06/01/2022
Homo connectus
Qu’il voyage dans le train ou dans son automobile, il est l’homme du vingt et unième siècle. Il est perpétuellement connecté, relié au monde par un minuscule émetteur-récepteur collé à l’oreille. C’est une sorte de téléphone qui, comme son nom l’indique, relie l’opérateur au monde lointain. Cet appareil a pour effet de couper toute relation avec le monde qui l’entoure. Ce qui peut présenter des avantages quand l’environnement est bruyant ou déplaisant. Des inconvénients aussi, pour les passagers du train, car l’homme peut venir à parler, et parfois très fort de choses qui n’intéressent personne, peut-être même pas son interlocuteur. Au volant, son attention n’est pas totalement concentrée sur les problèmes de la circulation, il manque de prudence et tente des dépassements audacieux tout en demandant à untel ou une telle des nouvelles et autres choses d’importance qui provoquent chez lui des réactions imprévisibles, imprévisibles surtout pour les autres usagers de la route. Toutefois il ne craint pas les contraventions. Grâce à des dispositifs sophistiqués, il a ce qu’il faut dans la voiture pour éviter les flashes des radars. La vitesse de son bolide plonge à l’approche des appareils qui lui font une guerre sans merci, guerre dont il sort toujours vainqueur, car sa technologie à lui a des années d’avance sur celle de l’état.
Chez lui il n’y a pas de livres. Où trouverait-il le temps d’apprendre des choses qui n’ont plus cours aujourd’hui, ne sont d’aucune utilité ? Au lieu des livres, sur les murs il y a des écrans. Des images défilent, fugitives. Elles sont accompagnées de sons qui font penser à de la musique, surtout par le rythme, une sorte de boléro interminable, mais joué sans instrument si ce n’est le tambour. Des voix humaines parviennent tant bien que mal à se faire entendre entre les coups, elles déclament plus qu’elles ne chantent des mots qu’on ne comprend pas. On m’a dit, je dis bien on m’a dit, que c’est très bien ainsi, car tout n’est pas bon à entendre. Une chose est certaine, il n’est jamais question d’amour. Le sujet est un peu dépassé aujourd’hui, on s’intéresse à la vie sous tous ses aspects, la culture de la rue, l’identité, le vivre ensemble, l’apport inespéré que constitue pour la république les mœurs et les coutumes venus du fond des âges, qui ont l’avantage de remettre bien des choses à leur vraie place.
Il n’est pas resté longtemps sur les bancs de l’école. D’autres l’ont fait avant lui, à qui cela n’a rien apporté. Il l’a bien et vite compris. L’école c’est trop long pour un champion qui fait rapidement le tour des questions et surfe sur tout ce qui bouge. Deux trois copains par-ci, deux trois copains par-là, rien de plus facile que de monter une start-up import-export dans le domaine informatique. C’est tout l’avantage de la chose, le client ne sait pas ce qu’il achète, car en informatique, on ne voit rien, on ne comprend rien, on ne répare rien. Tout est dans des circuits qui ne sont pas visibles à l’œil nu. En cas de panne, on se déplace. Il débranche ses antennes et vous écoute. Pas longtemps. Vous aviez posé un pied dans la boutique, qu’il avait fait le tour du problème. C’est Argus, il a des yeux partout, tous ses circuits sont toujours en alerte, et opérationnels. Vous n’avez pas dit un mot, il sait qui vous êtes, votre âge, celui d’avant l’invention des puces. Il parle doucement, prend un air désolé, avec une pincée de condescendance. L’usure du temps. Votre appareil en est victime, et encore vous avez eu bien de la chance pendant ces trois longs mois. Bien d’autres rendent l’âme dans leur première enfance. Il vous montre celui-ci, il vous montre celui-là qui ne valent pas un pet de lapin, Homo Connectus a du vocabulaire, des clients lui apprennent les finesses de la langue. Résultat, vous devrez à nouveau dépenser une fortune dans une télé, un ordinateur, un appareil numérique pour les photos, un i-quelque chose, fortune qui fera le bonheur de notre homme, et qui explique le côté caverne d’Ali Baba de son espace vital.
Déploiement incroyable de richesses sur les murs. Montagne de technologie provenant des recherches menées dans les laboratoires les plus performants du monde. Produits de la recherche spatiale, de la nanotechnologie, de la physique nucléaire. Si un extra-terrestre entrait dans la boutique, il aurait sous les yeux ce que l’homme, au bout d’un cycle de dix millions d’années, au prix de mille efforts, de travail, d’espionnage aussi et de guerres, il aurait sous les yeux ce que l’homme a su réaliser pour tenter d’établir les communications, et pour devenir esclave de ses propres inventions. Je me dis que tous ces instruments, s’ils rendent parfois la vie plus facile et amusante, ne changent rien à la mentalité de ceux qui les manipulent.
J’entends des mots. C’est à l’accueil du magasin. Connectus converse avec son employée, désignant du menton deux personnes qui viennent d’entrer.
Homme du vingt et unième siècle, champion de la modernité, dépositaire d’un savoir sans limite dans tous les domaines de la communication, par fil, sans fil ou par satellite, notre homme toise en ricanant deux hommes qui flânent dans le magasin. Ils se tiennent par la main.
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18:13 Publié dans Autour d'un mot | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : informatique, communication, étroitesse d'esprit, intolérance
03/06/2009
Chut !
Au cinéma, ne pas rire. Sauf au bon moment. Et surtout, ne pas parler, ni manifester son émotion.
Au musée, marcher sur la pointe des pieds. Faire entendre quelques chuchotements, appuyés de gestes amples et de regards entendus.
Au meeting, écouter silencieusement l’orateur. Ou dormir. Sans ronfler.
A la messe, se lever, s’asseoir, se lever, s’asseoir. Accompagner des lèvres le chant des autres. Ou chanter vraiment, sur le même ton.
Dans le métro, lire son journal. Ou faire semblant pour ne pas affronter les regards de ceux qui ne lisent pas non plus.
Au supermarché, se précipiter dans les rayons en ayant l’air préoccupé. Faire la queue à la caisse, triste et résigné.
Faire signe bonjour (ou bonsoir) à la voisine tout en sautant dans la voiture.
Tenir de longs discours sur tout et sur rien avec le chef. En le remerciant beaucoup d’avoir fait le nécessaire et même moins.
Et comme c’est dur de tenir des années comme ça, en évitant soigneusement la communication avec les autres, on a créé trois substituts. (1)
Le premier et le plus ancien, c’est la prison. En isolant l’individu, on lui rend un fier service. A l’abri des regards, le reclus ne perd plus son temps à établir ou entretenir des relations humaines.
Le deuxième est moderne, c’est la télévision. Spectacle total. Aucun rapport entre le créateur et son public. Pour le téléspectateur affalé sur le canapé, tout est possible : rire quand il ne faut pas, pleurer tout seul, mettre les doigts dans son nez. Et comme bien souvent les enfants sont scotchés sur l’écran, on peut même économiser les frais d’une nourrice. Qui a dit que la technique rendrait l’homme esclave ?
Le troisième est très contemporain, c’est le téléphone portatif. Entre l’opérateur et son entourage, toutes les liaisons sont coupées. Il parle (souvent très fort), il rit, c’est bien rare qu’il pleure, car les liaisons par « portable » sont –à quatre-vingt dix neuf pour cent- ludiques. Et quand il parle et qu’il rit, c’est tout seul. Car autour, les autres existent encore un peu, par politesse les discussions sont interrompues. C’est un moment difficile, car il y a parmi nous encore quelques beaux restes de civilité : on s’efforce de ne pas profiter de la conversation, ou plutôt du monologue (ce qui n’est pas trop difficile, car ces gens-là parlent généralement pour ne rien dire). Mais toutes affaires cessantes, il nous faut patienter, le temps paraît long.(2)
On me dit qu’au théâtre ou sur l’Agora, les jours de représentations, de marché ou de rassemblements politiques, les conversations n’étaient jamais interrompues par des sonneries téléphoniques. Cela ne m’étonne pas. Sages et philosophes, nos ancêtres grecs avaient interdit l’usage des appareils qui risquaient de faire obstacle à la communication entre les hommes. J’entends d’ici la désapprobation des partisans de la modernité téléphonique portative : oui, mais vos philosophes antiques pratiquaient l’esclavage !
La pratique ancienne de mœurs monstrueuses n’autorise pas les surhommes d’aujourd’hui à gâcher un dîner en amoureux, à rendre inaudible un dialogue au cinéma, à interrompre le cours d’un professeur, à embarrasser les passagers d’un train ou d’un bus, à gêner les visiteurs d’un musée, à rompre le silence convenu lors d’une cérémonie.
Ah ! Il est bien révolu le temps
De ces hommes venus à Epidaure
Pour clamer leur joie,
Apostropher la Perse,
Et casser la croûte.
Il est vrai que ces paysans n’avaient
Ni la télévision
Ni le téléphone dans la poche
Et qu’ils ne savaient pas
Qu’ils vivaient l’époque de la Grèce Classique,
Pauvres païens !
§
(1) Je n’évoque ici que les moyens obligatoires mis en œuvre par les hommes pour empêcher la communication. J’exclus d’emblée l’ermitage et la vie monastique qui proposent claustration ou solitude suite à un choix. L’ermite et le moine sont des êtres qui ont décidé eux-mêmes de leur sort. On ne peut en dire autant du prisonnier. Quand aux non possesseurs d’un téléviseur ou d’un téléphone de poche, il s’agit de toute évidence de cas isolés, égarés hors de la normalité.
(2) Je disais qu’entre l’opérateur et son entourage, toutes les liaisons étaient coupées. Ce n’est pas toujours vrai. Les progrès en technique de miniaturisation permettent maintenant à des élèves de filmer leurs camarades brutalisant leur professeur. Certes, la qualité de l’image n’est pas extraordinaire –si on la compare à celle produite par un appareil photographique de type réflex équipé antizieurouge à déclenchement-automatique-dès-qu’il-détecte-un-sourire (on dépasse actuellement les dix millions de pixels, et ce n’est rien à côté de ce qui nous attend !!!!!). Mais la scène filmée peut passer de main en main, et être retransmise et visualisée sur les écrans d’ordinateur à l’échelle d’un village, d’un pays et jusqu’aux antipodes. Une façon tout à fait contemporaine de rapprocher les hommes et les cultures.
10:11 Publié dans portraits | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : communication, téléphone portable