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15/01/2010

Que c'est dur de se dire: "Tu t'es trompé !"

 Ces gens qui n'ont jamais touché la politique ne serait-ce que du bout des doigts posent un œil goguenard sur ceux qui en sont revenus. Pauvres hères. Ils ne savent pas. Ils sont comme ces êtres sains de corps et d'esprit -surtout de corps- qui n'ont jamais goûté l'ivresse et vous susurrent :

 

  • - Ne bois pas, ne fume pas, conseils d'ami pour ta santé.

 

Qu'est-ce qu'il en sait l'ami, peut-être que si je n'avais pas bu je me serais jeté par la fenêtre. La bouteille, c'est mon acharnement thérapeutique à moi. Je veux vivre, et personne ne pourra m'en empêcher. Jusqu'au jour où, sur un papier à en-tête, de ma plus belle écriture, j'inscrirai :

 

  • - S'il vous plaît, je n'en peux plus, mettez fin à mes souffrances, enlevez-moi cette bouteille et brûlez mes cigarettes.

 

Et je répéterai ces mots plusieurs fois, en présence de ma famille et de l'équipe médicale. Et puis je m'endormirai. Et personne ne pleurera, car je l'aurai demandé. Sauf un. Mon pote. Mon Jeff à moi. Lui, sur qui s'acharnent depuis des années les thérapies de tous les terroirs de France, lui il sait.

 

 Eux ne savent pas. Ils sont comme les petits enfants. Pourquoi ceci ? Pourquoi cela ? Ah bon ? La sécurité sociale existe parce qu'il y a eu des grèves ? Quoi, mes parents ? Ah, peut-être...et les congés payés, et les conventions collectives ? aussi ? Mais pourquoi leur en vouloir, la sécu, les congés et autres acquis sociaux leur ont été servis tout chauds, sur un plateau qu'ils finissent à chaque repas, car on les a habitués très tôt à manger de tout.

 

 Ils ne savent pas que Nicolas était un honnête homme. Qu'il a vécu une époque et surtout une guerre que je ne souhaite à personne de vivre même à mon pire ennemi, même à un nostalgique du nazisme. Attention, je dis vivre une guerre en continuant d'être honnête ! Quand il a menti dans sa vie, c'était pour sauver des camarades. Quand il s'est menti à lui-même, c'était parce que la Fin justifiait le pacte germano-soviétique. De son père, il ne m'en dit pas un mot. Mais je crois savoir que c'était Staline. Quand Maurice n'était pas là. Et Maurice n'était pas souvent là, c'était un papa provisoire, le petit chef d'une famille d'accueil, en quelque sorte. Joseph Djougachvili lui, était très loin et très proche, un Père-partout, un Père des peuples. Qui avait beaucoup d'enfants et qui construisait quelque chose avec eux. Jusqu'en Sibérie il construisait quelque chose. Il avait beaucoup d'autorité, mais il en faut car les enfants ne sont pas toujours sages. Et ils aiment l'autorité, ils la réclament à leur façon, pas toujours en le disant. Bref, Nicolas avait un père. Sa femme était au fourneau, il lui parlait fort, de ces grosses voix qui n'admettent pas la contradiction et qui cachent une grande sensibilité et le respect de l'autre. Il lui rapportait sa maigre paie de charpentier. Ils vivaient heureux, au milieu d'amis fidèles et rigolards, car dans cette rue de banlieue il y en avait du beau monde.

 

 Si j'évoque cet homme, c'est que je peux le faire sans verser une larme. Nicolas, il n'a pas su. Il est mort avant. Certes, les patrons étaient encore aux commandes, mais là-bas l'Est tenait encore bon ses promesses. Et ici, le Parti était debout, vigilant.

 Nicolas est mort avant le soulèvement d'un coin du rideau, avant l'effondrement du mur, de l'Union Soviétique, du socialisme. Il est mort avant la fin. Avec lui il a emporté l'espérance, celle d'un peuple, des peuples, du mouvement ouvrier, de l'humanité entière. Je suis content pour lui. Il n'aurait pas mérité cela. Mais les autres, ses camarades ? Pensez : pour la première fois dans l'histoire, d'un bout à l'autre du monde, des hommes et des femmes qui ne se connaissaient ni d'Eve ni d'Adam regardaient dans la même direction, s'inventaient le même avenir. Et du jour aux lendemains, plus rien. Des secrétaires généraux qui bégaient, qui ne s'expliquent pas. Devant, le dragon capitaliste crache le feu. Derrière, un Parti exsangue, pire, mille fois pire, un Parti qui ne nous avait rien dit . Qui avait caché des faits réels, des malversations, des privilèges, des camps, des crimes. Derrière, il n'y a plus rien. Notre dépit à nous, il est à la mesure de l'espérance qui était la nôtre. Le mouvement ouvrier a été sabordé par ses propres capitaines. A l'Est par des usurpateurs, des bureaucrates sans foi ni loi qui ont défiguré puis trahi la plus belle révolution de tous les temps. A l'Ouest par des fils du peuple qui ont renié jusqu'à leurs origines, qui ont voté les crédits de guerre en 1914, qui ont montré du doigt les socialistes quand les fascistes d'Allemagne fourbissaient leurs armes, qui ont suggéré dans les usines, lors d'un grand mouvement social inspiré par l'Université, que les étudiants étaient des gosses de riches. Des fils du peuple qui qui qui qui qui qui....

 

 Oui c'est dur de se dire : « tu t'es trompé ». Le plus difficile n'est pas de regarder les choses en face, mais de se regarder soi-même. Combien de militants en ont eu le courage ? Tous sont à plaindre, et ceux-là sont des héros. Même si l'Amérique n'est pour rien dans l'échec du communisme -elle n'est intervenue ni en 1953 en Allemagne de l'est, ni en 1956 en Hongrie et Pologne, ni en 1968 en Tchécoslovaquie- on peut comprendre la haine de ces gens à son égard. Haine de l'Amérique, flambeau de l'Occident capitaliste triomphant.

 

 Plus difficile à admettre est cet acharnement à critiquer systématiquement la société occidentale, à l'accuser de tous les maux, à l'affubler de tous les mots les plus dégradants : un monde où règnent privilèges, corruption, mensonge, prostitution, misères matérielle et morale. Bref, la société dans laquelle nous vivons se résume à une bouteille de Bourbon tenue par une femme dévêtue, représentés sur un énorme panneau publicitaire sous lequel gît un homme sans domicile fixe. Alcool, luxure, déchéance. Condamnation sans appel qui ressemble étrangement à celle proférée contre la démocratie par ses pires ennemis extérieurs. Etrange cette sympathie affichée pour des hommes, des mouvements, des états -quels qu'ils soient- pourvu qu'ils combattent l'Occident. Dangereuse attitude qui risque de coûter cher à tous les démocrates, mais aussi à ceux qui entretiennent ces amitiés. Car ne l'oublions pas, en démocratie les femmes et les hommes vivent, respirent, circulent, professent, critiquent, manifestent, arrêtent le travail, votent, dessinent la caricature de leur président à la une d'un journal librement diffusé, volent et tuent aussi, et des avocats sont là pour les défendre jusque sur des ondes publiques qui ne connaissent de limites que celles de la fiabilité électronique des satellites de communication.

 

 Comme c'est désolant de voir ces fils, ces petits-fils des pionniers du socialisme s'acoquiner aux doctrines et mouvements les plus réactionnaires, quand ce n'est pas pour se faire les avocats des états qui protègent des criminels. Si j'osais, je demanderais :

 

« Franchement, les yeux dans les yeux, qui parmi vous, toi Olivier, toi Raoul, toi Quentin, toi Alain, lorsque le 11 septembre 2001 les tours du World Trade Center se sont écroulées sous les coups des terroristes, qui parmi vous n'a pas pensé :  c'est bien fait  ? Qui ? ».

 

Mais je n'ose. Peut-être méditent-ils aussi ? Peut-être pensent-ils leurs plaies ? Le mal totalitaire est encore purulent. Il faudra du temps.

 

 

§

11/10/2009

Quatre mots qui ébranlèrent le monde

 

 

 

Il y a vingt ans dans les rues de Leipzig, clamés par des dizaines de milliers d’honnêtes gens, quatre mots allaient bouleverser le monde, dans la plus belle déclaration jamais entendue depuis la naissance du mouvement ouvrier :

 

            « Wir sind das Volk !»    Nous sommes le peuple! 

 

 Quelques jours après, les canailles qui prétendaient jusque là parler et agir au nom du peuple rendaient les armes, et le mur s’effondrait.

 

 Oui, la muraille a été cassée. Hommage soit rendu à ces femmes et à ces hommes qui, bravant les forces de l’ordre –et quel ordre !- ont permis à des millions d’autres qui subissaient le totalitarisme de lui asséner le coup fatal, et d’accéder à la liberté et à la démocratie. Certes, il y a encore beaucoup à faire, on  ne sort pas sans douleur d’un demi-siècle d’oppression, mais le plus dur a été accompli.

 

 Mais le mur, mur de la honte, mur de la haine, mur de l’intolérance, mur du fanatisme, mur de l’idéologie sûre d’elle-même, mur du dogme, mur des polices secrètes, mur des tortures et des aveux, ce mur est encore debout. Et pour l’abattre celui-là, piolets et bulldozers ne pourront rien.

 

 Par qui donc est-il encore dressé ce mur qui divise, intolère, persécute, ce mur qui fait tant de mal ? Ses fondations exigeaient du béton armé, vibré, comme seuls savent le couler des gens dotés d’une conscience politique aiguë. Des gens qui ne s’étonnent de rien car ils savent tout sur tout. Des gens qui sont des puits de science. Des gens qui expliquent tout. Des gens qui analysent. Des gens qui développent –sur un ton définitif- pourquoi vous êtes dans l’erreur. Des gens pour qui vous êtes dans l’erreur quand vous ne pensez pas comme il faut. Des gens pour qui la pensée unique, c’est la pensée de l’autre. Des gens qui, s’ils le pouvaient, vous colleraient une étiquette sur le front. Des gens qui, s’ils le pouvaient, vous rangeraient dans un tiroir. Des gens qui, s’ils le pouvaient, vous inscriraient un numéro sur l’avant-bras. Des gens qui, s’ils étaient au pouvoir…

 

Des gens pour qui la paix est un bienfait universel sauf dans certains cas.

Des gens pour qui la guerre n’est pas franchement condamnable quand elle est sainte.

Des gens pour qui les bombardements sont criminels, mais pas les attentats à la voiture piégée qui explose devant un lieu de culte à l’heure de la prière provoquant la mort de plusieurs dizaines de personnes.

Des gens qui nous présentent la barbarie comme un moyen de libération.

Des gens qui tuent pour monter au ciel.

Des gens qui prétendent parler au nom d’un peuple et qui, parvenus au pouvoir, lui imposent la loi religieuse.

Des gens pour qui la moitié de l’humanité doit se voiler la face.

Des gens qui ont la haine.

Des gens qui ont la haine car il leur faut un adversaire pour exister.

 

Des gens dont le métier est d’informer et qui appellent les terroristes des « combattants ».

Des gens qui, quand trois mille personnes sont mortes, ont dit « C’est bien fait ».

Des gens qui n’ont pas dit « C’est bien fait », mais qui l’ont pensé.

Des gens qui manifestaient pour la paix le 15 février 2003 à Rome et brandissaient un calicot sur lequel on pouvait lire « Oussama ti amo ».

Des gens orphelins depuis la disparition de la Patrie du « Petit Père des Peuples » et qui par dépit, en veulent à l’Amérique.

 

Des gens qui ont des postes tellement haut placés qu’ils voient tout.

Des gens qui ont des postes tellement haut placés qu’ils savent combien la vie est difficile dans les quartiers.

Des gens qui ont des postes tellement haut placés qu’ils disent qu’il ne faut rien exagérer et ne pas sombrer dans le « tout sécuritaire ».

Des gens du VI° arrondissement très engagés politiquement choqués par les propos racistes d’habitants de HLM de banlieue.

Des gens qui organisent des marches silencieuses dont le silence n’est interrompu que par les radios publiques et privées, les chaînes de télévision câblées et hertziennes, la presse écrite quotidienne, les magazines d’opinion, les sites internet, sans oublier les graffitis sur les murs des régions concernées.

Des gens peu soucieux de soulager la souffrance des familles des victimes, mais qui marchent silencieusement derrière un calicot portant le nom de leur association.

Des gens qui n’organisent pas de marche silencieuse le jour des funérailles d’une femme policier renversée par la voiture d’un délinquant en fuite.

Des gens très engagés et fins analystes politiques effarouchés par les scores d’un parti raciste dans les banlieues ouvrières.

Des gens qui feignent de croire que 18% de la population est raciste.

Des gens très engagés politiquement qui font 4% des voix quand 60% de la population ouvrière les soutenait après la guerre.

Des  gens très engagés politiquement qui se demandent encore pourquoi.

 

 

 

 Ce mur est encore debout, solide, dressé contre les peuples. Contre les vrais peuples, pas ceux des livres, pas ceux des déclarations programmatiques, pas les peuples des philosophes qui nous disent « le Peuple, c’est… ».

Non, le mur est dressé contre des gens tout simples, tout bêtes, ordinaires, des gens de tous les jours. Des gens qui ne savent pas que leur émancipation coïncide avec l’émancipation de l’Humanité toute entière. Des gens qui n’ont pas eu accès au savoir et qui sont tristes car ils le savent. Des gens, aussi, qui n’ont condamné personne, qui n’ont torturé personne. Des gens qui n’ont été complices ni de condamnations ni de tortures. Des gens qui ont des sentiments humains, des lâches, des courageux.

 

Des gens qui ne parlent que pour eux-mêmes.

Des gens qui n’ont pas parlé, pas cité les noms de leurs camarades et qui sont morts.

Des gens qui ont parlé quand on menaçait leur famille.

Des gens dont on ignore le nom qui ont sauté avec la bombe et les rails sur lesquels devait passer un convoi qui allait bombarder des gens.

Des gens qui n’ont pas la Carte dans leur fourre-tout, qui ne la demandent pas aux autres.

Des gens qui, au péril de leur vie, abritèrent discrètement des enfants persécutés.

Des gens méchants qui noient leur misère dans l’alcool.

Des gens qui maltraitent leur femme en revenant du boulot.

Des gens sans le sou qui viennent en aide à n’importe qui.

Des gens qui croient au Ciel.

Des gens qui y croient aussi mais pas au même.

Des gens qui ne croient plus en rien et qui aiment leurs enfants.

Des gens qui tuent leur femme, leurs enfants et qui se donnent la mort.

Des gens qui luttent courageusement, chaque jour, pour survivre.

Des gens qui ne savent plus où aller et qui sont là, en bas de chez toi.

 

Le mur est dressé contre des gens qui n’ont pas lu l’œuvre de Fourier et qui vivent en communauté accrochés à un esquif en Méditerranée.

Des gens qui n’ont pas lu Bakounine car ils reviennent très tard du boulot et qui demandent qu’on mette de l’ordre partout et surtout dans leur quartier.

Des gens qui vivent très bien dans leur quartier où tout le monde est très gentil, mais qui rêvent d’habiter -ailleurs- un petit pavillon avec jardin .

Des gens qui n’ont pas lu « Le Capital » et qui s’embourgeoisent au point de posséder une maison, un jardin, une voiture quelquefois deux.

Des gens qui ignorent totalement que Monsieur Dühring –en fait- n’avait pas bouleversé la science.

Des gens qui ne sont jamais mentionnés dans les traités ou pamphlets politiques.

Des gens qui n’entrent pas dans les cadres philosophico-économico-sociologiques traditionnels estampillés par les Maîtres-Penseurs.

Des gens du voyage par exemple.

Des gens qu’on ne peut pas définir comme faisant partie d’une classe ou d’une nation.

Des Harkis par exemple.

Des gens qui se cachent, qui possèdent tout, qui exercent d’énormes pressions sur le pouvoir et les médias, du moins à ce qu’on dit, et cela m’a été confirmé (discrètement) par la sœur (par alliance) du cousin de l’ex d’un copain de mon voisin de palier.

Des gens comme la sœur (par alliance) du cousin de l’ex d’un copain de mon voisin de palier qui n’est pas antisémite, oh  que non, peuchère, seulement antisioniste.

 

Des gens qui s’aiment.

Des gens qui se cachent pour s’aimer.

Des gens qui se cachent car ce sont des femmes.

Des gens sans religion, sans croix, sans foulard, sans kippa, sans gri-gri d’aucune sorte.

Des gens croyants aussi, chrétiens, juifs ou musulmans, mais calmes, souriants, de compagnie agréable et non dénués du sens de l’humour.

Des gens sans conscience politique particulière mais très attachés à la démocratie.

Des gens courageux, honnêtes, fidèles, travailleurs, animés souvent d’une profonde conscience politique,

Des gens qui, génération après génération, depuis les balbutiements du mouvement ouvrier, depuis un siècle et demi, depuis la Commune de Paris, depuis les Canuts, depuis les grandes grèves, depuis Courrières, depuis le grand, le très grand mois d’Octobre,

Des gens qui, génération après génération, de souffrance en souffrance, fils et filles de rien avec les Lumières pour tout héritage,

Des gens accrochés à la fenêtre de l’Histoire, Anne ma sœur Anne, des gens qui n’ont rien vu venir, pas même une explication, un mot, une consolation. Rien.

Des gens qui ont vu leurs porte-parole briser tous leurs espoirs, qui ont vu leurs révolutions déporter leurs frères,

Des gens de tous les jours.

 

 Oui, le mur est encore debout. Il n’est plus à Berlin. Il n’est nulle part. Il est partout. Total. Totalitaire. Dans les esprits. Il imprègne. Les idées y grimpent comme le lierre autour d’un tronc.  Telles des racines dans l’humus, ses assises plongent dans le tréfonds des âmes. La psychologie des profondeurs n’y pourra rien. Ridicule.

 On peut croire parfois qu’il se lézarde. De toutes parts alors on se précipite, on le consolide, un coup de truelle par ci, une pelletée de béton par là. Qui « on » ? Main d’œuvre nombreuse, rafistoleurs de dogmes, amnésiques professionnels, maîtres-penseurs à la petite semaine, éternels maîtres censeurs, hauts parleurs, béats qui veulent se faire entendre, apôtres du « il faut choisir son camp, camarade ». Beati pauperes spiritu ! Chalamov qui revenait de Sibérie, du fond de la salle du Congrès des écrivains, s’adressait à l’apparatchik de service :

 

« Le mien, c’est la Kolyma, camarade. »

 

 Il en faudra encore des Arthur Chalamov, des Alexandre Soljénitsyne, des Albert Kuntz, des Emile Zola.

 Il en faudra encore des Chevalier de la Barre, des Galilée, des Bruno. Il en faudra encore des Nagy, des Sacco et des Vanzetti.

 Il en faudra encore des soldats inconnus d’une guerre qui n’était pas la leur. Il en faudra encore des inconnus, des millions d’inconnues et d’inconnus courageux que l’histoire n’a pas retenus car l’histoire s‘écrit avec un grand H et napoléon avec un grand N. Majuscules pour les tueurs. Majuscules pour Hitler et pour Staline. On a entendu des gens par ailleurs très bien dire que certain dictateur avait fait aussi de bonnes choses. C’est fou ce qu’on peut raconter loin des camps et du goulag, bien au chaud sous la couette démocratique.

 Il en faudra encore des humiliations et des souffrances pour déconstruire pierre par pierre le mur de l’intolérance.

 Il en faudra encore du courage pour défoncer, écrouler, casser en mille, en dix mille, en cent mille, en millions de morceaux, pour rompre le silence d’un mur qui ne renvoie d’écho que celui d’un discours appris par cœur et de slogans scandés par hauts parleurs.

 Il en faudra de l’intelligence mais les gens en ont, pour défier les vopos de la pensée. Il faudra les désarmer, donner un porte-plume à tout le monde. Car chacun a le droit de parler, ceux de droite, ceux de gauche, ceux de nulle part. La vérité, personne n’en a le monopole. Elle est trop grande pour appartenir à quelqu’un. Elle ne se partage pas. Ceux qui, savants, malins, philosophes, ont cru la détenir, l’ont vue se dérober. Habile la coquine, cruelle aussi parfois, à l’image de l’humanité.

 

 

§

01/10/2009

Coucou c'est nous !

 La cour siège devant une femme gigantesque qui, poitrine nue et d’un pas décidé, guide le peuple.

 

  Sur le banc, Ricardo, Smith, Mill sont accusés d’avoir dépouillé la grande dame de ses propriétés humaines, créatrices, qui faisaient de l’homme un être responsable et maître de son destin. Ces libéraux ne sont pas des libérateurs, mais des promoteurs de l’économie libérale, en termes clairs, du capitalisme sans entraves pour lequel la seule recherche du profit donne tous les droits à l’entrepreneur, y compris celui d’oublier ceux de l’homme. D’oublier que la force de travail qui produit ses propres richesses est aussi constituée de femmes et d’enfants.

 

  Sur le banc, Marx et Engels. En défendant l’idée que l’homme est totalement dépendant des lois de la nature, de l’histoire et de la société, ils ont préparé l’asservissement de l’homme, conçu l’idée d’une dictature du prolétariat comme un mal nécessaire, en échange de la promesse d’une liberté toujours reportée dans le futur.

 

  Sur le banc, Hitler et Staline. Pour eux, la liberté de l’individu était un danger pour l’état. Ils ont mis un terme à toutes les libertés en instaurant des régimes de terreur dont le caractère totalitaire a entraîné une partie du peuple à se faire le complice, à feindre d’ignorer, sinon à ignorer l’accomplissement des pires crimes contre l’humanité.

 

 Ces sept hommes ont un point commun : leur casier judiciaire est vierge. Ils n’ont encore jamais été jugés.

 

 

Les charges contre Ricardo sont légères. Le président rappelle tout de même que le prévenu s’est fait le chantre du libéralisme économique. 

 

Ricardo : « J’ai écrit, Monsieur le président, mot pour mot, que les amis de l’humanité ne peuvent que désirer que, dans tous les pays, les classes laborieuses aient le goût du confort et qu’elles soient stimulées par tous moyens légaux à se les procurer. » 

 

Le président s’adresse à Smith :  « Smith, Adam, vous êtes né en 1723 à Kirkcaldy. En philosophe, à vos débuts, vous avez fait des recherches sur les sentiments moraux, mais très vite, votre pensée a dérapé, et vous penchant sur l’économie, vous êtes devenu le théoricien du capitalisme libéral, vous en avez fait l’apologie, défendu la division du travail, sans jamais évoquer la misère ouvrière et l’aliénation qu’elle entraîne. »

 

Smith : « Faux, j’ai dit que le travail accroissait la production, qu’il était la source de toute richesse. J’étais économiste, mon rôle ne consistait pas à m’apitoyer sur le sort des uns et des autres, mais d’analyser, de théoriser, car il ne s’agissait pour moi ni de rire, ni de pleurer, mais de comprendre. » 

 

Le président : «  Vous avez dit que tout homme demeure en pleine liberté de suivre la route que lui dicte son intérêt et de porter où il lui plaît son industrie et son capital… »

 

Smith : « J’ai écrit que cette liberté existait pour tout homme à la condition qu’il n’enfreigne pas les lois de la justice. » 

 

Le président : « J’appelle à la barre le premier témoin. » 

 

Un enfant entre dans la salle d’audience.

 

Le président : « Veux-tu nous dire ton nom, ton prénom, ton âge et … » 

 

L’enfant : « Dickens, Charles. Je suis trop jeune pour porter toute la responsabilité de mon existence. En allant, le matin, à Hungerford Stairs, je ne peux résister à l’achat d’un gâteau rassis vendu à moitié prix sur des plateaux, à la porte des pâtissiers de Tottenham Court Road , dépensant souvent ainsi l’argent que j’aurais dû garder pour mon déjeuner. Nous avons une pause d’une demi-heure pour le thé. Lorsque j’ai assez d’argent, je me rends dans un café et prend une tasse de café et une tranche de pain et de beurre. Quand je suis sans le sou, je fais un tour au marché de Covent Garden et regarde fixement les ananas.

 Je n’exagère pas, inconsciemment et involontairement, l’insuffisance de mes ressources et les difficultés de la vie. Je sais que dès que j’ai un shilling, je le dépense pour déjeuner ou prendre le thé. Je sais que je travaille du matin au soir, avec des hommes et des garçons vulgaires, moi-même minable… Je sais que je traîne dans les rues, insuffisamment vêtu et mal nourri.

Je sais que sans la miséricorde de Dieu, je deviendrais facilement, vu l’abandon dans lequel je vis, un petit voleur ou un petit vagabond. »

 

L’enfant remercie l’assistance qui l’a écouté avec attention, et quitte la barre.

 

Le juge rappelle alors les charges qui sont retenues contre Mill John Stuart: « Vous êtes né en 1806, philosophe de formation, pour vous, la liberté ne vous intéresse qu’économique. Elle est un bien qui passe avant l’égalité, ce qui est votre droit. Mais vous vous en êtes violemment pris à la notion d’égalité sociale, en affirmant que si celle-ci était mise en œuvre, elle dépouillerait les individus des caractères les plus élevés de la Nature humaine. Vrai ou faux ? »

 

L’accusé se tourne vers son défenseur, il est un peu perdu. L’avocat de Mill rappelle que celui-ci avait demandé à l’état d’intervenir pour venir en aide aux déshérités, qu’il avait prôné une réforme du droit de propriété, et la création de coopératives de production, propositions qui, appliquées par un souverain courageux, auraient pu atténuer les inégalités trop criantes engendrées par un capitalisme incontrôlé.

 

Karl Marx, hors de lui, tente de se dresser sur ses maigres jambes, mais son handicap ajouté à la loi réelle de la pesanteur le rappellent à la triste matérialité d’un fauteuil roulant réel : « Venir en aide aux déshérités ? Charité ; réforme du droit de propriété ? Mais la propriété est un vol ! Des coopératives de production ? Entre qui et qui ? La coopération c’est du vent, chaque fois que l’histoire humaine a produit quelque chose de positif, ce fut à l’issue d’une lutte, d’un affrontement ! Et puis, de souverain courageux, laissez-moi rire, citez-m’en un seul…»

 

Le Président : « Monsieur Marx, je vous rappelle que vous êtes vous-même accusé, cela vous aidera à mesurer vos propos, et peut-être aussi à argumenter. Quant à vous, Messieurs Smith et Mill, vous avez prôné ce libéralisme économique débridé, favorisant une concurrence effrénée dans un siècle où l’industrialisation à régime forcé n’a oublié que l’homme, la femme et l’enfant. Quand je parle d’un siècle, je pourrais dire deux. Car lorsque tout a été librement industrialisé ici, en Europe, il a fallu trouver de nouveaux débouchés, et pour cela : coloniser, librement. Et faire la guerre à ceux qui, librement aussi cherchaient des débouchés. Oui, la guerre ! »

 

Marx : « …portée par le capitalisme comme la nuée porte l’orage ! »

 

Confusion chez les libéraux. Ils tentent une dernière carte. Ils font entrer un témoin.

 

«  John Locke, né le 29 Août 1632, philosophe. »  

 

L’assistance est médusée. Elle est composée de gens instruits. Une rumeur –chuchotée- parcourt les rangs du public : « C’est le théoricien de la première révolution sociale, en Angleterre, en 1688 ! »

 

Le président : « Du calme !  Maître, vous avez la parole. » 

 

 John Locke : « Monsieur le juge, mesdames, messieurs, je ne suis ici ni pour mettre en cause ni pour défendre les intérêts de quiconque. Un mot, un seul, entendu au cours de ce procès me porte ce jour devant vous. Ce mot est : liberté.

 J’entends évoquer le droit, l’état, la propriété, les richesses, et surtout, j’entends des hommes défendre le plus fermement leur conviction. Je voudrais dire qu’à mon sens et s’ils parlaient d’une seule voix, ils auraient tous raison.

 Nous avons trop souffert dans notre Angleterre d’une monarchie qui accordait au monarque un droit divin, d’une société dont le prince était nécessairement au-dessus de toute loi, où le sujet ne pouvait prétendre à aucun recours, à aucune liberté. L’homme est l’œuvre d’un Créateur tout-puissant, il en est la propriété, chacun doit la respecter. Cela vaut pour l’état, fût-il le plus puissant. Cela donne à l’homme une liberté à l’égard de tout pouvoir terrestre… »

 

A ces mots, des applaudissements se font entendre sur les bancs des « libéraux », que le président fait rapidement cesser.

 

« … mais par le fait qu’elle est accordée à chacun d’entre nous par un acte divin, cette liberté n’est pas une licence, elle n’octroie pas le droit de mettre en cause celle d’un autre. »

 

L’avocat de Karl Marx, tout sourire, demande la parole :

 

« Maître, pouvez-vous nous dire s’il était dans le Projet du Créateur d’octroyer à quelques individus la liberté de faire ramper des petits enfants sous des machines, de jour ou de nuit pendant de longues heures, et cela pour quelques sous ? »

 

« …j’ai dit, monsieur, que cette liberté n’accorde pas le droit de mettre en cause celle d’un autre. Personne n’a de pouvoir arbitraire sur lui-même et encore moins sur les autres, nul ne peut détruire une vie, ni les biens d’autrui. »

 

Les propos du philosophe, sans être sibyllins ne sont pas suffisamment engagés d’un côté ou de l’autre pour recueillir l’assentiment des uns ou des autres. A cela s’ajoute le fait que la tension qui règne dans le tribunal où tant de grandes idées sont en cause, et aussi peut-être la vie ou la mort de quelques hommes qui les prônèrent, cette tension ne permet pas aux accusés, au public, aux jurés même de s’accorder la distance nécessaire pour comprendre, ou seulement entendre les propos d’un sage.

 

Le président : « Témoin suivant ! Levez-vous, présentez-vous…

 

            L’accusé : Marx, Karl, né en 1818 à Trèves, en Allemagne, philosophe, journaliste, fondateur avec Engels de l’Association Internationale des Travailleurs.

 

Le président : Marx Karl, la liberté pour vous, dans la société que vous qualifiez de bourgeoise, dîtes-moi si je me trompe, se réduit au droit de propriété privée…

 

Marx : …droit de jouir de ses biens à son gré, sans tenir compte d’autrui, indépendamment de la société, droit d’en disposer, droit de l’égoïsme…

 

Le président : Vos propos vont à l’encontre de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui reconnaît le droit de propriété comme un droit fondamental. En avez-vous conscience…

 

Marx : …déclaration conforme à une conception bourgeoise de l’individu, très pointilleuse dès qu’il s’agit de préserver l’ordre social existant.

 

Le président : Reconnaissez-vous avoir déclaré que la liberté ne deviendra une réalité pour l’individu que lorsque le mode de production fondé sur l’exploitation de l’homme par l’homme aura pris fin…

 

Marx : …oui…

 

Le président : … que la liberté vraie ne peut se concevoir qu’au stade supérieur de la société communiste, après le dépérissement de l’état ?

 

Marx : Oui.

 

Le président : Monsieur, le troisième millénaire étant entamé, et en estimant la date de vos premiers écrits aux alentours de 1840-1850, un calcul mental rapide nous donne pour vos thèses un âge d’un siècle et demi. Un petit pas pour l’humanité, mais un grand pour l’ère industrielle, que vous définissez comme la grande époque des guerres et des révolutions. Pour les guerres, on ne peut pas vous donner tort. Pour le reste, la société communiste et le dépérissement de l’état, pouvez-vous préciser votre pensée, en l’illustrant d’exemples ?

 

Marx : …..

 

Le président : Veuillez monsieur, nous citer le nom d’un seul pays dans lequel la société devenue communiste a vu dépérir l’institution étatique ?

 

Marx : …..

 

Engels : L’état…

 

Le président : Veuillez vous présenter !

 

Engels : Engels Friedrich, né en 1820 à Barmen, en Allemagne, auteur d’ouvrages sur les premières sociétés humaines et co-auteur avec Karl Marx de traités et pamphlets politiques. Je voudrais revenir sur l’état. Il ne devint une réalité qu’avec la division de la société en classes. De Force publique, il n’en a que l’apparence. Il est la force nécessaire au maintien d’un ordre compatible avec les intérêts de la classe dominante. Il faut replacer la question des libertés individuelles dans ce contexte. Quelle liberté pour le prolétaire dans une société qui ne reconnaît son existence qu’en tant que force de travail, qui ne voit en lui qu’un simple agent de production ?

 

Le président : Monsieur Engels, nous ne sommes plus au XIX° siècle. Ce prolétaire dont vous parlez a des droits, aujourd’hui, et il en use. Je vous retourne la question : Quelle sera la liberté du prolétaire dans la société que vous appelez de vos vœux ?

 

Marx : Dans la société communiste, par définition, il n’y aura plus de prolétaires !

 

Le président : Donc, du jour au lendemain…

 

Marx : Non, au cours d’une étape transitoire le prolétariat établira sa dictature…

 

Le président : Je vous remercie.

 

Les avocats de Marx sont nombreux dans la salle, philosophes, universitaires, intellectuels de gauche modérée ou extrême, cinéastes, poètes, anciens résistants de toutes les heures –de la première ou de la dernière. Ils sont indignés. Trop habile, ce président qui réussit en quelques minutes à faire prononcer au Grand Maître le mot fatidique, le mot qui condamne, le mot qui tue. Dictature. Ils viennent à la barre les uns après les autres, ces avocats de l’impossible, maîtres du langage, sans jamais se répéter ni s’attarder sur l’argument. Ils récitent, ils déclinent le dogme par tous les bouts, dix orateurs, dix fois le même discours dans des termes, des modulations, des effets toujours renouvelés. Du travail d’artiste.

 

-Monsieur le président, dans l’histoire certaines dictatures ont eu un caractère progressiste, regardez la France de Robespierre, la Russie de Lénine…

 

 -Regardez la Grande Egypte de Nasser, Cuba de Castro, la Chine de Mao, la Roumanie de Ceaucescu, l’Albanie de Hodja, le Vietnam d’Ho Chi Minh, le Cambodge de Pol Pot, dictatures certes, mais tellement riches de progrès social et aussi ne l’oublions pas, bastions anti-impérialistes ! Oh des excès il y en eut, pour ça oui ! De la terreur, de la guerre révolutionnaire, de la violence, de la délation, de la déportation, de la rééducation, de la psychiatrie, il y en eut, pour ça oui …

 

L’orateur s’enflamme. Ses amis lui font signe de raccourcir.

 

-…des peuples entiers, Monsieur le président, vous entendez, des peuples ont été déplacés, et je suis gentil. Des années après, ceux qui tentaient de retourner dans leur village en étaient chassés, car un nouvel article de la Constitution exigeait un passeport. Je passe sur la chasse aux juifs, je passe sur le chauvinisme Grand Russe, je passe sur la déportation en Sibérie de ceux qui avaient -en libérateurs- pénétré dans les camps de la mort nazis. Je passe sur l’internement, la torture, les aveux, la mise à mort de révolutionnaires sincères par des révolutionnaires de circonstance, bureaucrates sans principes, usurpateurs, je passe sur les génocides. Je passe Monsieur le Président sur beaucoup de grands malheurs et je vais vous étonner. Tout cela était nécessaire !

 

Hurlements dans la salle, l’indignation gagne même les bancs de la défense. On lui fait signe d’aller s’asseoir, d’autres demandent la parole, l’orateur s’accroche à la barre :    

 

-Oui…tout cela était nécessaire : Car l’Histoire est une lutte de classes, il faut un parti pour mener cette lutte. Au regard de l’Histoire, le Parti a donc toujours raison et ceux qui agissent contre le Parti, ou même hors du Parti, ou encore sans tenir compte de la stratégie du Parti, ceux-là s’excluent eux-mêmes du processus historique, ils doivent être éliminés.

 

Murmures dans la salle, qui s’amplifient et deviennent des hurlements en réaction au dernier mot « éliminés ».

 

Le président : La révolution serait donc incompatible avec les minorités, les juifs, les héros de la deuxième guerre mondiale, les révolutionnaires d’un autre tendance que celle du …chef ?

 

- vous oubliez les koulaks, les ouvriers dont la productivité n’atteint pas la limite basse de la norme du plan, les écrivains, les scientifiques, les sportifs, les cosmonautes, les médecins, surtout celui du secrétaire général, bref la totalité des personnes qui occupent une position sociale critique par rapport à la construction planifiée de la société future…

 

Hurlements redoublés. La défense réalise qu’elle est trahie par l’un des siens. Suspension de séance. Concertations. C’est un universitaire de gauche modérée qui est choisi pour rattraper le coup.

 

- Monsieur le Président, qui aujourd’hui pourrait se faire l’avocat du diable ? De gauche ou de droite, une dictature est une dictature. Mais il ne faudrait pas qu’on s’égare. Doit-on rendre le Christ responsable des crimes commis par l’Eglise ?

 

Le président : Certes non !

 

-Doit-on rendre Marx responsable des crimes commis en son nom après sa mort ?

 

Le président : Le prévenu n’est pas jugé pour des crimes, mais pour avoir élaboré des thèses qui ont inspiré un certain type de régime d’où était exclue la liberté humaine, pire : où la détention abusive et le meurtre de millions d’individus furent justifiés au nom de l’édification d’une société nouvelle. Inspirer n’est pas commettre. Marx est accusé de génocide involontaire.

 

-S’il fallait juger les inspirateurs de dictatures, Monsieur, il faudrait repousser les murs de cette salle !

 

Le président : Qui vous parle de dictature ?, Nous ne jugeons entre ces murs ni les instigateurs ni les dictateurs. Ces derniers ne supportent ni le dialogue, ni la contradiction, encore moins l’opposition. La tyrannie prive l’individu des libertés fondamentales y compris celle d’exprimer sa pensée. Il s’agit aujourd’hui de bien autre chose. Ayez l’obligeance de regagner votre siège, monsieur, je vais m’expliquer.

 Les victimes des déportations, des camps de concentration, des exterminations au siècle dernier n’étaient pas, dans leur majorité, des opposants politiques. Ce ne sont pas les idées qui étaient insupportables, mais les gens. Le citoyen devint l’élément actif d’un système dont l’idéologie reposait sur un axiome.  Pour l’un, la lutte des classes, et la nécessaire disparition de celle des capitalistes, pour l’autre, la lutte pour la pureté raciale et la nécessaire disparition des  races non germaniques. Dans ce dernier cas, si l’on excepte les années d’instauration du régime où l’opposition devait être éliminée, les victimes du III° Reich ne l’ont pas été à cause de leurs idées, mais parce que leur existence ou leur mode de vie étaient incompatibles avec l’exigence chimérique d’une pureté de la race germanique. En Union Soviétique, le koulak, le paysan ukrainien, le Tatar, le juif et d’autres  empêcheurs de nationaliser en rond perturbaient la logique implacable de la lutte des classes, d’ailleurs leurs noms n’étaient même pas mentionnés dans les manuels de l’idéologie officielle.

S’il arrivait au citoyen d’émettre un avis différent, d’être différent, de ne pas trouver sa place dans une société qu’il réprouvait, ou même simplement de ne pas jouer son rôle avec l’enthousiasme réclamé par l’enjeu formidable de la construction d’un monde futur, alors devenait-il pour l’Histoire un obstacle, aux yeux du peuple un ennemi. Un danger pour sa famille, ses élèves, ses patients, ses collègues de travail car dans cet enfer, ce n’était pas le bon sens la chose du monde la mieux partagée, mais la terreur.

 

Messieurs Hitler et Staline ne furent pas des dictateurs ordinaires. Leur sujet idéal n’était ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais l’homme qui renonçait à ce qui lui est le plus cher : la liberté intérieure, chez lui, dans son domaine privé, jusque dans son cœur, dans son esprit. Ainsi s’expliquent les aveux des innocents, aveux à peine extorqués parfois, mais déclarés dans l’intérêt supérieur de l’Histoire. Ainsi s’expliquent, au-delà des dénonciations racistes criminelles, les silences de personnes ordinaires commandés certes par la peur, mais aussi par la promesse d’une vie meilleure dans un Reich de mille ans.

 

De l’humanité, Hitler et Staline en ont pris la totalité, la famille, les enfants, les sentiments, la pensée. Ils ont fait de l’homme un tyran par rapport à lui-même.

 

 

§

 

Là, cher lecteur, je marque un temps d’arrêt : trou de mémoire. Je me souviens vaguement du réquisitoire. Ricardo et Smith sont accusés d’avoir inspiré le libéralisme économique et ses effets désastreux sur les classes laborieuses, Marx et Engels d’être les initiateurs d’un système politique liberticide. Puis les charges contre Hitler et Staline ont été énumérées. Cela a pris plusieurs jours. On a parlé de millions de victimes innocentes. La cour n’a pas souhaité entendre les accusés. Rien n’a été requis contre eux, le seul mot de « réquisitoire » devenait ridicule. S’ils n’étaient déjà morts, il aurait fallu qu’ils vivent éternellement. Que dans le regard des autres, et jusqu’à la fin des temps, ils puissent évaluer l’ampleur de leurs crimes. Le seul tribunal devant lequel ils auraient pu comparaître, selon le président, c’est l’Humanité.

Puis il s’est levé, et à la fin d’un discours qui marquera les esprits pour les siècles des siècles, il conclut en répétant les trois mots du serment de Buchenwald :

 

« Plus jamais ça ! »

 

« Assez de misère, assez de drames, assez de souffrances, assez de meurtres ! Alors que nous entrons dans le XXI° siècle, il est temps pour nous de clamer à l’issue de ce procès : c’en est fini du totalitarisme ! »

 

Grincement strident au fond de la salle. La porte d’entrée s’ouvre lentement sur un groupe de silhouettes humaines encagoulées. Un homme s’avance.

 

« Coucou, c’est nous ! »

 

Il porte la barbe et sur sa tête enturbannée trône une petite fusée avec une mèche au bout. A son côté, une grande dame vêtue de noir. Son visage est dissimulé derrière une sorte de grille. Elle porte la main sur sa nuque, détache quelque chose par derrière et rabat la capuche. C’est ma fille.

 

J’ai hurlé tellement fort que j’ai réveillé toute la maison. J’étais assis sur le lit, haletant, la porte s’ouvrit brusquement. Mon fils était là, interrogatif. Mon cher enfant! Un beau garçon gentil comme tout, sérieux et appliqué.

 

« Non, non, va te recoucher, j’ai encore fait le même cauchemar, que tu passais le bac, que tu étais recalé sans même passer l’oral. » 

 

§