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20/02/2015

Tout a commencé avec une pomme

 

C’était une petite école de photo de rien du tout, mais sympathique, qui réunissait des gens très bien de tous âges et de tous horizons. On ne se prenait pas la tête, et si un jour pour faire le malin ou se distinguer des autres l’un d’entre nous montrait quelque prétention, on lui demandait de montrer ses œuvres, et… mais non, cela ne s’est jamais produit, car nous savons que l’art n’est pas sacré et qu’il peut surgir à tout moment et de partout. 

 Alors nous étions tous assis, en rond, vous allez voir c’est important, autour d’une table. Quelque chose avait été placé au milieu de celle-ci. On demanda à chacun de dire ce qu’il ou elle voyait. Les réponses furent hésitantes, car dans la société où l’on vit il faut toujours s’attendre à un piège. Prenant son courage à bras le corps, un brave osa : « une pomme ». D’autres acquiescèrent. Comme il est dans notre nature quand on est en groupe de se faire remarquer, on entendit toutes sortes de bons mots, elle n’est pas mûre, devra-t-on la partager, qu’est-ce qu’on fait là, qui c’est qui paye, même des propos sur l’origine du mal, qui sommes-nous, d’où venons-nous, qu’allons-nous devenir et d’autres saillies du même genre, et d’autres que je préfère taire sur ce blog qui jusqu’à ce jour a maintenu un niveau de respectabilité que je m’efforce contre vents et marées d’entretenir. En fait, et vous l’avez deviné, ce que voyaient les personnes réunies autour de la table n’était pas une pomme, mais seulement une partie de celle-ci, portion plus ou moins importante en fonction de la position et de la distance des yeux de chacun. Personne ne pouvait dire qu’il voyait l’objet dans son intégralité, la preuve c’est que certains pouvaient distinguer telle ou telle tache, tel point noir, on aurait pu corser l’affaire en choisissant un fruit déjà entamé ou abîmé sur un côté, ce qui aurait permis de faire varier les observations. La réponse aurait cessé d’être unanime, au lieu de voir une pomme, certains auraient vu un fruit avarié, d’autres un fruit alléchant. 

 On aurait pu tirer de cela des digressions philosophiques, faire la différence entre l’apparence et la réalité, entre la partie visible des choses et les choses elles-mêmes, entre la partie et le tout. Entre le monde tel qu’il nous apparaît et le monde en soi. Et puis, en tirer une leçon de modestie en distinguant ce que nous pouvons connaître de ce qui est en réalité. Faire la critique des errements de notre esprit qui, de la vision d’une chose en tire la certitude de son existence, comme si nous pouvions tout savoir, tout appréhender, comme si l’entendement humain pouvait aller au-delà de ce que les sens nous permettent de percevoir, bref nous aurions pu philosopher. Nous aurions pu élever nos considérations et convenir avec l’artiste qu’il ne faut pas confondre une pipe et sa représentation, que les facultés imaginatives de l’esprit humain sont plus à même de comprendre le monde que la trigonométrie, que si les calculettes peuvent déterminer l’âge du big bang, elles auront bien du mal à nous dire pourquoi il a eu lieu, si toutefois il eut lieu un jour. 

 Mais nous étions réunis autour de cette table pour devenir de bons photographes, et la première leçon à tirer de cette expérience amusante, c’était que la photographie se pratique avec les pieds. En tournant, en s’avançant, en reculant, en cherchant la lumière, en faisant tout notre possible pour avoir de l’objet une vision non pas totale ce qui est impossible, mais la plus proche de ce qu’il est. On ne parle ici que de l’espace, tourner, s’approcher, prendre du recul. La lumière, plus précisément l’éclairement est aussi fondamental. Comme les choses peuvent être différentes selon l’intensité et la direction de la lumière ! Tel quartier qui paraît si morne dans la grisaille automnale n’est-il pas plus riant au printemps, au soleil ? D’ailleurs même les habitants si moroses en hiver reprennent goût à la vie au retour de la lumière. 

 Espace, lumière, il faut aussi parler du temps, du temps qui passe. Un visage change avec les années certes, mais aussi avec les minutes, les secondes et même les dixièmes, les centièmes de seconde. En fonction des sentiments, des émotions, des préoccupations, des pensées. Les portraitistes le savent et tentent de capter l’instant décisif, l’expression qui permettra sur l’épreuve finale d’en apprendre un peu plus sur l’âme humaine. 

 L’expérience de la pomme nous incite à l’humilité. Non, la photographie n’est pas objective. Ce qu’elle peut faire de mieux au sommet de son art, c’est de nous faire connaître un peu plus le monde qui nous entoure, aussi cette femme ou cet homme qui nous le montre. La technique est nécessaire, elle est parfois un peu compliquée, je disais plus haut qu’on photographiait avec les pieds, c’était une formule. L’œil dans le viseur certes, mais l’esprit, le sentiment, l’émotion, le corps, la mémoire, la colère, le plaisir, l’amour, la volonté d’intervenir, de témoigner ou de ne rien dire, tout cela, tout ce qui fait de nous des êtres pensants, sensibles, riants, aimants, toutes ces forces telles des vecteurs dirigent l’objectif vers un point qui révèle ce que nous sommes.

 

§

 

Merci à toi Christophe, de m'avoir fait connaître ce photographe : James Nachtwey !

19/02/2015

Laisser à chacun la liberté de son jugement

 

« Ayant ainsi fait connaître les fondements de la foi, je conclus enfin que la connaissance révélée n’a d’autre objet que l’obéissance et est ainsi entièrement distincte de la connaissance naturelle, tant par son objet que par ses principes et ses moyens, que ces deux connaissances n’ont rien de commun, mais peuvent l’une et l’autre occuper leur domaine propre sans se combattre le moins du monde et sans qu’aucune des deux doive être la servante de l’autre. En outre puisque les hommes ont des complexions différentes et que l’un se satisfait mieux de telles opinions, l’autre de telles autres, que ce qui est objet de religieux respect pour celui-ci excite le rire de celui-là, je conclus encore qu’il faut laisser à chacun la liberté de son jugement et le pouvoir d’interpréter selon sa complexion les fondements de la foi, et juger de la foi de chacun selon ses œuvres seulement, se demandant si elles sont conformes ou non à la piété, car de la sorte tous pourront obéir à Dieu d’un entier et libre consentement et seuls la justice et la charité auront pour tous du prix. »

 

Spinoza.- Traité théologico-politique

16/02/2015

Voir

 

Voilà un certain temps que je tente de mettre en évidence ce qu'on ne veut pas voir. Je me rappelle mon père qui, dans ce domaine, et tout à fait inconsciemment, était un grand professeur. C'est en partie lui qui m'a appris -j'allais dire qui m'a ouvert les yeux !- que la vision était moins en rapport avec l'acuité visuelle qu'avec la volonté d'user de ce sens. Il avait cette faculté de faire l'étonné quand j'attirais son attention sur des choses évidentes (qui ressortent à la vue) qui pouvaient bousculer chez lui ce que les allemands appellent la "Weltanschauung"(1), que nous traduisons assez mal par "vision du monde" ou "conception du monde". Ainsi tourmentée, la conception que mon père avait du monde lui imposait le silence. Au mieux il me susurrait un "Ah bon?" du bout des lèvres qui signifiait: intéressant sans plus, passons à autre chose. Le dictionnaire fait la distinction entre l'aveuglement qui est la privation du sens de la vue et l'aveuglement qui est l'état de celui dont la raison est obscurcie, le discernement troublé. 

 Dans ce domaine cependant, tout n'est pas affaire de volonté. Il y a des cas où l'on ne peut pas voir. Si vous êtes loin de l'incident, vous ne pouvez pas témoigner. Et celui qui émettrait une opinion sur ce qui s'est passé sans avoir été sur place pourra être poursuivi pour faux témoignage. A minima, on pourra lui reprocher de parler de ce qu'il ne connaît pas. Le problème, c'est qu'inévitablement l'esprit ne peut s'empêcher de venir au secours des sens. Des millions de gens de bonne foi nous entretiennent de ce qu'ils n'ont jamais vu. Les plus savants d'entre eux vont même jusqu'à enseigner des faits dont ils n'ont pas été les témoins, des phénomènes qu'ils n'ont jamais connus que par des lectures, des calculs ou par ouï dire. Comme j'aime bien plaisanter, je disais récemment à ma petite fille de huit ans et demi que la terre étant plate, les pluies torrentielles étaient nécessaires pour alimenter les océans, car l'eau se déversait sans cesse sur les côtés du disque. Elle me regardait avec ses grands yeux qu'elle a très beaux par ailleurs, et même son petit frère ne savait pas si j'étais sérieux ou non. Me connaissant, ils avaient quand même un doute, et sur le ton du maître devant l'élève qui se trompe, elle me rétorqua "non Papy, la terre est ronde", je crois même qu'elle ajouta qu'elle tournait sur elle-même. Certes je n'avais jamais vu que la terre était plate, mais ni elle ni moi n'avions jamais de nos propres yeux remarqué que la terre était ronde. Allez dire à des adultes que la terre est plate, qu'elle tourne autour de la lune ou que le soleil danse autour de ses planètes, on va vous rire au nez. Pourtant, comme les mouvements des astres ne sautent pas aux yeux, j'en connais qui, voulant rétablir de l'ordre dans le système du monde, se perdraient en explications obscures et en contorsions intellectuelles les plus absconses les unes que les autres. Vous ne pouvez pas savoir à quel point je suis fier que les connaissances de ma petite fille soient plus étendues que celles du plus savant des savants de l'antiquité. Pauvre Xénophane de Colophon qui voyait la terre plate, sans limites, ni de côté ni en dessous, ses racines s'étendant à l'infini! Pauvre Anaximandre pour lequel la terre était un disque plat dont la hauteur était le tiers du diamètre! Pauvre Anaximène qui concevait la terre comme un plateau, une table mince supportée par l'air! A huit ans, un enfant de notre siècle en sait autant sur le système de l'univers que le génial Aristarque de Samos qui fut accusé d'impiété pour avoir émis l'hypothèse de la rotation de la terre sur elle-même et autour du soleil. Dans un an ou deux cet enfant sera -en connaissances- pratiquement au niveau de Copernic, et devenus universitaires, des millions d'étudiants de notre époque pourront reprocher à Isaac Newton de n'avoir pas conçu la théorie de la relativité. Et tout cela sans jamais avoir rien vu de la terre, de la lune, du soleil et des étoiles que des images, et n'avoir appris tout cela que par les livres et les professeurs. Evoquez Adam ou Eve à des enfants qui n'en sont pas encore à l'âge scolaire, ils vous parleront du singe, d'autres plus âgés ou plus avertis vous entretiendront de Lucy, une femme qu'ils n'ont pas connue, dont on leur a montré les photographies de quelques os -et encore pas tous- mis bout à bout. Quelques centaines d'années avant nous, un adulte émettant l'hypothèse de l'évolution des espèces aurait été brulé comme hérétique. Aujourd'hui il y a vraiment de quoi être fier de voir nos enfants parler de choses qu'ils n'ont jamais vues. 

 Certes, il y a un danger. Celui de croire ce qu'on nous dit. Si l'esprit humain vagabonde au point de suppléer à nos sens quand la connaissance apportée par ces derniers est insuffisante et c'est souvent le cas, il a tendance par paresse à errer et à accorder facilement du crédit à des informations qui demanderaient à être sérieusement examinées. Je parlais des enfants tout à l'heure, oh comment il est facile de les induire en erreur! J'avais rapporté ces propos de gens qui n'avaient jamais posé un pied à l'étranger et qui disaient que l'Italie regorgeait de voleurs, que les allemands étaient balourds, qu'en Angleterre on mangeait mal, que la vie dans les pays nordiques était triste, que les américains avaient une arme à la main et qu'ils étaient gros. S'il faut se méfier des sens, il ne faut pas les condamner de façon systématique au nom d'un savoir purement intellectuel qui peut aller au-delà de ce que la raison nous autorise à penser. 

 Le philosophe Berkeley avait-il raison de croire que le monde réel n'existait pas? Il n'avait jamais porté sur ses épaules un lourd fardeau, n'avait jamais passé une nuit d'hiver à la rue allongé sous des cartons. Sans aller jusqu'à l'absurdité des affirmations du philosophe, c'est ahurissant de voir et d'entendre des personnes nous entretenir d'un monde dont elles n'ont qu'une vague idée. Comme si elles le scrutaient à la jumelle. Certes, de temps à autre elles y font un passage par obligation professionnelle, d'autres comme on se rend au zoo, pour vérifier que le monde réel existe. Je ne plaisante pas. Ecoutez les débats radio ou télé, vous vous demandez si ceux qui parlent vivent dans le même monde que ceux qui les rendent si bavards. Je me réjouis hier d'entendre une personne leur rétorquer qu'il faudrait qu'elles sortent un jour de la maison de la radio ! 

 Est-ce que les capacités de l'entendement humain, armé de l'outil de la Raison, équipé de toutes les connaissances possibles données par les écoles, les théories et les livres sont à même, sans l'aide de l'expérience quotidienne, de concevoir la réalité du monde ? A l'évidence non. Si l'on constate aujourd'hui une coupure entre les difficultés de la vie quotidienne et le discours du personnel politique, c'est en partie pour cela. Sans parler des multimillionnaires, un être humain qui dispose chaque mois de quatre ou cinq mille euros ne peut pas voir le monde comme un être humain qui tente de survivre avec le smic ou moins encore. Ce qui ne veut pas dire qu'une personne dans le besoin serait suffisamment raisonnable pour apporter une solution aux problèmes sociaux. On a vu des cas dans le passé où des gens du peuple devinrent des tyrans, on a vu aussi des gens admirables dont l'expérience acquise dans la vie leur donna le courage et la sagesse nécessaires pour le bien des peuples, je pense à Gandhi et à Mandela. 

 On peut comprendre les personnes qui vivent loin de la réalité, tant mieux pour elles. Mais celles qui ont une responsabilité politique, qui sont mandatées par le peuple, s'il est difficile de leur reprocher de ne pas partager la vie de tout le monde -critique facile qui fait le lit du populisme- on doit leur reconnaître une capacité étonnante de ne pas vouloir voir la réalité des choses, faculté que la langue française nomme aveuglement. Pour mettre en lumière cette notion, le petit Robert cite Michelet: "L'aveuglement, l'imbécillité, qui présida aux massacres". Cette cécité qui peut devenir dévastatrice et qui l'est déjà un peu, est le prix à payer pour les actes qui devraient être accomplis et qui ne le sont pas, par manque de courage. Ceux qui dirigent le monde aujourd'hui n'en ont pas. Mais nous, en avons-nous ? 

§ 

 

(1) Welt/an/schau/ung: bestimmte Art die Welt, die Natur und das Wesen des Menschen zu begreifen; façon déterminée de concevoir le monde, la nature et l'essence de l'homme.