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19/02/2015

Laisser à chacun la liberté de son jugement

 

« Ayant ainsi fait connaître les fondements de la foi, je conclus enfin que la connaissance révélée n’a d’autre objet que l’obéissance et est ainsi entièrement distincte de la connaissance naturelle, tant par son objet que par ses principes et ses moyens, que ces deux connaissances n’ont rien de commun, mais peuvent l’une et l’autre occuper leur domaine propre sans se combattre le moins du monde et sans qu’aucune des deux doive être la servante de l’autre. En outre puisque les hommes ont des complexions différentes et que l’un se satisfait mieux de telles opinions, l’autre de telles autres, que ce qui est objet de religieux respect pour celui-ci excite le rire de celui-là, je conclus encore qu’il faut laisser à chacun la liberté de son jugement et le pouvoir d’interpréter selon sa complexion les fondements de la foi, et juger de la foi de chacun selon ses œuvres seulement, se demandant si elles sont conformes ou non à la piété, car de la sorte tous pourront obéir à Dieu d’un entier et libre consentement et seuls la justice et la charité auront pour tous du prix. »

 

Spinoza.- Traité théologico-politique

03/02/2015

Ne nous laissons pas bercer par les mots

 

 Des millions de français ont rendu hommage aux victimes des attentats. Ils ont manifesté leur attachement aux libertés, celle de la presse en particulier, à la démocratie. Il fallait bien ces événements pour réaliser -encore une fois- que la démocratie n'est pas un phénomène naturel. Menacée à ce point, on comprend qu'il faut la défendre. Quand nous sommes malades la santé n'a pas de prix. En trois jours, chômage, pouvoir d'achat et querelles idéologiques ont été balayés de la surface médiatique. Nous sommes devenus les champions de la lutte contre ceux qui s'en prennent au genre humain. Le réflexe Je suis Charlie est bon, beau, clair, enthousiasmant. 

 Il ne faut pas se laisser bercer par des mots. Et ceux que je lis et que j'entends depuis quelques jours m'inquiètent. Que l'islam n'est pas en cause, que les terroristes n'avaient rien compris, qu'ils avaient mal lu ou mal interprété le Coran, bref que la religion n'a rien à voir dans tout cela. Hier, la représentante d'un parti politique d'opposition déclarait que le problème était social, et rien que social. D'autres qui professaient cette théorie depuis des lustres, même s'ils le disent moins fort, le disent encore. Et puis il y a les dessins, humoristiques. Que viennent faire l'évêque et le rabbin dans ces représentations? Y eut-il parmi ces criminels des adeptes de l'intégrisme chrétien et juif ? Au-delà des crimes commis au mois de janvier, la démocratie française est-elle menacée par la propagation incontrôlée des fondamentalismes chrétien et juif ? Y a-t-il aujourd'hui une guerre sainte chrétienne en France, en Europe, en Afrique et en Asie ? Y a-t-il en France des lieux de cultes profanés par des juifs ? Des enfants musulmans obligés d'être accompagnés sur le chemin de l'école, car menacés par des fanatiques chrétiens et juifs ? Des sujets inabordables dans les écoles sous la pression insupportable de chrétiens, de juifs, d'agnostiques, de libres penseurs et de mécréants de toutes sortes ? 

 Non, il n'y a rien de tout cela. Par contre, il y a dix-sept personnes qui ont perdu la vie, victimes de fanatiques se réclamant d'Allah. Il y a aussi des filles et des femmes qui souffrent en silence, qui sont regardées alors qu'elles n'y sont pour rien. Il y a cette vieille dame qui fait ses courses, voilée et qui a peur car elle ne comprend pas. Cette femme qui est française depuis des décennies, dont le mari aujourd'hui décédé fut longtemps le roi du marteau piqueur, homme honnête et travailleur qui ne volait le pain de personne, mais qui passait pour les millions de lecteurs du petit parisien à l'époque pour un "raton", un "bougnoul", cette femme aujourd'hui, le moins que je puisse faire, c'est de lui rendre hommage. Je la respecte infiniment plus que l'autre là, son Charlie sous le bras, journal qu'il n'a jamais lu, et qu'il ne connaissait pas avant la fin du mois de janvier, ce drôle de gugusse qui a retenu une chose de l'événement: qu'il s'est engagé. 

 Je suis Charlie a tout envahi, tout conquis, on le placarde, des vignettes portant ces trois mots fleurissent partout. Dans mon village, on le cloue sur les portes d'entrée. On le dresse en totem. Je suis Charlie est devenu une pièce d'identité. Si vous ne l'arborez pas, on vous demandera bientôt pourquoi. Les gazettes régionales les plus réactionnaires l'impriment -en petits caractères- sur leurs unes. Vous le verrez bientôt sur les boîtes de conserves, sur les cartons d'emballage et les sacs poubelles. C'est sa place après tout, maintenant qu'il est devenu une raison de ne rien faire, de reprendre comme si rien ne s'était passé le train train quotidien, une raison -s'il en fallait encore une-de ne rien voir. 

 Mais les loups depuis des années ne sont plus à nos portes, ils ont leurs nids dans nos quartiers. Tout le monde le sait. Tout le monde trouve toutes les raisons de garder les yeux fermés au nom d'une multitude d'inventions sémantiques qui ne sont que des cache-misère: vivre ensemble, diversité culturelle, richesse venue d'ailleurs, France du mélange... Cet aveuglement qui est la partie visible de la lâcheté a des alliés de poids: les xénophobes et racistes de tout poil qui désignent l'islam comme ils exècrent l'étranger. Ce n'est pas chose facile de tenter de mettre un terme à la propagation d'une idéologie totalitaire et meurtrière quand surgissent à vos côtés des gens qui n'ont rien à y faire. Non, les défenseurs de la laïcité n'ont rien, mais alors absolument rien à voir avec l'extrême droite. En réalité, les alliances ne sont pas celles qu'on vous dit. Les partis institutionnels et ceux qui ne le sont pas s'entendent sans le dire pour... Oui pour quoi ? Pour maintenir les choses en l'état, les extrêmes parce qu'au fond, mis à part la construction de leurs chapelles, ils n'ont rien à proposer, les partis "républicains" parce que le maintien d'un statu quo est l'objectif de ceux dont la seule ambition est de conserver le pouvoir ou...de s'en emparer. 

 On ne peut s'empêcher de passer et repasser dans nos têtes les images de ces journées terribles, de penser aux victimes, aux dessinateurs, aux policiers, aux personnes tuées dans le magasin casher, à leurs familles qui souffrent. D'autres images sont insoutenables, bien qu'on ne les ait jamais vues, mais certains événements sont à ce point irrationnels qu'il n'y a que l'imagination humaine pour en comprendre la portée. Ces filles violées, réduites en esclavage, ces villageois exterminés, le fouet, les décapitations...au nom de quoi, au nom de qui ? Si comme on nous le dit ce sont des actes de fous, qu'on ose dire aussi que la foi aveugle, qu'elle peut conduire au fanatisme.

  

§  

16/02/2011

Convictions et mensonges

 Le pasteur, Monsieur Belmont, venait me prendre avec sa Dauphine, il conduisait nerveusement et venait de loin, de la grande ville la plus proche, Poissy à dix kilomètres, et faisait le « ramassage » du jeudi, nous étions trois enfants dans le canton à suivre l’éducation religieuse de l’Eglise réformée ! Dans ma classe, le mercredi après-midi, les copains se donnaient rendez-vous pour le patronage (catholique) du lendemain. Ils me sollicitaient et ne comprenaient rien à ce que je leur racontais : pasteur, Poissy, goûter, chocolat chaud, tartines, confiture, sans parler de la lecture suivie de la bible, pour eux c’était de l’hébreu. Il y en avait un autre qui n’allait pas au patronage, il était juif. Bon, on n’était pas proscrit, mais dans ma vie, j’ai vérifié ça, que je le veuille ou non, je n’ai jamais été dans le sens du courant. Je n’en garde aucun ressentiment à l’égard de quiconque, et surtout pas la moindre gloriole, car je n’y suis pour rien, le hasard en a décidé, c’est comme ça. J’avais une admiration sans borne pour le pasteur et le chocolat chaud de son épouse, je sais que je vais faire sourire, chaque fois que mes petites filles touillent le chocolat dans leur bol, ce sont des paraboles de Jésus qui me reviennent à l’esprit ! Pour revenir au pasteur, cet homme intègre aurait remué ciel et terre pour transmettre sa foi à un enfant, quand je dis sa foi, c’est au sens large, le respect, l’honnêteté, la fidélité, l’amour du prochain. C’était un homme de confiance plus que de conviction, plus que ses paroles, c’était son art de vivre, sa façon de s’adresser à sa femme, à ses enfants, la vie paisible, harmonieuse de cette famille qui m’enchantaient, m’enjôlaient.

 Conviction certes, il en faut pour enseigner le catéchisme. Il faut être convaincu pour convaincre. Ce mot ne convient pas pour qualifier les gens qui prêchent d’une façon et agissent autrement. Dans les milieux religieux et politiques, je constate que pour beaucoup c’est la règle. Les dogmes, quels qu’ils soient, sont totalitaires, ils n’admettent pas le moindre questionnement, et autorisent tous les écarts. La formule de Nietzsche selon laquelle

« Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges. » (1)

 est certes ramassée, mais très pertinente car elle signale un danger lié à une façon d’être et d’agir qui a toutes les apparences de la sincérité, de l’honnêteté. La force de la conviction est telle que les faits avérés, vérifiés ne pèsent pas lourd face à elle. Je me rappelle les premières réactions des gens lors de la traduction des premiers livres de Soljenitsyne (Une journée d’Ivan Denissovitch) : l’incrédulité, la méfiance. Je ne parle pas des dirigeants politiques qui savaient ce qui se passait dans les bagnes soviétiques et qui s’interdisaient de le révéler. Je pense à ces personnes pour qui à l’est de l’Europe une société d’un type nouveau était en train de naître, et pour ces gens plein d’espoir, pour la plupart ouvriers, fonctionnaires, étudiants, la déportation et la persécution de dissidents politiques était inenvisageable, ils n’en démordaient pas. Et là, on voit le travail de sape exercé par la « conviction » : on ne jugeait pas les révélations du samizdat, de Soljénitsyne, de Martchenko ou d’autres d’après le contenu de leurs témoignages (d’ailleurs leurs livres étaient tellement brocardés qu’ils étaient peu lus), mais en fonction des conclusions induites par leurs témoignages. Ils remettaient en question les postulats fondateurs de la doctrine.

 Pourquoi revenir sans cesse sur ce passé, le mien (la forte personnalité d’un pasteur) et celui de millions d’autres qui ont vécu dans les sociétés communistes ? Je vais faire un détour pour m’expliquer.

 C’était à propos du commentaire de texte en classe de philosophie. Cette réflexion du professeur reste à jamais gravée dans ma mémoire : avant d’analyser le texte, avant de le comprendre, et même de le lire, demandez-vous : QUI écrit ? QUI parle ? D’où écrit-il ? D’où parle-t-il ?

 Sur le coup, j’ai trouvé pertinente cette attitude. Après tout, il est important de savoir QUI s’adresse à vous. Et plus généralement, au nom de qui, au nom de quoi, et cette façon de s’interroger permet bien souvent de mieux comprendre ce qui est dit, ce qui est écrit. N’est-ce pas d’ailleurs l’attitude du magistrat qui, devant juger l’auteur du délit, examine le passé de la personne, son curriculum vitae, son casier judiciaire, recueille les témoignages de ses proches, des témoins, des voisins ? A rapprocher de la méthode psychanalytique qui accorde tant d’importance à l’histoire de la personne, à son enfance en particulier. Bref, on pourrait disserter longtemps et noircir des milliers de pages sur les rapports entre la personnalité de l’auteur et son œuvre. La controverse récente sur le cas de l’écrivain Céline nous le rappelle. On reconnaît à Céline des talents littéraires indiscutables. On se pose même la question de rendre un hommage officiel à son œuvre. Mais alors la question se pose : à partir de quel degré d’inhumanité  doit-on s’interdire de faire d’une personne (artiste, écrivain, philosophe, scientifique, musicien) un membre fondateur de la culture nationale ? Imaginez qu’en Allemagne un grand philosophe ait adhéré au parti de Hitler (2). Les professeurs de philosophie allemands devraient-ils s’interdire de commenter ses textes dans leurs classes ? Pire, imaginez qu’Hitler fût un artiste peintre de talent, une chose certaine, ses toiles se vendraient à prix d’or. Mais les musées s’interdiraient-ils d’exposer ses œuvres sous prétexte qu’il fut un dictateur sanguinaire ? On vous dira qu’on ne peut pas comparer Céline et Hitler. Mais qui vous dit que l’antisémitisme affiché de cet écrivain de renom n’a pas apporté du crédit à l’antisémitisme populaire, et favorisé la délation, la persécution, la déportation d’innocents dans ce pays dirigé moitié par les nazis, moitié par des collaborateurs zélés ? Pour lui la question ne se pose pas, il est antisémite dans son œuvre (3).

Mais revenons à nos moutons. Le professeur posait la question : Qui parle ? D’où parle-t-il ?

Plus qu’une question, il s’agit d’une méthode, d’une façon de penser. Comparable à la démarche policière, à l’enquête. Qui et .  Le lieu du crime est lié à son auteur. Ne dit-on pas que le coupable revient toujours sur le lieu de son crime ? D’ailleurs peu malin le policier qui accorderait du crédit à ce que dit le suspect. Pour l’enquêteur, le plus infime détail, deux grains de sable, un cheveu, une empreinte de pas, une tache de sang ont infiniment plus d’importance que tous les discours de la personne incriminée. Et ne seront retenus dans le discours que les éléments qui confirment, expliquent l’existence des détails matériels relevés. Imaginez le peu de poids du discours d’un opposant politique dans un pays sous dictature ! Avant même la plaidoirie de la défense, s’il en a une, il est désigné coupable. Certains régimes ont fait mieux encore : en menaçant de s’en prendre aux proches, à la famille, on extorque des aveux pour des crimes qui n’ont pas été commis.

 Et puis une autre question se pose : Qui lit ? Qui est à l’écoute ? Un discours, un texte ou un tableau, une symphonie, une chanson, un film, n’ont pas le même sens, le même impact pour toutes les personnes. Là aussi on pourrait évoquer le passé, l’histoire, la personnalité, la mentalité de chacun. Finalement, la seule constante dans ce fatras de considérations, d’impressions, de présupposés, de non-dits, c’est l’œuvre elle-même : le discours, le texte, le tableau, la musique, le film. Et c’est bien souvent ce qu’on oublie aujourd’hui. On vous parle d’un auteur sans l’avoir lu. On critique un film sans l’avoir vu. On dit qu’on n’aime pas l’opéra, sans jamais s’y être rendu. On ne juge pas les gens pour ce qu’ils font, mais pour ce qu’ils sont. Attitude qui en son temps aurait été associée à du racisme, mais qui, les vents ayant tourné, revient à excuser les pires délits s’ils ont pour auteur des individus qu’il faut ménager, en prétextant par exemple la pauvreté, l’enfance malheureuse, l’origine étrangère, etc. Plus personne n’est responsable de rien. Tout s’explique par l’origine, l’histoire, les circonstances, pourquoi pas l’ambiance, l’air du temps.

 Avec l’instauration de la sainte irresponsabilité, c’est la liberté qui disparaît. Il n’y a pas plus bavards que les conférenciers dans les musées de peinture. A force d’explications, après le passage du groupe des auditeurs, du chef d’œuvre il ne reste qu’une barbouille copie conforme d’une époque, d’une mentalité ou d’une anecdote et d’une technique. A se demander si… Rimbaud et Van Gogh n’ayant pas eu une vie aussi tourmentée, le bateau ivre et l’homme à l’oreille coupée auraient eu autant de succès. Pas plus que Phidias, Polyclète, Platon ou Jérôme Bosch, Rimbaud et Van Gogh ne sont de simples témoins d’une époque. Ce qui fait leur génie, c’est justement de s’être distingués par leur art ou la profondeur de leur pensée de l’opinion ambiante, bref d’être libres. Et tous les Marx et Freud réunis ne pourront expliquer par la lutte des classes ou le rôle de la sexualité dans la formation de la personnalité comment des hommes comme vous et moi ont pu faire ou écrire de si grandes choses.

 C’est aussi pourquoi, bien que je ne sois pas croyant, je garde une profonde estime pour mon bon pasteur, cet honnête homme qui parlait comme il vivait, dont la sincérité et la profondeur de la conviction –mais je voudrais dire la confiance, car dans confiance il y a foi- pourraient jeter le trouble sur la célèbre maxime de Nietzsche.

 

(1)   Humain, trop humain

(2)   C’est le cas de Heidegger

(3)   Les textes sont connus, mélange incroyable de méchanceté et de vulgarité.