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26/01/2010

XXI- "Le lendemain est un jour qui n'existe pas chez nous"

 Je reçois ce jour une lettre de Tchang :

  

Cher ami,

 

Une petite interruption du journal de Zhu que je continuerai à te faire parvenir, comme promis. Mais je crois utile de te transmettre un texte écrit de la main de mon père (1) à la suite d'entretiens qu'il eut avec Tholan Sinkan (2). C'est ce dernier qui parle :

 

« Les Gens du Voyage disposent d'une très haute technologie qui leur permet de franchir rapidement les distances interstellaires. Nous sommes Terriens d'origine, bien qu'attachés à aucune terre. S'installer, s'établir : voilà des mots qui nous sont inconnus. Nous sommes des nomades. Néanmoins nous gardons en mémoire, de génération en génération, le souvenir et même la nostalgie de notre origine, et nous revenons périodiquement au «pays ». Le sort des terriens ne nous est pas indifférent. Souvent au cours de leur longue histoire, ceux-ci ont dû subir des fléaux naturels, déluges, volcans, séismes. Ils ont dû aussi pâtir de leur propre impéritie, de leur imprévoyance. Des peuples se sont affrontés dans des guerres cruelles pour des causes futiles, des croyances, des préjugés. Ils ont fait subir aux vaincus les pires sévices. Il est arrivé pire : des personnes qui n'étaient pas en guerre ont été exterminées systématiquement pour des raisons ethniques, raciales, politiques ou religieuses. Tout cela, les Gens du Voyage le savent. Contre cela nous ne pouvons rien. D'ailleurs, mes semblables ne connaissent de la violence que les conflits inter-familiaux, les rivalités de clans, ils n'ont jamais exterminé personne, ils n'ont jamais déclaré la guerre à personne. Alors ces violences, ces cruautés, ces guerres entre les hommes, tout cela les dépasse. De la politique, de la philosophie, ils ne savent rien. J'exagère. De philosophie, ils en ont une. Vivre au jour le jour, chanter, danser, aimer, raconter, jouer, découvrir, s'étonner, partir, voilà, surtout : partir. N'y a-t-il pas là de quoi remplir une vie, des vies de millions d'hommes et de femmes jusqu'à la fin des temps ? De politique, ils n'en ont pas : pas de gouvernement, pas de lois écrites, pas de gendarmes, pas de prisons, pas de camps de rééducation, ils se dotent à l'occasion d'un chef, une sorte de vieux sage pour régler les babioles, bref, la vie s'écoule comme elle peut, longtemps elle a été difficile à cause du voisinage des Autres, mais jamais, tu m'entends Phan, jamais avec l'angoisse du lendemain. Le lendemain est un jour qui n'existe pas chez nous.

 

 Je sais ce que tu penses. Comment un peuple aussi inculte -au sens où vous l'entendez vous les Gadjé, c'est-à-dire ne sachant ni lire ni écrire ni compter- a-t-il pu se doter d'une technologie aussi sophistiquée ? Je ne sais pas répondre à cette question. Certes nous avons une réputation de chapardeurs. Mais les calculs mathématiques ne se kidnappent pas aussi facilement que les bijoux et les billets de banque.

 

Quoi qu'il en soit, nous avons les moyens de nous déplacer d'étoile en étoile. Et ces moyens, nous les avons mis à la disposition des hommes. Ce que nous pouvions faire, nous l'avons fait quand l'occasion s'est présentée. A deux reprises, quand l'humanité s'est trouvée en danger, nous sommes intervenus. La première fois, trente-huit millénaires avant la naissance de votre sage Confucius, lors de la première Grande Catastrophe (3), la seconde fois quarante et un millénaires après, à la suite d'un accident nucléaire planétaire. Nous sommes intervenus avec la plus grande diligence, sauvant grâce à nos arches des millions de Terriens, permettant du même coup la survie de l'Humanité sur des planètes du Centaure, de Tien-Kou ou de Vega. »

 

(fin des propos attribués par mon père à Tholan Sinkan)

 

 Je dois apporter quelques précisions, disons au mois un correctif à cette déclaration.

 

 Certes, 38 000 ans avant Confucius la Terre fut secouée par un énorme cataclysme (ou une explosion ?). Mais Sinkan se trompe quand il évoque une intervention des Gens du Voyage pour sauver l'humanité lors de cette première catastrophe. La réalité est tout autre : nous savons maintenant qu'à cette époque, les Terriens avaient développé des modes de propulsion rendant possibles les voyages hors du système solaire à bord de grands vaisseaux. Les Gens du Voyage profitaient de cette technologie, peut-être même plus que les autres : la plupart d'entre eux arpentaient la galaxie au moment de l'accident, un petit nombre seulement dut partager le triste sort de l'Humanité. On sait par ailleurs que quelques centaines d'autres personnes eurent le temps d'embarquer dans des vaisseaux avant la propagation des radiations. Les ancêtres de Sinkan -c'est peut-être ce qu'il a voulu dire- ont probablement guidés ces « Gadjé » vers des mondes que les Gens du Voyage avaient déjà explorés et qu'ils jugeaient habitables : Ch'u-t'an-Hsi-Tu, Anyang ou Astrée, trois planètes accueillantes dans le système du Centaure.

 

 Il reste que, concernant l'accident survenu 40 millénaires plus tard, les propos de Sinkan sont tout à fait crédibles. Car s'étant mis à l'écart du monde terrestre pendant cette longue période de quarante mille ans, les Gens du Voyage ont continué de profiter d'une haute technologie, contrairement aux Terriens qui ont vécu « l'ère blanche », après une survie difficile dans des abris souterrains, des cavernes, et qui ont dû reprendre leur propre histoire au commencement, agriculture, élevage, écriture, religion, philosophie, administration, civilisation...pour en arriver à une technologie capable de mettre un terme -une nouvelle fois- à leur existence.

 Tholan Sinkan ne trompe personne quand il présente ses ancêtres comme des sauveurs de l'Humanité. Et c'est précisément cet aspect des choses qui a gêné si longtemps nos autorités. Les dignes descendants de Confucius que nous sommes ne peuvent admettre :

 

 1/ qu'ils ont commis la faute impardonnable de n'avoir pas su maîtriser leur propre technologie (en l'occurrence l'exploitation de l'énergie nucléaire) ;

 

2/ qu'ils ont été sauvés par d'autres ;

 

3/ que ces « autres » sont des Roms, des Gitans, des Tziganes, des Romanichels, bref, des gens d'ailleurs, des gens bizarres, des a-sociaux, des gens qui s'étaient mis à l'écart du monde civilisé, hors des normes, hors-la-loi. Comment les habitants civilisés d'un Empire où jamais le soleil ne se couche auraient-ils pu reconnaître qu'ils devaient la vie à des manouches ? Un Empire, une planète sur lesquels plus jamais le soleil ne devait se lever ni se coucher, un enfer d'où les Arches des Gens du Voyage les avaient sortis.

 

 Il a donc fallu du courage à Sinkan pour se confier à mon père. Il savait que ce dernier ferait son possible pour révéler les tragiques événements du passé. Iris était morte (4), et son digne protecteur Sinkan avait attendu ce moment pour autoriser Phan à transcrire ses propos. Tholan Sinkan, Iris, Phan ont disparu. Une page se tourne. Se heurtant au chauvinisme, à l'ethnocentrisme, à l'orgueil des peuples, ces trois personnes n'ont pu transmettre à leurs contemporains ce qu'ils savaient de leur propre passé. Il était de mon devoir de t'en informer, toi à qui je disais dans une précédente lettre à quel point il est douloureux pour moi de connaître le sort qui est dévolu à l'Humanité terrienne sans pouvoir rien changer au cours des choses ! Le secret était trop grand pour moi, et par respect pour mon père, je devais donner suite à ce qu'il avait commencé. Comme Confucius, mais plus modestement, « Je n'invente rien, je transmets ».

 

A bientôt mon ami.

 

§

 

(1) Mon père -Phan- était philologue. Ses connaissances des langues anciennes lui permit de traduire les documents retrouvés dans un bocal enfoui sous le sol d'une prison, dans le Grand Ouest asiatique (l'ancienne Europe). Une bonne partie de la Chronologie des Eres terrienne et interstellaire lui est due. Il n'a toutefois pas révélé à ses contemporains l'intégralité du contenu de ces documents. Pourquoi ?

 

(2) Tholan Sinkan : vieil ami de mon père. Il est le descendant de ces Gens qui ont organisé la fuite des Terriens après la Grande Catastrophe. Phan, Iris et moi étions les seuls à connaître ses origines. Il nous a révélé bien des choses sur son peuple et notre propre histoire.

 

(3) cf.: Chronologie des Eres terrienne et interstellaire ;

 

(4) Iris... Sinkan la protégeait comme si elle avait été sa petite fille. C'est elle qui réussit à convaincre le vieil homme qu'il devait parler. Mon père l'appelait la Messagère des dieux. Elle se déplaçait dans un fauteuil, atteinte d'une maladie incurable.

 

16/12/2009

XVI- Silhouette massive, présence de poils...

 Jennifer a bien pris le temps de les observer. Question observation, je me fie à son regard de femme, infiniment plus aigu et pénétrant que le mien. Ils ont le feu, me dit-elle. Silhouette massive, présence de poils sur les parties du corps qui en sont dépourvues chez nous, si l'on excepte les cas de certains individus repérés naguère sur les plages des lacs de Thuringe... Neandertal ? Oui, surtout la silhouette massive, accentuée par des proportions qui auraient surpris et peut-être intéressé Bruegel, Bosch ou les renaissants italiens : la longueur du torse et la petitesse des membres inférieurs. Ce sont des êtres primitifs. Je me souviens cependant en avoir entendu rire, quand au pied de la navette, l'un d'entre eux avait posé mon casque sur le haut de son crâne. Ces gens savent rire. Mon épouse prétend que ce n'était pas le cas des néandertaliens. Ils ne savaient ni parler ni rire. Enfin, d'après ce qu'on en sait dans les laboratoires... jusqu'à ce qu'un jour on découvre sur un ossement un gène témoignant d'une aptitude au langage, et d'une possibilité pour le cerveau de commander nerfs et muscles faciaux ! Bon. Même s'ils ne s'expriment que par cris, au moins ils savent rire. Les humains pourraient en prendre de la graine, y a-t-il meilleur moyen de communication que le rire ? Pour notre part, il nous a manqué, si les hommes s'étaient moins pris au sérieux, il n'y aurait pas eu de guerres, les préjugés et les dogmes en auraient pris un sacré coup, les « Je sais tout » auraient disparu des ondes radios et de la surface de la Terre, planète que nous n'aurions peut-être pas déserté, car au premier Grand Chef qui aurait annoncé la construction d'une centrale nucléaire près d'une zone sismique, la foule pliée en deux aurait répondu par un grand éclat de rire.

 

 Depuis quelques jours, nous avons abandonné nos tentes, et commencé à édifier des cabanes que nous aménageons du mieux que nous pouvons, le bois ne manque pas alentour, ce qui fait défaut par contre, ce sont les outils. Nous avions pensé à tout au moment d'embarquer : vêtements, albums de famille, conserves, jouets pour les enfants, souvenirs en tous genres, jusqu'aux appareils de photographie (alimentés par des piles, vous devinez la suite...) et nous avons fait l'impasse sur le nécessaire. Il est vrai que sur notre bonne vieille Terre, en ce siècle où tout effort physique était devenu superflu, les machines faisant tout à notre place, qu'aurions-nous fait d'une cognée, d'une machette, d'une scie ou d'une pioche ? Le malheur a voulu que nous nous posions sur une planète couverte de forêts, et le mot est faible, je devrais dire futaies : les arbres d'espèces inconnues (à vérifier, je ne suis pas bûcheron) sont d'une taille appréciable, pour certains le diamètre du tronc dépasse les deux mètres. Il nous faut aller loin dans les bois pour couper des arbustes pouvant constituer l'ossature de nos masures, et des branchages pour le treillis des murs. Couper avec quoi ? Des haches semblables à celle que je garde dans ma poche, mais emmanchées, ligaturées. Là je dois m'arrêter quelques instants.

 

 Comment nous sommes-nous procuré ces haches ? J'y reviendrai plus tard. Promis. Car aujourd'hui, il s'est passé quelque chose, j'ai retrouvé un vieil ami.

 

 Les autres occupent le village, ils se sont appropriés les cases après en avoir chassé leurs occupants. Ils sont nombreux, plus forts et surtout sans scrupules. Un de nos voisins de Lao Tseu (Eisenach à l'origine), m'ayant reconnu de loin, fit quelques pas dans notre direction. Cet homme accort, à l'esprit ouvert, est un ancien camarade de classe de Jennifer. Très au fait en matière de bricolage, il nous avait rendu moult services pour aménager notre jardinet, monter des meubles en kit, et même construire un garage attenant à la maison. Il s'approcha et siffla d'admiration. Il était peut-être là depuis un long moment à nous regarder élaguer les branchages, entrelacer les rameaux, creuser les trous pour les poteaux, planter ceux-ci, tasser autour, les lier avec ceux qui supporteront les charpentes. Quand il vit que je l'avais reconnu, il fit quelques pas dans ma direction. Poignée de main, sourire, bonjour, nous étions l'un et l'autre tellement heureux de reconnaître un visage familier dans ce monde étranger enveloppé de mystère ! Il promena son regard alentour. Tous les membres de notre groupe, femmes, hommes, et même enfants s'affairaient autour des constructions. Tandis que deux hommes, les mains vides, s'enfonçaient dans la forêt, d'autres surgissaient, traînant derrière eux une montagne de fagots. Aussitôt, des gamins se précipitaient pour accomplir la tâche qui leur avait été assignée : trier les branches, séparer les plus souples des cassantes, les répartir en plusieurs tas en fonction des longueurs. Helmut, c'est ainsi qu'après plusieurs années de bons et loyaux services, je m'étais permis de le nommer, Helmut restait ébahi.

 

  • - Pourquoi vous donner tout ce mal?

 

Je ramassai un caillou et le jetai adroitement au pied d'un poteau que deux femmes étaient en train de sceller en damant autour avec leurs pieds. A nouveau il rompit le silence :

 

  • - Zhu, tu m'écoutes? Il reste des cases libres, largement assez pour vous tous. Pourquoi vous donner tout ce mal? Les zozos ne reviendront pas, ils ont la frousse.

 

  • - A cause de la fille assassinée?

 

Sa femme était sur le point de le rejoindre, avait-elle l'intention de me saluer, ou s'approchait-elle seulement par curiosité ? Le fait que notre groupe se soit mis à l'écart ne pouvait longtemps passer inaperçu. Le temps qu'Helmut se retourne, elle avait déjà fait volte-face, une fourrure lui couvrait le dos et les reins.

 

  • - Tu disais?

 

  • - Je demandais s'ils avaient peur de nous à cause de ce qui était arrivé à cette jeune fille.

 

  • - Zhu! Ce ne sont même pas des sauvages! Ils crient comme les animaux! Tu as vu comment ils vivent?

 

  • - Je ne sais pas comment ils vivent, mais ils dormaient dans des cases, avant notre arrivée. Et ils étaient tous vivants.

 

  • - Après ce qu'on a vécu nous autres, tu ne crois pas qu'on a droit à quelques écarts?

 

  • - Vous venez d'exproprier une centaine d'innocents, une jeune fille est assassinée, et tu parles d'écarts?

 

  • - Ecoute, mon vieux, pour la fille je ne sais pas. C'est malheureux. Les gars de chez nous ne sont pas tous des enfants de chœur. Pour le reste, qu'on dorme à l'abri avec nos femmes et nos enfants, qui nous le reprocherait? A nous? Après ce qu'on a vécu.. Nous aussi on a été délogés. Pire que ça, ce ne sont pas nos maisons qu'on a quittées. C'est une planète. La planète!

 

  • - Nous n'avons pas été chassés par des hommes.

 

Du chantier, un cri étouffé parvint à nos oreilles :

 

  • - Zhu!

 

Du fond de notre case en construction, Jennifer m'interpellait, probablement lassée par ce long conciliabule avec notre ancien voisin. Sans rien avoir entendu de la conversation, avec le flair que je lui connais, elle en savait autant que moi sur son contenu.

 

  • - J'interdis aux enfants de porter les poteaux, si tu peux venir m'aider!

 

Helmut connaissait ma femme depuis la petite école, ils avaient ri, pleuré, joué, s'étaient chamaillés comme frère et sœur pendant des années, ils avaient passé les vacances ensemble, mais aujourd'hui, sur Astrée, la journée était bien avancée, Proxima déclinait, rouge, sur l'horizon, l'air se rafraîchissait et Helmut, laissant retomber ses bras sur les cuisses, me dit bonsoir et s'en retourna vers les siens, dans le village déserté par ces gens que dorénavant je n'appellerai plus les sauvages.

 

 A partir de ce jour, sans l'avoir décidé, les personnes de notre groupe prennent leurs distances avec ceux du « village ». Les quelques centaines de mètres qui nous séparent deviennent une marge infranchissable. Autant pour eux que pour nous. Même leurs enfants ne s'approchent pas. Quand aux indigènes, ils se sont réfugiés avec leurs familles dans les profondeurs de la forêt, nous savons qu'ils nous observent discrètement. Mieux que ça : il s'est passé quelque chose d'imprévisible. Au cours de leurs explorations et de leurs jeux, nos enfants ont rencontré les leurs. Après quelques moments d'expectative, ils se sont approchés. Ils ont vite fait connaissance. Ils ont l'air de bien s'entendre au point qu'on entend leurs rires résonner dans la futaie. Ils font des échanges. Leurs jouets disparaissent, on les voit revenir avec des lames et des haches en jade (c'est la pierre la plus répandue par ici). Ces outils à coup sûr leur ont été confiés par leurs parents qui ont deviné nos projets de construction. A ce propos, sans l'avoir voulu, nos cabanes ressemblent à leurs cases sauf l'absence de pisé, nous sommes semble-t-il en saison sèche (du moins je l'espère, je veux dire : j'espère qu'il y a des saisons, des pluies, du beau temps, de la neige...) et l'eau est rare. Nous colmaterons les murs quand le temps sera humide et quand la glaise nous collera aux pieds.

 

 Jennifer est perplexe. Les enfants, qui pour l'instant sont les seuls à approcher les Autres, nous informent sur leurs activités. Ils n'ont pas tenté à ce jour de reconstruire quelque chose qui ressemblerait à un village, ils vivent et dorment à la belle étoile. Ils chassent. Leurs armes sont rudimentaires : épieu, fronde, hache avec lesquelles ils tuent des lapins, des ovins sauvages et des chevreuils. Comment ces animaux sont-ils arrivés là ? Comment peut-il y avoir ailleurs que sur Terre des animaux terrestres ? Comment peut-il y avoir sur Terre des animaux semblables à ceux d'Astrée ? Jennifer me fait remarquer qu'on pourrait en dire autant des humains, ou de ce qui leur ressemble... Combien y avait-il de chances pour qu'existent à quatre années lumière de distance, des êtres vivants aussi ressemblants ? Une sur combien de milliards ?

 

§

 

10/12/2009

XV- Désemparé, au-dessus du corps ensanglanté d'une jeune fille

 

       

 Cher ami,

 

voici la suite du journal de Zhu, rédigé probablement quelques jours après son arrivée sur Astrée,

 

amicalement,

 

Tchang

 

 

  (...) Laissant leurs femmes et leurs enfants sur place au pied de la navette, quelques hommes coururent avec moi vers le village. Celui-ci était constitué de cahutes (de loin elles ressemblaient à des huttes faîtes en rondins et couvertes de branchages, mais c'étaient plutôt des cases semblables à celles de nos ancêtres, les ramures étaient liées par de l'argile). Les cris ne provenaient pas des nôtres, mais bien des indigènes. On les voyait, courant et gesticulant, sortir des habitations et tourner en rond sur la place, ils hurlaient et semblaient s'arracher les cheveux. Leur effroi était tel qu'ils ne nous virent pas arriver. Puis ils disparurent dans le bois tout proche. Nous n'entendîmes plus alors que des gémissements.

 

 Nous étions quatre. Nous étions convenus de rester groupés. A l'entrée de la case la plus proche, nous croisâmes un des nôtres qui en sortait, les bras chargés de victuailles et d'un sac qui devait peser son poids, à voir avec quelle difficulté il parvenait à maintenir l'ensemble contre son corps. Il ne leva pas les yeux sur nous et s'en fut vers un groupe d'individus qui lui faisaient de grands signes.

 

 L'intérieur de l'habitation était sens dessus dessous. Nous ne connaissions pas son état avant l'arrivée des « conquérants », mais on pouvait facilement deviner que ce désordre était l'œuvre de ces derniers. Que cherchaient-ils ? Evidemment des trésors, des richesses, peut-être de l'or ou des pierreries. Sur le sol étaient répandus des fruits, sortes de bananes mais plus grosses et moins longues que celles que nous connaissons, certaines écrabouillées sur des linges fripés entassés sur le sol, parmi des tessons de céramiques et de verreries. Cet énorme tas de linge nous intriguait. En le soulevant, une jambe apparut, un corps dénudé couvert de sang. Nous restâmes là, un long moment figés, terrifiés. De ma vie je n'avais vu un cadavre. Des horreurs, oui, comme gardien de prison, j'avais plusieurs fois dû intervenir pour prévenir ou empêcher un suicide ou un meurtre, cela faisait partie de mon travail, et puis quand on est dans l'action, peu de place est laissée à l'émotion. Mais ici, quelques heures, que dis-je quelques minutes après notre atterrissage sur Astrée, je me trouvais, désemparé, au-dessus du cadavre ensanglanté d'une jeune fille, ou plutôt, vu la petite taille du corps : d'une adolescente à qui j'aurais donné à peine douze ans.

 

 Un crime avait été commis. Par l'un des nôtres. L'homme que nous avions croisé avait disparu, on l'avait seulement vu se fondre dans le groupe de Terriens qui occupait le centre de la place. D'ailleurs là-bas, tout ne semblait pas aller pour le mieux. L'écho de discussions assez vives parvenait jusqu'à nous, nous observions cela de loin depuis l'entrée de la hutte. Je ne saurais dire pourquoi nous restions plantés là. Emotion, stupeur, nous ne savions quoi dire, d'ailleurs aucun d'entre nous n'avait prononcé le moindre mot depuis notre triste découverte. Mais l'indignation ne devait pas tarder à prendre le dessus. Nos regards se croisèrent. L'un de nous retourna près du corps pour s'assurer du décès, ce que nous avions déjà fait plusieurs fois. Il revint sans rien dire, faisant un signe négatif de la tête.

 

 Pourquoi restions-nous plantés là ? Parce que nous étions impuissants. Disons-le sans détour : par lâcheté. Parce que nous avions peur des « nôtres ». Je ne sais pourquoi je continue à les appeler ainsi... Ils se disputaient . Allez savoir, peut-être simplement à cause d'un désaccord concernant le partage du butin ? Et nous serions arrivés, en justiciers, la gueule enfarinée, pour leur asséner une leçon de morale, pour leur tenir un discours philosophique sur la fraternité humaine, l'inviolabilité des droits humains, pourquoi pas sur le bon sauvage ? En insistant sur la chute de l'homme, survenue ce jour à chasser de nos mémoires où un premier dit : « Ceci est à moi ! ». Non. Je n'ai jamais autant maudit les philosophes qu'aujourd'hui. Et au cours de ma vie, face aux difficultés, quand sang froid et réflexion étaient nécessaires, les philosophes ne furent d'aucun secours, je les trouvai même encombrants.

 

 Peut-être me trompai-je sur la moralité de ces hommes, ces disputes auraient pu être le signe d'un désaccord sur leur manière d'agir, certains se montrant plus humains que les autres ? L'expression de haine que nous lisions sur les visages de ces individus attroupés et débattant bruyamment sur cette place nous dissuada d'intervenir. Pour le moment. Car le groupe se dispersa à nouveau, et comme quelques-uns retournaient vers la navette, nous les interpellâmes. 

 

  • - Nous avons découvert le corps sans vie d'une jeune fille dans cette hutte.

 

Ils nous dévisagèrent, j'en reconnus certains. Il faut rappeler que les passagers de cette navette était tous du secteur « Thüringerwald » dans l'arche Sesostris. D'origine asiatique ou germanique, nous vivions en bonne entente dans la même région, entre Weimar et Erfurt, et nous parlons la même langue. Surpris, ils nous suivirent. La vue du cadavre les laissa aussi muets que nous. L'idée nous vint d'aller chercher de l'eau afin de nettoyer les souillures et le sang sur le visage et le corps, avant de recouvrir celui-ci. Mais l'eau ? L'idée nous vint: y avait-il de l'eau chez ces gens-là ? On ne peut pas vivre sans eau. Nulle part. Les Gens du Voyage nous auraient-ils secourus pour ensuite nous condamner à  mourir de déshydratation à quatre années-lumière de chez nous ?

 

 Nous parlementions à l'intérieur de la hutte, quand j'entendis cet appel de Jennifer : « Zhu ! » venant du dehors. A contre-jour se dessinait la silhouette d'un taureau debout, les cornes dressées. A ses côtés se tenait, immobile et soutenue par deux jeunes hommes la femme âgée de tout à l'heure. Ils étaient entourés ou plutôt suivis d'un groupe d'hommes, de femmes et d'enfants, ceux qui étaient restés près de nous au pied de la navette. Le chaman fit quelques pas en arrière, comme pour nous laisser le passage. Nous sortîmes. Il s'écarta à son tour. Escortée des deux hommes, la « souveraine » entra (Zhu s'autorise cette qualification, ce que nous observâmes de ce peuple par la suite lui donna raison. Tchang). Le chaman baissa la tête, les cornes frôlèrent le linteau de l'ouverture. Un long silence s'ensuivit. Nous ne pouvions rien voir, nous étions en pleine lumière et l'intérieur de l'habitation était trop sombre. Jennifer se colla contre moi, me dit que les enfants étaient en sécurité près des tentes qui avaient été déchargées avec le reste du matériel et des bagages, puis montées en cercle autour d'un feu. La navette était repartie vers Sesostris pour débarquer d'autres migrants.

 

 Pour nous, il n'était plus question d'aller chercher de l'eau, ni même de nous approcher du corps. Nous nous sentions coupables. Les indigènes du groupe à l'extérieur ne levaient pas la tête sur nous, mais sous leurs arcades proéminentes qui abritaient des yeux qu'on avait déjà remarqué petits et perçants, nous devinions le regard accusateur. D'ailleurs ils marmonnaient, de leur groupe nous parvenaient des sons bizarres, qu'on ne pouvait comparer à aucune des langues connues de nous. De ces gens on ne peut dire qu'ils parlent, mais plutôt qu'ils émettent des grognements qu'ils accompagnent de gestes, de mimiques, si bien que pour se comprendre, ils sont dans l'obligation de se regarder. Voir, tendre l'oreille, geindre et gesticuler tour à tour, voilà quels sont leurs moyens de communication.

 

 Un grognement nous parvint de l'intérieur de la case. Aussitôt quelques indigènes y entrèrent. Ils en ressortirent quelques instants après, portant le corps de la défunte emmailloté dans des linges, suivis de la reine et de ses guides. Celle-ci regardait droit devant elle, nous formions sans le vouloir une haie d'honneur. Dans ma poche, mes doigts caressaient la surface de la hache en jade.

 

 J'aurais voulu revenir quelques heures en arrière, débarquer à nouveau sur cette planète, courir vers ces gens, leur parler.

 

 

                                                                §