faut patienter, le temps paraît long.(2)
On me dit qu’au théâtre ou sur l’Agora, les jours de représentations, de marché ou de rassemblements politiques, les conversations n’étaient jamais interrompues par des sonneries téléphoniques. Cela ne m’étonne pas. Sages et philosophes, nos ancêtres grecs avaient interdit l’usage des appareils qui risquaient de faire obstacle à la communication entre les hommes. J’entends d’ici la désapprobation des partisans de la modernité téléphonique portative : oui, mais vos philosophes antiques pratiquaient l’esclavage !
La pratique ancienne de mœurs monstrueuses n’autorise pas les surhommes d’aujourd’hui à gâcher un dîner en amoureux, à rendre inaudible un dialogue au cinéma, à interrompre le cours d’un professeur, à embarrasser les passagers d’un train ou d’un bus, à gêner les visiteurs d’un musée, à rompre le silence convenu lors d’une cérémonie.
Ah ! Il est bien révolu le temps
De ces hommes venus à Epidaure
Pour clamer leur joie,
Apostropher la Perse,
Et casser la croûte.
Il est vrai que ces paysans n’avaient
Ni la télévision
Ni le téléphone dans la poche
Et qu’ils ne savaient pas
Qu’ils vivaient l’époque de la Grèce Classique,
Pauvres païens !
§
(1) Je n’évoque ici que les moyens obligatoires mis en œuvre par les hommes pour empêcher la communication. J’exclus d’emblée l’ermitage et la vie monastique qui proposent claustration ou solitude suite à un choix. L’ermite et le moine sont des êtres qui ont décidé eux-mêmes de leur sort. On ne peut en dire autant du prisonnier. Quand aux non possesseurs d’un téléviseur ou d’un téléphone de poche, il s’agit de toute évidence de cas isolés, égarés hors de la normalité.
(2) Je disais qu’entre l’opérateur et son entourage, toutes les liaisons étaient coupées. Ce n’est pas toujours vrai. Les progrès en technique de miniaturisation permettent maintenant à des élèves de filmer leurs camarades brutalisant leur professeur. Certes, la qualité de l’image n’est pas extraordinaire –si on la compare à celle produite par un appareil photographique de type réflex équipé antizieurouge à déclenchement-automatique-dès-qu’il-détecte-un-sourire (on dépasse actuellement les dix millions de pixels, et ce n’est rien à côté de ce qui nous attend !!!!!). Mais la scène filmée peut passer de main en main, et être retransmise et visualisée sur les écrans d’ordinateur à l’échelle d’un village, d’un pays et jusqu’aux antipodes. Une façon tout à fait contemporaine de rapprocher les hommes et les cultures.
10:11 Publié dans portraits | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : communication, téléphone portable