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03/06/2017

Devant les ruines d’un mur



 

 Nous voilà face à nous-mêmes, orphelins, pour la première fois dans notre histoire, débarrassés des entraves qui nous firent tant souffrir qu’on en voit encore les stigmates dans nos corps et nos esprits. Par manque de jugement, par inexpérience, nous nous sommes fait rouler pendant des siècles par les bonimenteurs vendeurs de dogmes, de dieux et d’avenir radieux. Jusqu’au siècle dernier il aura fallu des millions de victimes pour enfin nous réveiller. Nous pouvons nous frotter les yeux. Le réveil est difficile, certains d’entre nous dorment encore.

 Qu’apporte cette situation nouvelle ? Il y a peu d’exemples dans l’histoire où l’homme se trouva face à lui-même. Sauf peut-être quand après une catastrophe il lui fallut tout reconstruire. Aujourd’hui, derrière une montagne d’objets hétéroclites sonnants, scintillants, clignotants, communicants, envahissants, nous sommes nus. Robinsons abandonnés sur une page blanche. Des maçons, truelle en main, désemparés au pied des ruines d’un mur. Tout à refaire, tout à reconstruire.

 Il y a, il y aura des faux-fuyants. Certains admirables, fuir dans la musique, s’adonner à la peinture, jouer sur scène. D’autres encore : jouer partout et toujours, occuper ses mains, son corps, son esprit, courir du matin au soir une bouteille d’eau minérale à la main, se vautrer le temps d’un match dans un canapé en vidant des sachets de chips, ne plus penser à rien, tout oublier et cultiver son potager. Des faux-fuyants plus méchants, rendre les autres responsables de tous les malheurs, désigner, dénoncer, réécrire l’histoire, dire qu’il n’y eut pas de catastrophe, que tout est inventé, qu’on soupçonne l’existence d’un complot, mentir. D’autres aussi, constatant que les idées ont fait leur temps, chercheront un sauf-conduit dans la parenté, se demanderont non ce qu’ils sont mais d’où ils viennent, s’inventeront une culture, une appartenance, un domaine sacré, une communauté.

 Je ne pense pas immédiatement à ceux qui viennent d’ailleurs. On ne s’est jamais autant plongé dans les recherches généalogiques. Jusque dans les classes où il est demandé aux élèves de dessiner leur arbre familial. Et chacun de plaider pour son pays, sa région, son village, son quartier. Le pompon revient aux Corses et aux Bretons et je mets des majuscules. Ces gens vivent dans un Eden inimitable. Si vous les avez un jour à votre table, ils vous rendront un grand service : ils vous montreront que vous ne savez rien, que vous n’avez rien à dire, mais si par malheur vous êtes du nord, ils vous rejetteront dans le gris et la froidure. Le pire des imbéciles s’il est breton ou corse de cœur et d’esprit aura, partout où il sera, le monopole de la parole. Et malheureusement pour vous, pas dans sa propre langue, mais en français.


 Quel est l’intérêt de savoir d’où vient quelqu’un ? Il est plus simple d’aller voir sur place. Je ne connais pas la Corse, mais la Bretagne est une région de France magnifique où l’on rencontre des gens très bien, accueillants et qui ne vous bassinent pas avec leur océan, leur vent du large, leurs poissons, leurs druides, les algues thérapeutiques et l’histoire de la marine à voile. On est toujours assez grand pour se rendre compte par soi-même de ce qu’on voit, de ce qu’on entend et de ce qu’on mange.
 Cet intérêt -nouveau par son ampleur- pour tout ce qui touche aux origines s’accompagne automatiquement d’un questionnement sur les traditions, les coutumes. Plus d’un goût prononcé d’ailleurs que d’un questionnement. Les traditions sont là pour être admirées, à l’occasion perpétuées, mais jamais questionnées. La coutume est hors de question au sens littéral du terme. Attention danger. Car s’il est des traditions amusantes, il en est d’autres inquiétantes que les démocrates que nous sommes ne tiennent pas particulièrement à exhumer.
 Hormis la Corse et la Bretagne, il y a une autre région qu’il faut prendre avec des pincettes. Elle ne vient pas du fond des âges, est encore en rodage mais prometteuse. Elle n’est ni au nord ni au sud, elle ceint les villes, elle a ses us et coutumes, ses règles, ses héros et ses dieux. Elle a une particularité dont ne dispose aucune autre région de France : on ne peut l’évoquer, la décrire, la penser qu’avec compassion. On la dit déshéritée, défavorisée, laissée sur le bord du chemin, oubliée de la république. De ses quartiers on dit qu’ils sont sensibles, un terme que la langue n’attribuait qu’à des êtres humains. Etes-vous de là ? On vous plaindra ou l’on vous condamnera. Sans se demander qui vous êtes.
Un retour dangereux à ces théories qui parlaient non des hommes, mais des masses. Dangereux car il arrive qu’un troupeau cherche son berger. Et le trouve. Cela s’est vu dans le passé. Les grandes théories politiques des siècles derniers n’ont pas franchi les limites de la sociologie. A la suite de Marx, elles se sont accordées pour dire que c’est l’être social qui détermine la conscience. Elles ont écarté toute idée de personne. Elles ont raisonné en termes de classe, de nation, quand ce n’est pas de race. On a vu vers quelles horreurs cette façon de ne pas penser l’homme a plongé l’humanité.
 Attention alors à ne pas accorder une existence qu’elle n’a pas à la gent des quartiers ! Pas plus que la découverte de canaux sur la planète Mars n’indique la présence de martiens, l’alignement de barres d’immeubles ne nous permet d’induire une identité pour leurs habitants. Et comme les quartiers que nos politiques pensent déshérités n’ont pas le monopole de la misère et de la détresse, les paysans et les pêcheurs pauvres ne se ressemblent pas non plus. Nous sommes tous différents, et même si certains ici ou là sont confrontés aux mêmes problèmes, chacun est maître de son destin.


 Ne commettons pas l’erreur de juger les gens en fonction de leur couleur de peau, de leur origine géographique ou ethnique, de leur milieu social, de leur lieu d’habitation, de leur philosophie ou de leur pensée politique. Car toutes ces choses n’atténuent en rien les circonstances d’une conduite. En les prenant en compte, on cultive l’irresponsabilité, c’en est fini du libre-arbitre qui était et est encore le propre de l’homme.
Regarder l’individu en se demandant d’où il vient, c’est un peu ce que ferait le policier s’il prenait exclusivement en compte le casier judiciaire d’un suspect. N’enfermons personne dans la geôle de ses origines, ne collons à personne un casier généalogique. Bien sûr il y a des circonstances, des causes, des non-dits, mais à la fin des fins il y a toujours quelqu’un. Sinon, c’en est fini de la justice, et bien pire.
Comme c’est ridicule de coller l’étiquette « juif » à un israélien, ça l’est aussi de penser le français « chrétien » ou l’arabe « musulman ». Nous sommes ainsi faits que même après des siècles d’histoire, il reste au plus profond de nous un carré irréductible de liberté, qui nous rend insensible à l’air du temps, à ce qui se dit, à l’idée dominante, à l’opinion.

 

 Que faire de cette liberté ? En attendant que nos philosophes se penchent sur la question, dans la crainte toutefois qu’ils découvrent un nouveau dieu, prenons nos responsabilités. Les idées dangereuses sont trop souvent venues d’en haut, la sagesse personne n’en a le monopole. Au lieu de scruter l’horizon dans l’espoir d’y voir un but à atteindre, une cible, un idéal à poursuivre, un Eden où mieux vivre, un fruit à cueillir, rangeons définitivement nos lunettes d’approche.

 Regardons nos pieds. Depuis que l’homme a appris à marcher nous leur devons beaucoup. Il fallut les entraver pour nous faire taire, leur imposer de longues déportations, des marches de la mort pour en finir avec nous. Ils sont l’alfa et l’oméga du manifestant, du marcheur silencieux. Sans eux, finies les protestations, les revendications portées de Bastille en République, évanouie aussi la démocratie, oh combien les tyrans peuvent les craindre ces pieds qui ont fait tomber tant de monarques, mais qui ont aussi fait le malheur des fantassins, de la piétaille innocente conduite à la guerre par des marchands de canons ! Et s’il est arrivé qu’on leur accorde trop de confiance, jusqu’à espérer l’impossible, ils ont aussi permis qu’on s’évade, mille fois ils nous ont fait sauter les clôtures, mille fois ils nous ont sauvés. Sauf chez les acrobates, ils sont la seule partie de nous-mêmes en contact avec la planète.

 Prendre en considération cette partie basique de notre corps, ce n’est pas regarder vers le bas. Comme ces manifestants de Leipzig en 1989 qui marchaient en chantant qu’ils étaient le peuple. On leur avait trop dit et répété que le peuple était ceci et cela, que c’était dans les livres, et qu’on pensait beaucoup à lui. De la réalité les livres n’en savent rien. Il fallait souffrir pour faire la différence entre une façon de voir les choses et la vie vraie.

 Ineptie cette vision d’Aristote selon laquelle la partie la plus noble de l’individu est la partie la plus éloignée du sol. Si on prend en compte l’espace intersidéral, le plus grand philosophe du monde serait bien malin de nous dire où est le haut, où est le bas. Où est le Haut, où est le bas ? Si le clocher de mon village s’élève vers le Très-Haut, il faut plaindre les chrétiens des antipodes dont les églises ont été édifiées à l’envers.

 Si l’on pouvait se dispenser d’impliquer chacun d’entre nous dans des projets qui nous dépassent et nous feront souffrir un jour ou l’autre ? Il faut en finir avec les luttes finales, les manifestes, les textes sacrés, les paradis et les enfers.

 Si la lutte pour la survie de l’humanité n’était qu’un combat de tous les jours, une grande partie de rigolade sans point de mire, sans programme, sans finalité autre que la vie bonne, le bonheur simple ?

 Si c’était cela la vraie transcendance : la quête à l’intérieur de soi de tout ce que nous avons de possible, de vrai, de fort, de beau ? Finissons-en avec nos ethnies, nos origines, nos frontières, nos croyances et traditions grosses de haine et de ressentiment. Oui, oublier ! Mais pas tout. Si elle nous fait réfléchir, tenons la mémoire en éveil. Peu m’importe que mon père fût italien ou français, ma mère parisienne ou bourguignonne. De savoir qui ils furent est mille fois plus important. Pour le meilleur ou pour le pire.

 La difficulté qui se présente à nous, c’est l’effacement de la personne. A force de tout expliquer en termes généraux de classe, d’ethnie, de continent, de mode de vie, de croyance ou de communauté, les individus que nous sommes ont vu leur jardin secret réduit comme une peau de chagrin. Rien n’est plus caché sauf l’argent sale, les armes et la drogue, et encore. On nous dit et nous répète que s’il y a une vérité quelque part, elle est à rechercher avant, ailleurs. Jamais en nous-même. Avec la fin de l’identité, le mépris vis-à-vis de l’idée de personne, c’est le culte de l’irresponsabilité qui s’impose. Sociologisme, marxisme et psychanalyse ont bien travaillé. La responsabilité s’est déplacée de l’homme vers la société, l’histoire, le passé, le père, le ça. Quand le délit, le viol et le crime s’expliquent, comment au bout du compte ne pas excuser ?

 L’individu est devenu un résultat, un croisement de voies, de rocades et de déviations infinies au bout desquelles il se perd et disparaît. Nous serions devenus à ce point irresponsables que les bonnes âmes de radio nous conseillent de nous couvrir, d’être prudents sur la route ou de mettre de la crème solaire. Des associations de bénévoles ramassent nos détritus sur les plages. On nous dit comment élever nos enfants, pour qui il ne faut pas voter, éviter les graisses, ne pas fumer, rester sobre, on nous apprend aussi à fermer les yeux, à penser comme il faut. Les journalistes ne parlent plus de père et de mère, mais de papa et de maman. Nous sommes sous assistance perpétuelle, traités comme des enfants dans une société où il n’est plus nécessaire d’exister. La preuve : ces millions de messages semés sur tous les sites, pour dire le plus souvent ce qui passe par la tête, sans signature. Société d’anonymes qui ont des idées sur tout sans le courage d’en être les auteurs. D’où les injures et pire encore : les mensonges, la haine, le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie, la pornographie, la pédophilie. L’anonymat caché sous un pseudonyme est la manière d’être de pseudo individus qui n’ont pas encore atteint l’âge adulte et s’y calfeutrent.

 Ce qu’on ne pouvait supporter des régimes totalitaires, c’était que l’Idée ou le Guide dictait ce qu’il fallait penser et faire. Mieux encore, qu’il incombait au peuple de se convaincre qu’il était lui-même l’auteur de ce qu’en réalité on lui faisait penser et faire. Le risque qui est le nôtre aujourd’hui dans cette société qui voit disparaître toute idée d’individualité, où toute pensée personnelle est écrasée sous une montagne d’informations et de désinformations à la portée de tous, c’est que l’opinion comble le vide et qu’à côté du législatif, de l’exécutif et du judiciaire un quatrième pouvoir s’installe : celui de la bêtise. Promesse d’un nouveau totalitarisme contre lequel, à l’heure qu’il est, nous ne sommes pas suffisamment préparés.


§

 

19/04/2016

Quand les philosophes sont de trop

 

 Quand les philosophes sont de trop, l'obscurantisme est là tout près, accompagné de ses gardes du corps: slogans à l'emporte pièce, haine de tout ce qui pense, perte totale de mémoire, dénonciation, exclusion, antisémitisme et violence.

 On le savait, mais il est difficile de l'avouer, de le dire, de l'écrire: le fascisme ne tient pas en place. On l'attend à droite, le voilà qui surgit à gauche. On le croyait nazi, le voilà communiste, ou bien écologiste, ou encore altermondialiste. Un philosophe est insulté, molesté. Au nom de qui, de quoi ? De révolutionnaires de salon, d'une bande d'ignares qui ne savent rien de rien, d'esprits étroits qui de 1789 n'ont retenu que la guillotine. Ils auraient des armes... j'espère qu'ils n'en auront pas.

 Qu'ils ne nous parlent surtout pas du peuple, ils ne savent pas ce que c'est. Pas de démocratie, ils en profitent et la détestent. Pas de liberté, ils l'ont pour eux et l'interdisent aux autres. Pas de solidarité car s'il leur arrive d'être solidaires, c'est qu'ils haïssent le clan d'en face.

 Contre la bête immonde les démocrates n'ont pas d'arme qui tue. Ils ont avec eux des principes, la mémoire, les leçons de l'histoire. Ils ont la pensée. C'est pourquoi le monstre s'attaque au philosophe. Je tiens à rendre hommage à Alain Finkielkraut qui est, au milieu du fatras idéologique dans lequel la France baigne, une boussole.

 

§

 

26/01/2016

Coucou c'est nous !

 

 

La cour siège devant une femme gigantesque qui, poitrine nue et d’un pas décidé, guide le peuple. 

Sur le banc, Ricardo, Smith, Mill sont accusés d’avoir dépouillé la grande dame de ses propriétés humaines, créatrices, qui faisaient de l’homme un être responsable et maître de son destin. Ces libéraux ne sont pas des libérateurs, mais des promoteurs de l’économie libérale, en termes clairs, du capitalisme sans entraves pour lequel la seule recherche du profit donne tous les droits à l’entrepreneur, y compris celui d’oublier ceux de l’homme. D’oublier que la force de travail qui produit ses propres richesses est aussi constituée de femmes et d’enfants. 

Sur le banc, Marx et Engels. En défendant l’idée que l’homme est totalement dépendant des lois de la nature, de l’histoire et de la société, ils ont préparé l’asservissement de l’homme, conçu l’idée d’une dictature du prolétariat comme un mal nécessaire, en échange de la promesse d’une liberté toujours reportée dans le futur. 

Sur le banc, Hitler et Staline. Pour eux, la liberté de l’individu était un danger pour l’état. Ils ont mis un terme à toutes les libertés en instaurant des régimes de terreur dont le caractère totalitaire a entraîné une partie du peuple à se faire le complice, à feindre d’ignorer, sinon à ignorer l’accomplissement des pires crimes contre l’humanité. 

Ces sept hommes ont un point commun : leur casier judiciaire est vierge. Ils n’ont encore jamais été jugés. 

 

Les charges contre Ricardo sont légères. Le président rappelle tout de même que le prévenu s’est fait le chantre du libéralisme économique. 

Ricardo : « J’ai écrit, Monsieur le président, mot pour mot, que les amis de l’humanité ne peuvent que désirer que, dans tous les pays, les classes laborieuses aient le goût du confort et qu’elles soient stimulées par tous moyens légaux à se les procurer. »  

Le président s’adresse à Smith :  « Smith, Adam, vous êtes né en 1723 à Kirkcaldy. En philosophe, à vos débuts, vous avez fait des recherches sur les sentiments moraux, mais très vite, votre pensée a dérapé, et vous penchant sur l’économie, vous êtes devenu le théoricien du capitalisme libéral, vous en avez fait l’apologie, défendu la division du travail, sans jamais évoquer la misère ouvrière et l’aliénation qu’elle entraîne. » 

Smith : « Faux, j’ai dit que le travail accroissait la production, qu’il était la source de toute richesse. J’étais économiste, mon rôle ne consistait pas à m’apitoyer sur le sort des uns et des autres, mais d’analyser, de théoriser, car il ne s’agissait pour moi ni de rire, ni de pleurer, mais de comprendre. » 

Le président : «  Vous avez dit que tout homme demeure en pleine liberté de suivre la route que lui dicte son intérêt et de porter où il lui plaît son industrie et son capital… » 

Smith : « J’ai écrit que cette liberté existait pour tout homme à la condition qu’il n’enfreigne pas les lois de la justice. »  

Le président : « J’appelle à la barre le premier témoin. » 

 

 Un enfant entre dans la salle d’audience. 

Le président : « Veux-tu nous dire ton nom, ton prénom, ton âge et … »  

L’enfant : « Dickens, Charles. Je suis trop jeune pour porter toute la responsabilité de mon existence. En allant, le matin, à Hungerford Stairs, je ne peux résister à l’achat d’un gâteau rassis vendu à moitié prix sur des plateaux, à la porte des pâtissiers de Tottenham Court Road , dépensant souvent ainsi l’argent que j’aurais dû garder pour mon déjeuner. Nous avons une pause d’une demi-heure pour le thé. Lorsque j’ai assez d’argent, je me rends dans un café et prend une tasse de café et une tranche de pain et de beurre. Quand je suis sans le sou, je fais un tour au marché de Covent Garden et regarde fixement les ananas.

Je n’exagère pas, inconsciemment et involontairement, l’insuffisance de mes ressources et les difficultés de la vie. Je sais que dès que j’ai un shilling, je le dépense pour déjeuner ou prendre le thé. Je sais que je travaille du matin au soir, avec des hommes et des garçons vulgaires, moi-même minable… Je sais que je traîne dans les rues, insuffisamment vêtu et mal nourri.

Je sais que sans la miséricorde de Dieu, je deviendrais facilement, vu l’abandon dans lequel je vis, un petit voleur ou un petit vagabond. »

 

L’enfant remercie l’assistance qui l’a écouté avec attention, et quitte la barre. 

Le juge rappelle alors les charges qui sont retenues contre Mill John Stuart: « Vous êtes né en 1806, philosophe de formation, pour vous, la liberté ne vous intéresse qu’économique. Elle est un bien qui passe avant l’égalité, ce qui est votre droit. Mais vous vous en êtes violemment pris à la notion d’égalité sociale, en affirmant que si celle-ci était mise en œuvre, elle dépouillerait les individus des caractères les plus élevés de la Nature humaine. Vrai ou faux ? » 

L’accusé se tourne vers son défenseur, il est un peu perdu. L’avocat de Mill rappelle que celui-ci avait demandé à l’état d’intervenir pour venir en aide aux déshérités, qu’il avait prôné une réforme du droit de propriété, et la création de coopératives de production, propositions qui, appliquées par un souverain courageux, auraient pu atténuer les inégalités trop criantes engendrées par un capitalisme incontrôlé. 

Karl Marx, hors de lui, tente de se dresser sur ses maigres jambes, mais son handicap ajouté à la loi réelle de la pesanteur le rappellent à la triste matérialité d’un fauteuil roulant réel : « Venir en aide aux déshérités ? Charité ; réforme du droit de propriété ? Mais la propriété est un vol ! Des coopératives de production ? Entre qui et qui ? La coopération c’est du vent, chaque fois que l’histoire humaine a produit quelque chose de positif, ce fut à l’issue d’une lutte, d’un affrontement ! Et puis, de souverain courageux, laissez-moi rire, citez-m’en un seul…» 

Le Président : « Monsieur Marx, je vous rappelle que vous êtes vous-même accusé, cela vous aidera à mesurer vos propos, et peut-être aussi à argumenter. Quant à vous, Messieurs Smith et Mill, vous avez prôné ce libéralisme économique débridé, favorisant une concurrence effrénée dans un siècle où l’industrialisation à régime forcé n’a oublié que l’homme, la femme et l’enfant. Quand je parle d’un siècle, je pourrais dire deux. Car lorsque tout a été librement industrialisé ici, en Europe, il a fallu trouver de nouveaux débouchés, et pour cela : coloniser, librement. Et faire la guerre à ceux qui, librement aussi cherchaient des débouchés. Oui, la guerre ! » 

Marx : « …portée par le capitalisme comme la nuée porte l’orage ! »

 

Confusion chez les libéraux. Ils tentent une dernière carte. Ils font entrer un témoin. 

«  John Locke, né le 29 Août 1632, philosophe. » 

L’assistance est médusée. Elle est composée de gens instruits. Une rumeur –chuchotée- parcourt les rangs du public : « C’est le théoricien de la première révolution sociale, en Angleterre, en 1688 ! » 

Le président : « Du calme ! Maître, vous avez la parole. »  

 John Locke : « Monsieur le juge, mesdames, messieurs, je ne suis ici ni pour mettre en cause ni pour défendre les intérêts de quiconque. Un mot, un seul, entendu au cours de ce procès me porte ce jour devant vous. Ce mot est : liberté.

J’entends évoquer le droit, l’état, la propriété, les richesses, et surtout, j’entends des hommes défendre le plus fermement leur conviction. Je voudrais dire qu’à mon sens et s’ils parlaient d’une seule voix, ils auraient tous raison.

Nous avons trop souffert dans notre Angleterre d’une monarchie qui accordait au monarque un droit divin, d’une société dont le prince était nécessairement au-dessus de toute loi, où le sujet ne pouvait prétendre à aucun recours, à aucune liberté. L’homme est l’œuvre d’un Créateur tout-puissant, il en est la propriété, chacun doit la respecter. Cela vaut pour l’état, fût-il le plus puissant. Cela donne à l’homme une liberté à l’égard de tout pouvoir terrestre… » 

A ces mots, des applaudissements se font entendre sur les bancs des « libéraux », que le président fait rapidement cesser. 

« … mais par le fait qu’elle est accordée à chacun d’entre nous par un acte divin, cette liberté n’est pas une licence, elle n’octroie pas le droit de mettre en cause celle d’un autre. »

 

L’avocat de Karl Marx, tout sourire, demande la parole : 

« Maître, pouvez-vous nous dire s’il était dans le Projet du Créateur d’octroyer à quelques individus la liberté de faire ramper des petits enfants sous des machines, de jour ou de nuit pendant de longues heures, et cela pour quelques sous ? » 

« …j’ai dit, monsieur, que cette liberté n’accorde pas le droit de mettre en cause celle d’un autre. Personne n’a de pouvoir arbitraire sur lui-même et encore moins sur les autres, nul ne peut détruire une vie, ni les biens d’autrui. » 

Les propos du philosophe, sans être sibyllins ne sont pas suffisamment engagés d’un côté ou de l’autre pour recueillir l’assentiment des uns ou des autres. A cela s’ajoute le fait que la tension qui règne dans le tribunal où tant de grandes idées sont en cause, et aussi peut-être la vie ou la mort de quelques hommes qui les prônèrent, cette tension ne permet pas aux accusés, au public, aux jurés même de s’accorder la distance nécessaire pour comprendre, ou seulement entendre les propos d’un sage. 

Le président : « Témoin suivant ! Levez-vous, présentez-vous… 

L’accusé : Marx, Karl, né en 1818 à Trèves, en Allemagne, philosophe, journaliste, fondateur avec Engels de l’Association Internationale des Travailleurs. 

Le président : Marx Karl, la liberté pour vous, dans la société que vous qualifiez de bourgeoise, dîtes-moi si je me trompe, se réduit au droit de propriété privée… 

Marx : …droit de jouir de ses biens à son gré, sans tenir compte d’autrui, indépendamment de la société, droit d’en disposer, droit de l’égoïsme… 

Le président : Vos propos vont à l’encontre de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui reconnaît le droit de propriété comme un droit fondamental. En avez-vous conscience… 

Marx : …déclaration conforme à une conception bourgeoise de l’individu, très pointilleuse dès qu’il s’agit de préserver l’ordre social existant. 

Le président : Reconnaissez-vous avoir déclaré que la liberté ne deviendra une réalité pour l’individu que lorsque le mode de production fondé sur l’exploitation de l’homme par l’homme aura pris fin… 

Marx : …oui… 

Le président : … que la liberté vraie ne peut se concevoir qu’au stade supérieur de la société communiste, après le dépérissement de l’état ? 

Marx : Oui. 

Le président : Monsieur, le troisième millénaire étant entamé, et en estimant la date de vos premiers écrits aux alentours de 1840-1850, un calcul mental rapide nous donne pour vos thèses un âge d’un siècle et demi. Un petit pas pour l’humanité, mais un grand pour l’ère industrielle, que vous définissez comme la grande époque des guerres et des révolutions. Pour les guerres, on ne peut pas vous donner tort. Pour le reste, la société communiste et le dépérissement de l’état, pouvez-vous préciser votre pensée, en l’illustrant d’exemples ? 

Marx : ….. 

Le président : Veuillez monsieur, nous citer le nom d’un seul pays dans lequel la société devenue communiste a vu dépérir l’institution étatique ? 

Marx : ….. 

Engels : L’état… 

Le président : Veuillez vous présenter ! 

Engels : Engels Friedrich, né en 1820 à Barmen, en Allemagne, auteur d’ouvrages sur les premières sociétés humaines et co-auteur avec Karl Marx de traités et pamphlets politiques. Je voudrais revenir sur l’état. Il ne devint une réalité qu’avec la division de la société en classes. De Force publique, il n’en a que l’apparence. Il est la force nécessaire au maintien d’un ordre compatible avec les intérêts de la classe dominante. Il faut replacer la question des libertés individuelles dans ce contexte. Quelle liberté pour le prolétaire dans une société qui ne reconnaît son existence qu’en tant que force de travail, qui ne voit en lui qu’un simple agent de production ? 

Le président : Monsieur Engels, nous ne sommes plus au XIX° siècle. Ce prolétaire dont vous parlez a des droits, aujourd’hui, et il en use. Je vous retourne la question : Quelle sera la liberté du prolétaire dans la société que vous appelez de vos vœux ? 

Marx : Dans la société communiste, par définition, il n’y aura plus de prolétaires ! 

Le président : Donc, du jour au lendemain… 

Marx : Non, au cours d’une étape transitoire le prolétariat établira sa dictature… 

Le président : Je vous remercie.

 

Les avocats de Marx sont nombreux dans la salle, philosophes, universitaires, intellectuels de gauche modérée ou extrême, cinéastes, poètes, anciens résistants de toutes les heures –de la première ou de la dernière. Ils sont indignés. Trop habile, ce président qui réussit en quelques minutes à faire prononcer au Grand Maître le mot fatidique, le mot qui condamne, le mot qui tue. Dictature. Ils viennent à la barre les uns après les autres, ces avocats de l’impossible, maîtres du langage, sans jamais se répéter ni s’attarder sur l’argument. Ils récitent, ils déclinent le dogme par tous les bouts, dix orateurs, dix fois le même discours dans des termes, des modulations, des effets toujours renouvelés. Du travail d’artiste.

 -Monsieur le président, dans l’histoire certaines dictatures ont eu un caractère progressiste, regardez la France de Robespierre, la Russie de Lénine… 

-Regardez la Grande Egypte de Nasser, Cuba de Castro, la Chine de Mao, la Roumanie de Ceaucescu, l’Albanie de Hodja, le Vietnam d’Ho Chi Minh, le Cambodge de Pol Pot, dictatures certes, mais tellement riches de progrès social et aussi ne l’oublions pas, bastions anti-impérialistes ! Oh des excès il y en eut, pour ça oui ! De la terreur, de la guerre révolutionnaire, de la violence, de la délation, de la déportation, de la rééducation, de la psychiatrie, il y en eut, pour ça oui … 

L’orateur s’enflamme. Ses amis lui font signe de raccourcir. 

-…des peuples entiers, Monsieur le président, vous entendez, des peuples ont été déplacés, et je suis gentil. Des années après, ceux qui tentaient de retourner dans leur village en étaient chassés, car un nouvel article de la Constitution exigeait un passeport. Je passe sur la chasse aux juifs, je passe sur le chauvinisme Grand Russe, je passe sur la déportation en Sibérie de ceux qui avaient -en libérateurs- pénétré dans les camps de la mort nazis. Je passe sur l’internement, la torture, les aveux, la mise à mort de révolutionnaires sincères par des révolutionnaires de circonstance, bureaucrates sans principes, usurpateurs, je passe sur les génocides. Je passe Monsieur le Président sur beaucoup de grands malheurs et je vais vous étonner. Tout cela était nécessaire ! 

Hurlements dans la salle, l’indignation gagne même les bancs de la défense. On lui fait signe d’aller s’asseoir, d’autres demandent la parole, l’orateur s’accroche à la barre : 

-Oui…tout cela était nécessaire : Car l’Histoire est une lutte de classes, il faut un parti pour mener cette lutte. Au regard de l’Histoire, le Parti a donc toujours raison et ceux qui agissent contre le Parti, ou même hors du Parti, ou encore sans tenir compte de la stratégie du Parti, ceux-là s’excluent eux-mêmes du processus historique, ils doivent être éliminés. 

Murmures dans la salle, qui s’amplifient et deviennent des hurlements en réaction au dernier mot « éliminés ». 

Le président : La révolution serait donc incompatible avec les minorités, les juifs, les héros de la deuxième guerre mondiale, les révolutionnaires d’un autre tendance que celle du …chef ? 

- vous oubliez les koulaks, les ouvriers dont la productivité n’atteint pas la limite basse de la norme du plan, les écrivains, les scientifiques, les sportifs, les cosmonautes, les médecins, surtout celui du secrétaire général, bref la totalité des personnes qui occupent une position sociale critique par rapport à la construction planifiée de la société future…

 Hurlements redoublés. La défense réalise qu’elle est trahie par l’un des siens. Suspension de séance. Concertations. C’est un universitaire de gauche modérée qui est choisi pour rattraper le coup. 

- Monsieur le Président, qui aujourd’hui pourrait se faire l’avocat du diable ? De gauche ou de droite, une dictature est une dictature. Mais il ne faudrait pas qu’on s’égare. Doit-on rendre le Christ responsable des crimes commis par l’Eglise ? 

Le président : Certes non ! 

-Doit-on rendre Marx responsable des crimes commis en son nom après sa mort ? 

Le président : Le prévenu n’est pas jugé pour des crimes, mais pour avoir élaboré des thèses qui ont inspiré un certain type de régime d’où était exclue la liberté humaine, pire : où la détention abusive et le meurtre de millions d’individus furent justifiés au nom de l’édification d’une société nouvelle. Inspirer n’est pas commettre. Marx est accusé de génocide involontaire. 

-S’il fallait juger les inspirateurs de dictatures, Monsieur, il faudrait repousser les murs de cette salle ! 

Le président : Qui vous parle de dictature ?, Nous ne jugeons entre ces murs ni les instigateurs ni les dictateurs. Ces derniers ne supportent ni le dialogue, ni la contradiction, encore moins l’opposition. La tyrannie prive l’individu des libertés fondamentales y compris celle d’exprimer sa pensée. Il s’agit aujourd’hui de bien autre chose. Ayez l’obligeance de regagner votre siège, monsieur, je vais m’expliquer.

Les victimes des déportations, des camps de concentration, des exterminations au siècle dernier n’étaient pas, dans leur majorité, des opposants politiques. Ce ne sont pas les idées qui étaient insupportables, mais les gens. Le citoyen devint l’élément actif d’un système dont l’idéologie reposait sur un axiome. Pour l’un, la lutte des classes, et la nécessaire disparition de celle des capitalistes, pour l’autre, la lutte pour la pureté raciale et la nécessaire disparition des races non germaniques. Dans ce dernier cas, si l’on excepte les années d’instauration du régime où l’opposition devait être éliminée, les victimes du III° Reich ne l’ont pas été à cause de leurs idées, mais parce que leur existence ou leur mode de vie étaient incompatibles avec l’exigence chimérique d’une pureté de la race germanique. En Union Soviétique, le koulak, le paysan ukrainien, le Tatar, le juif et d’autres empêcheurs de nationaliser en rond perturbaient la logique implacable de la lutte des classes, d’ailleurs leurs noms n’étaient même pas mentionnés dans les manuels de l’idéologie officielle.

S’il arrivait au citoyen d’émettre un avis différent, d’être différent, de ne pas trouver sa place dans une société qu’il réprouvait, ou même simplement de ne pas jouer son rôle avec l’enthousiasme réclamé par l’enjeu formidable de la construction d’un monde futur, alors devenait-il pour l’Histoire un obstacle, aux yeux du peuple un ennemi. Un danger pour sa famille, ses élèves, ses patients, ses collègues de travail car dans cet enfer, ce n’était pas le bon sens la chose du monde la mieux partagée, mais la terreur. 

Messieurs Hitler et Staline ne furent pas des dictateurs ordinaires. Leur sujet idéal n’était ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais l’homme qui renonçait à ce qui lui est le plus cher : la liberté intérieure, chez lui, dans son domaine privé, jusque dans son cœur, dans son esprit. Ainsi s’expliquent les aveux des innocents, aveux à peine extorqués parfois, mais déclarés dans l’intérêt supérieur de l’Histoire. Ainsi s’expliquent, au-delà des dénonciations racistes criminelles, les silences de personnes ordinaires commandés certes par la peur, mais aussi par la promesse d’une vie meilleure dans un Reich de mille ans

De l’humanité, Hitler et Staline en ont pris la totalité, la famille, les enfants, les sentiments, la pensée. Ils ont fait de l’homme un tyran par rapport à lui-même. 

 

§

 

Là, cher lecteur, je marque un temps d’arrêt : trou de mémoire. Je me souviens vaguement du réquisitoire. Ricardo et Smith sont accusés d’avoir inspiré le libéralisme économique et ses effets désastreux sur les classes laborieuses, Marx et Engels d’être les initiateurs d’un système politique liberticide. Puis les charges contre Hitler et Staline ont été énumérées. Cela a pris plusieurs jours. On a parlé de millions de victimes innocentes. La cour n’a pas souhaité entendre les accusés. Rien n’a été requis contre eux, le seul mot de « réquisitoire » devenait ridicule. S’ils n’étaient déjà morts, il aurait fallu qu’ils vivent éternellement. Que dans le regard des autres, et jusqu’à la fin des temps, ils puissent évaluer l’ampleur de leurs crimes. Le seul tribunal devant lequel ils auraient pu comparaître, selon le président, c’est l’Humanité.

Puis il s’est levé, et à la fin d’un discours qui marquera les esprits pour les siècles des siècles, il conclut en répétant les trois mots du serment de Buchenwald : 

« Plus jamais ça ! » 

« Assez de misère, assez de drames, assez de souffrances, assez de meurtres ! Alors que nous entrons dans le XXI° siècle, il est temps pour nous de clamer à l’issue de ce procès : c’en est fini du totalitarisme ! »

 

Grincement strident au fond de la salle. La porte d’entrée s’ouvre lentement sur un groupe de silhouettes humaines encagoulées. Un homme s’avance.

 

« Coucou, c’est nous ! »

 

Il porte la barbe et sur sa tête enturbannée trône une petite fusée avec une mèche au bout. A son côté, une grande dame vêtue de noir. Son visage est dissimulé derrière une sorte de grille. Elle porte la main sur sa nuque, détache quelque chose par derrière et rabat la capuche. C’est ma fille. 

J’ai hurlé tellement fort que j’ai réveillé toute la maison. J’étais assis sur le lit, haletant, la porte s’ouvrit brusquement. Mon fils était là, interrogatif. Mon cher enfant ! Un beau garçon gentil comme tout, sérieux et appliqué. 

« Non, non, va te recoucher, j’ai encore fait le même cauchemar, que tu passais le bac, que tu étais recalé sans même passer l’oral. »

 

§