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18/03/2010

Pourquoi taire les crimes du communisme ?

  Poursuivant mon voyage parmi les livres, en voici un que je n'avais pas ouvert depuis quarante ans. Page 14, c'est Lénine qui parle, il fulmine contre Kautsky :

 

« La démocratie prolétarienne est un million de fois plus démocratique que n'importe quelle démocratie bourgeoise ; le pouvoir des soviets est des millions de fois plus démocratique que la plus démocratique des républiques bourgeoises.

Pour ne pas remarquer cela, il faut être consciemment un valet de la bourgeoisie, ou un homme politiquement mort, incapable derrière les poussiéreux livres bourgeois, de voir la réalité vivante, imprégné de préjugés démocratiques bourgeois et, de ce fait, devenu objectivement un laquais de la bourgeoisie. » (1)

 

 Je lisais ces lignes dans les années soixante, et je les approuvais, avide que j'étais -comme des millions d'étudiants de par le monde- de changer la vie. C'était l'époque aussi où l'on pouvait penser que quelque chose de positif s'était passé à l'est, qu'en dépit de la période noire du stalinisme, des points avaient été marqués contre l'injustice sociale, l'égoïsme mercantile, le capitalisme fauteur de guerre... C'était l'époque aussi où dans les cercles universitaires, mais aussi dans le monde ouvrier, la révolution d'octobre était présentée comme l'exemple de ce qu'il fallait réaliser à l'échelle mondiale. C'était l'époque aussi où l'on ne savait pas tout, et quand on en savait un peu on se voilait la face afin de mieux condamner l'impérialisme américain coupable des massacres au Vietnam et de tous les maux à l'échelle planétaire.

 

 Aujourd'hui, imprégné que je suis de préjugés démocratiques bourgeois, et des lectures des écrivains « contre-révolutionnaires » Soljénitsyne, Martchenko, Grossman, Sakharov, London, Daix, regardant vers le passé, je mesure à quel point je me suis trompé, et chose plus grave, comment j'ai pu tromper les autres. Je titre cet article « Pourquoi taire les crimes... », et je réalise qu'en même temps, c'est ma propre bêtise, mon propre aveuglement que je n'ai pas le droit de taire, ne serait-ce que par respect pour celles et ceux qui me connaissent, et qui sont en droit de se demander comment j'ai pu en arriver à condamner aujourd'hui ce que j'adulais hier. N'exagérons rien, je n'adulais personne, et j'avais raison de vouloir changer le monde. J'avais tout faux sur les moyens. Moins que d'autres cependant, quand les chars russes ont écrasé le Printemps de Prague en Août 1968, je n'ai pas gardé le silence comme l'a fait une bonne partie de la gauche. Je m'arrête là. Pour répondre à ceux qui n'ont jamais de mots assez durs pour cataloguer ceux qui ont quitté le terrain de la lutte des classes, je dirai que si j'ai changé d'idées, je suis resté fidèle à mes principes : justice, liberté, démocratie, laïcité, et tout cela sans avoir de comptes à rendre à personne, sans être encarté dans un parti.

 

 Donc pour Lénine, « la démocratie prolétarienne est un million de fois plus démocratique que n'importe quelle démocratie bourgeoise. »

 

§

 

 Les crimes ou appels aux crimes cités ci-dessous sont extraits du Livre noir du communisme .- Stéphane Courtois, Nicolas Werth, Jean-Louis Panné, Andrzej Paczkowski, Karel Bartosek et Jean-Louis Margolin édité chez Robert Laffont, 1997, ouvrage dont j'ai déjà parlé dans un précédent article ; voir les références précises dans les notes.

 

 

  • - Le 9 août 1918 Lénine télégraphia au Comité exécutif de la province de Penza d'enfermer «les koulaks, les prêtres, les Gardes blancs et autres éléments douteux dans un camp de concentration» (2)

 

  • - Parmi les «éléments douteux» à arrêter préventivement figuraient les responsables politiques des partis d'opposition dont la presse avait été réduite au silence et les représentants chassés des soviets;

 

  • - Dans la Pravda du 31 août 1918: «Travailleurs, le temps est venu pour nous d'anéantir la bourgeoisie, sinon vous serez anéantis par elle. Les villes doivent être implacablement nettoyées de toute la putréfaction bourgeoise. Tous ces messieurs seront fichés et ceux qui représentent un danger pour la cause révolutionnaire exterminés...(...) L'hymne de la classe ouvrière sera un chant de haine et de vengeance.» (3)

 

  • - Le même jour, Dzerjinski a déclaré, dans un «Appel à la classe ouvrière»: «Que la classe ouvrière écrase, par une terreur massive, l'hydre de la contre-révolution! Que les ennemis de la classe ouvrière sachent que tout individu arrêté en possession illicite d'une arme sera exécuté sur-le-champ, que tout individu qui ose faire la moindre propagande contre le régime soviétique sera aussitôt arrêté et enfermé dans un camp de concentration!» (4)

 

  • - Le 5 septembre 1918 le gouvernement soviétique légalisa la terreur par le décret «Sur la Terreur rouge»: «Dans la situation actuelle, il est absolument vital de renforcer la Tcheka (...) de protéger la république soviétique contre ses ennemis de classe en isolant ceux-ci dans des camps de concentration, de fusiller sur-le-champ tout individu impliqué dans des organisations de Gardes blancs, des complots, des insurrections ou des émeutes, de publier les noms des individus fusillés en donnant les raisons pour lesquelles ils ont été passés par les armes.» (5)

 

  • - Le 16 mars 1919 les détachements de la Tcheka prirent d'assaut l'usine Poutilov défendue les armes à la main. 900 ouvriers environ furent arrêtés. Au cours des jours suivants près de 200 grévistes furent exécutés sans jugement...

 

 

Si ces déclarations ne suffisaient pas pour convaincre les incrédules de la politique génocidaire du communisme soviétique AVANT STALINE, cette déclaration de Zinoviev en Septembre 1918 est-elle authentique:

 

  • - «Pour défaire nos ennemis, nous devons avoir notre propre terreur socialiste. Nous devons entraîner à nos côtés disons quatre-vingt dix des cent millions d'habitants de la Russie soviétique. Quant aux autres, nous n'avons rien à leur dire. Ils doivent être anéantis.»? (6)

 

  • - La répression de l'insurrection de Kronstadt: plusieurs centaines d'insurgés passés par les armes, en avril-juin 1921, 2103 condamnations à mort et 6459 condamnations à des peines de prison ou de camp;

 

  • - Fusillade de dizaines de milliers d'otages ou de personnes emprisonnées sans jugement et massacre de centaines de milliers d'ouvriers et de paysans révoltés entre 1918 et 1922;

 

  • - Assassinat de dizaines de milliers de personnes dans les camps de concentration à partir de 1918;

 

§

 

 

 Les crimes du fascisme et du nazisme commis avant guerre en Allemagne: persécution des juifs, des communistes, des sociaux-démocrates et démocrates, construction des camps allemands (Dachau, Buchenwald) ont été connus pratiquement en temps réel. Les crimes commis, et le pire de tous, le génocide nazi de 6 millions de juifs, des tziganes et éléments désignés comme asociaux ont été connus avant la fin de la guerre, quant à l'ampleur des monstruosités elle fut révélée au monde quand les troupes alliées ouvrirent les portes des camps. A Nuremberg, qui fut le haut lieu du nazisme, un tribunal international a jugé et condamné les auteurs des crimes, pas tous certes, car nombre d'entre eux avaient eu le temps et les complices nécessaires pour échapper à la justice, mais enfin, ce procès a eu lieu, son rôle éducatif fut incontestable. Dès lors le fascisme, surtout sous sa forme nazie, est devenu le symbole de l'inhumanité. Des milliers de livres ont montré, expliqué, condamné la terreur et l'enfer vécus par les peuples des pays occupés par l'armée allemande. Les programmes et manuels scolaires ont montré aux jeunes générations ce qu'était la bête immonde, des millions d'élèves des pays d'Europe se sont rendus avec leurs professeurs sur les lieux du crime, d'autres ont entendu des témoins, des rescapés de la déportation. En France, chaque année des élèves visitent le camp de Drancy, se rendent au Mémorial de la Shoah, au Struthof. Récemment, un président a demandé aux enseignants de lire la dernière lettre d'un jeune héros de la résistance aux occupants nazis. Des poèmes, des chansons ont été composés par les plus grands artistes, des films ont été tournés, il n'est pas un seul grand cinéaste qui n'ait abordé cette tragédie, certains avec un talent extraordinaire, je pense à .... (Holocauste), à Claude Lanzmann (Shoah), Alain Resnais (Nuit et brouillard), Spielberg (La liste de Schindler), Benigni (La vie est belle) et bien d'autres... Chaque année, des commémorations rassemblent, autour de gens qui ne peuvent pas oublier, d'autres qui ne le veulent pas. Et si par malheur, animés par le racisme ou l'antisémitisme, des nostalgiques du nazisme, révisionnistes de l'histoire et négationnistes du génocide s'expriment dans les médias ou par la publication d'articles ou de livres, la loi aujourd'hui permet de les traduire en justice.

 

 Savoir si la somme de toutes ces énergies mobilisées contre la barbarie saura empêcher le retour de celle-ci, si les jeunes générations sauront maintenir haut le flambeau de la liberté et de la démocratie, par respect pour nos enfants et petits enfants, nous n'avons pas le droit d'en douter.

 

 Maintenant que ces choses-là sont dites, on peut s'étonner qu'il fallût attendre les années soixante et soixante-dix pour que les crimes commis à l'est, en Russie soviétique fussent révélés au public. Deux poids, deux mesures. Pourquoi ? J'ai écrit dans un article précédent que la comparaison du nombre des victimes du nazisme et du communisme, sorte de tableau de chasse des totalitarismes du vingtième siècle, n'avait aucun intérêt. Je disais que cette comparaison contribuait à relativiser le meurtre organisé et planifié de six millions de juifs par les nazis, crime qualifié par certains antisémites « de guerre » ou de « détail de l'histoire ». La folie meurtrière des tyrans du vingtième siècle ne se juge pas seulement au nombre des victimes, mais aussi aux souffrances, aux vexations, aux déportations forcées, aux tortures, aux persécutions, aux dénonciations, aux menaces, à l'enfermement, aux privations de toutes sortes, surtout des libertés, à la surveillance continuelle, à la peur de la police secrète, jusqu'à la méfiance vis-à-vis du voisin, de l'ami.

 

 Les deux systèmes ont été à l'origine d'une tragédie sans précédent dans l'histoire, leurs Führer ou Petit Père des peuples ont fait régner la terreur sur un continent et au-delà. Quand il était midi pour un détenu au Struthof en Alsace, il était minuit pour le détenu de la Kolyma en Sibérie orientale. Sur deux continents, il était bien minuit dans le siècle. L'univers concentrationnaire fut un empire où pendant des années le soleil ne se coucha pas. De la côte atlantique à l'extrême est sibérien, femmes, hommes et enfants furent persécutés parce qu'ils étaient nés, parce qu'ils étaient Juifs, Tziganes, Ukrainiens, Baltes, Moldaves, Bessarabiens, Allemands de la Volga, Tatars, Tchétchènes, Ingouches. D'un bout à l'autre du continent, des démocrates, des socialistes, des communistes, des anarchistes, des gens sans parti avides seulement de liberté, des dissidents, des résistants ont accompagné ces innocents dans les camps de travail forcé, de concentration ou d'extermination. L'ampleur du crime est si bien partagée des deux côtés qu'on peut se demander si la différence, l'opposition déclarée des programmes politiques entre les deux systèmes garde une valeur pour les sciences politiques. Après tout, un mort est un mort, qu'il ait été assassiné d'un coup de crosse par un SS, ou d'une balle dans la nuque par un agent du Guépéou. Des villages ont été rasés et leurs villageois brûlés par des divisions SS près de chez nous, et plus loin et bien avant, en 1918 en Russie soviétique, au temps de la Terreur Rouge des villages furent le lieu d'atrocités.

 

 Et pourtant, deux poids, deux mesures. Les crimes commis par les nazis furent condamnés, mille fois condamnés. Les crimes commis au nom du communisme : tus, cachés, pire : excusés, atténués, relativisés. A peine révélés, déjà oubliés. Pourquoi ?

 

 En 1968, quand un trotskyste se déclarait solidaire du Printemps à Prague, des militants de l'Union des Etudiants Communistes l'accusaient d'être un agent de la CIA. Bien avant, en 1956, quand les ouvriers hongrois s'insurgeaient contre le régime stalinien, les partis communistes les accusaient d'être des contre-révolutionnaires, et les intellectuels prétendument éclairés en Occident se taisaient, comme ils se sont tus pour la plupart quand de courageux dissidents soviétiques tentaient d'alerter l'opinion internationale sur les persécutions des opposants. Les révélations des Soljénitsyne, Chalamov, Poretsky, Plioutch ont été tièdement accueillies, et pas seulement par les tenants de l'idéologie officielle, mais aussi par une bonne partie de l'opinion, intellectuels en tête, union de la gauche et programme commun obligent.

 

 Mais l'union de la gauche n'explique pas tout. Il y a des causes plus profondes, qui ont des racines plus anciennes. Le communisme est un courant du mouvement ouvrier qui a été porteur d'une espérance pour des millions d'hommes à l'échelle planétaire. De la Commune de Paris à la révolution d'octobre 1917, les révolutionnaires inspirés du marxisme, du socialisme ou d'idées libertaires ont lutté pour une société débarrassée de l'exploitation et de la misère. En Allemagne, en France, dans la plupart des pays d'Europe, en Amérique du nord, le mouvement ouvrier s'est construit, nourri de la théorie de la lutte des classes élaborée par Marx et Engels. L'origine du communisme est là, non pas enfermée dans un livre, mais ancrée dans l'histoire des luttes ouvrières, le développement du syndicalisme, de l'internationalisme prolétarien. Rien de comparable avec le fascisme ou le nazisme qui n'ont d'autres racines que la culture de la haine et comme têtes pensantes les théoriciens de la supériorité d'une race sur le reste du monde. Nous sommes placés devant ce paradoxe : le communisme est dans l'histoire des idées, celle qui a été pour des millions d'individus à l'échelle planétaire la plus porteuse d'espoir, et pour cette raison précisément, celle qui pouvait excuser la pire des escroqueries. On condamne la préméditation, le malfaiteur, le criminel par intérêt. On dit qu'il a le mal dans la peau. Mais on pardonne à celui qui fait du mal sans l'avoir voulu, au maladroit animé de bons sentiments. Pour nombre d'observateurs -pas toujours objectifs il faut le dire- le communisme n'est pour rien dans les crimes qui ont été perpétrés en Russie, dans les pays de l'est européen, en Chine, en Corée, au Vietnam, au Cambodge, à Cuba, ce qui est en cause c'est son application. Il est facile de répondre par une question : pouvez-vous citer un pays où le système communiste aurait été expérimenté sans commettre de crimes ?

 

 Mettre en cause l'URSS, c'était s'en prendre au communisme, donc au mouvement ouvrier tout entier. En religion, cela s'appelle sacrilège, blasphème. En politique, reniement, trahison.

Reniement, renégat, voilà un terme qui traduit parfaitement le jugement sans appel qui est porté sur ceux qui un jour ou l'autre susurrent une critique, ou élèvent carrément la voix, voir la violence avec laquelle Lénine rejetait les critiques qui étaient adressées par d'anciens compagnons de route au pouvoir bolchevik (7). Les idées totalitaires ont toutes leurs renégats, puisque par définition, elles se suffisent à elles-mêmes et ne souffrent aucune discussion. Regardez comment les fondamentalistes de l'Islam regardent les plus modérés, sans parler des pires de tous, ceux qui quittent le navire, les apostats.

 Les communistes qui élevaient la voix en URSS et dans les démocraties populaires étaient soient passés par les armes, soient déportés, en tous les cas contraints à des aveux de crimes qu'ils n'avaient pas commis. Ils étaient (le mot est apparu du vivant de Lénine) des ennemis du peuple. Ce qui justifiait la pire des punitions.

 

 En 1989 le mur de Berlin a cédé devant l'assaut des peuples, emportant avec lui le rideau de fer qui partageait le continent, maintenant sous le joug totalitaire des millions d'Européens. Le communisme aurait-il fait long feu ? Ce n'est pas certain. En tout cas, pas dans les esprits. Il y a la crise du capitalisme et ses conséquences dramatiques pour les peuples sur cinq continents, au nord et au sud, la misère, le chômage, le désespoir. Voilà revenus les ferments qui alimentent les idéologies les plus extrêmes, idéologies qui n'ont nul besoin de développer des discours alambiqués pour convaincre des gens qui, n'écoutant plus personne, risquent d'accorder foi au slogan du premier bonimenteur venu. Il a suffi de quelques milliers de révolutionnaires professionnels pour venir à bout de deux cent millions d'hommes en Russie, à quelques centaines d'illuminés antisémites et revanchards allemands pour mettre le feu à l'Europe. Plus que jamais en temps de crise, la démocratie est à défendre, et pour cela, il faut oser regarder le passé, en tirer tous les enseignements, ne rien cacher, même si parfois pour certains, et j'en suis, c'est un effort douloureux.

 

§

 

 

(1) Lénine.- La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky ;

(2) Lénine.- Polnoie sobranie socinenii, Œuvres complètes, vol. L, p.143 ;

(3) Pravda, 31 août 1918 ;

(4) Izvestia, 3 septembre 1918 ;

(5) Izvestia, 10 septembre 1918 ;

(6) Severnaia Kommuna n°109, 19 septembre 1918 ;

(7) La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky ;

 

15/03/2010

XXV- Des Crô et des Kâ

 

 30° jour :

 

 Sans trop se faire prier, Yah a suivi Jennifer dans notre case. J'ai fait la leçon aux enfants, qu'ils cessent de la fixer du regard, ce n'est pas une bête curieuse. Certes, elle est nue, mais plus que la nudité de cette jeune fille, ce qui les surprend, c'est sa stature différente de la nôtre, sa démarche discrète, furtive, son silence. Elle reste près de Jennifer, quand elle la quitte des yeux, c'est pour examiner les objets qui meublent notre lieu de vie. Elle ne touche à rien. Ah si... le petit poste de radio, elle n'a pas résisté à l'envie de pousser le bouton rouge marche-arrêt. Au déclic elle a esquissé un sourire, son premier depuis qu'elle est parmi nous. Par bonheur, ce poste n'émet plus aucun son, et n'émettra jamais plus, faute d'accus. Je crois qu'elle aurait sursauté, surprise qu'un objet inerte ait pu produire la voix ou la musique.

 

 Crô et l'autre sont restés un moment à l'extérieur, nos compagnons n'ont pas osé s'approcher d'eux, de crainte de les faire fuir. Le sentiment des ...natifs ? est partagé (je ne sais pas comment les nommer, peut-être ont-ils un nom ? A voir avec Jennifer qui sait tout sur eux, apparemment). Ils brûlent de curiosité et en même temps nous leur faisons peur. Le souvenir des scènes abominables quand les « nôtres » les ont chassés de leur village ? Comment pourraient-ils, victimes de l'infamie et du crime, faire confiance aux humains que nous sommes ? Yah les a rejoints, Jennifer les accompagne, la forêt s'est refermée sur eux,. Elle reviendra ce soir.

 

 A son retour, elle m'apprend que les horribles « conquistadores », ceux des nôtres qui s'étaient emparés du village des Naturels (je les nomme définitivement ainsi, c'est le terme qui me paraît le plus conforme à la vision du monde partagée par les gens qui restent avec nous dans ce camp, un terme dépourvu de toute coloration ethnocentrique, encore moins raciste), où en étais-je ? Oui ces criminels, donc, n'oublions pas qu'ils ont tué une jeune fille, ont déserté le lieu de leur crime, probablement pour semer le mal ailleurs. Le village revient donc de fait aux Naturels. Je demande à Jenny s'ils l'ont déjà réinvesti. Elle me dit que cela ne se fait pas comme cela, ce lieu a été profané. Il faut le consacrer à nouveau. Le père spirituel du clan, le vieux Kâ, tient conciliabule avec le Taureau. Jennifer l'appelle ainsi, deux cornes se dressent sur sa tête, c'est le chaman, il est en rapport avec la divinité. La Souveraine participe à ce conseil, c'est elle qui aura le dernier mot, ce qui veut dire que les tractations seront longues, elle est très âgée, malade, et n'a plus toute sa tête. Je me rappelle maintenant sa révérence lors de notre arrivée, elle tremblait de tout son corps, j'ai dans ma poche cette petite hache en jade poli, elle ne me quitte pas.

 

 La question qui me brûle les lèvres depuis le premier jour, je la pose à ma compagne : pourquoi ces cornes de taureau ? D'où viennent-elles ? Depuis un mois que nous parcourons la campagne, jamais nous n'avons aperçu un animal d'une taille supérieure à celle d'un lapin. Nous n'avons rencontré ni chèvre, ni mouton, ni antilope, ni bétail d'aucune sorte. Elle me dit que ces cornes ne sont pas nécessairement celles d'un taureau, elles pourraient s'être dressées un jour sur le crâne d'un zébu, d'un buffle, ou pourquoi pas d'un aurochs. Quand elle dit « un jour », elle accompagne le mot d'un geste ample, elle veut dire : il y a très longtemps.

 

 Comment Jenny peut-elle savoir tout cela ? Par les confidences du vieux Kâ. Il sait se faire comprendre. Elle me disait hier qu'ils s'étaient liés d'amitié, qu'ils s'étaient inventé un baragouin qui leur permet de communiquer. Kâ nous ressemble, son crâne est semblable au nôtre, malgré son grand âge, sa démarche est gracile et souple. Ses yeux pétillent de malice. Voilà tout ce que me dit ma chère épouse. Moi, je n'ai pas encore rencontré le personnage, je brûle de le connaître. Kâ est très influent dans le clan, il est toujours de bon conseil. Depuis quelques jours cependant, ses yeux ne pétillent plus. Contrairement à son habitude il parle peu. Jenny me dit ne pas comprendre, elle est soucieuse.

 

 Donc, le village a été déserté, et les Naturels ne l'ont pas encore réinvesti. J'ai annoncé cette nouvelle à mes compagnons. Ils proposent qu'on s'y rende aujourd'hui même, pour voir. Le jeune Xu sera bien sûr du voyage. Renfrogné ne dit rien, je devine qu'il en sera aussi.

 

§

 

 

 Ce soir, je montre mon journal à Jennifer. Elle éclate de rire. Comment les appelles-tu ? Les Naturels ? Mon pauvre vieux, il faudra qu'un jour on cesse de voir le monde à travers la lorgnette embuée de nos préjugés. Ces gens sont aussi peu naturels que nous. Ils ne nous ont pas attendu pour organiser leurs relations sociales. Il n'est pas à exclure que dans certains domaines ils nous dament le pion. Je dois cependant admettre notre supériorité en matière de violence et dans l'art de la guerre. Et encore, pour leur défense, je dirais qu'ils n'ont aucun mérite, n'ayant pas d'ennemis hormis les Terriens qui viennent de débarquer, et le monstre qu'ils tiennent pour invincible. Bon, quant au nom de leur race, il y en a deux qui se rapportent à leurs origines : les Crô (comme les deux et Yah, la jeune fille qui m'accompagnaient) et les Kâ (comme le vieil homme qui m'apprend tout cela). Leur clan est unique (ils n'en connaissent pas d'autre, il faut dire qu'ils voyagent très peu, la région leur apporte tout ce qu'ils désirent), et comme ils ne connaissent pas d'autres clans, d'autres Crô, ni d'autres Kâ, ils ne se nomment que pour se distinguer des animaux mammifères. Quadrupède : Ahr ; bipède : Ahrt. Ils prononcent ahr comme le ach de chez nous (en germain).

 Tard dans la soirée, Jennifer s'est rendue au ruisseau, qui s'est transformé en torrent après trente heures de pluie ininterrompue. Elle a fait une toilette complète. Elle est maintenant plongée dans un sommeil profond. J'attendais mieux. Mais je comprends, je crois qu'elle n'a pas dû beaucoup dormir pendant ses investigations chez les « Ahrt ». Allez, pour cette première fois je mets les guillemets. Quant à Ingrid et Qian, comme chaque nuit Morphée les a pris tendrement dans ses bras.

 Dehors, malgré l'heure tardive, la nuit est en suspens car il ne pleut plus et le ciel est clair. J'aime ces parfums diffusés par les plantes et l'herbe mouillée. Cela me rappelle Lao Tseu (Eisenach), notre jardin, l'été après l'orage. Ce jardin qui n'existe plus que dans ma mémoire, celle de Jenny et des enfants, ce jardin que nous ne verrons plus jamais. Et tout le reste. C'est dur, c'est très dur.

 

§

 

12/03/2010

Ce matin, j'étais là, devant mes livres

 

 Quand je ne sais pas quoi faire, il m'arrive de me promener dans la bibliothèque, je sors un livre, un peu au hasard, je consulte la table des matières, je lis les premières lignes de la préface ou de l'introduction, il m'arrive aussi de l'ouvrir à la dernière page pour voir « comment ça finit »... Seuls les livres permettent les grands voyages, dans l'espace, mais aussi et surtout dans le temps. Rendez vous compte : en restant sur place, simplement en allongeant le bras, vous avez accès

 

à l'Histoire de la guerre du Péloponnèse, mais aussi au : Monde d'hier, souvenirs d'un européen de Stefan Zveig,

 

à un gros volume un peu déchiré intitulé Saint Thomas d'Aquin Patron des écoles catholiques, ouvrage dédié à la jeunesse par le R.P.Fr. Charles-Anatole Joyau des Frères Prêcheurs mais aussi à :  Pourquoi je ne suis pas chrétien de Bertrand Russel,

 

au Leviathan de Hobbes,  mais aussi aux :  Confessions de Jean-Jacques Rousseau.

 

On en arrive même à réaliser l'incroyable : Saint Thomas d'Aquin (cité plus haut un peu déchiré) par le jeu des étagères, n'est qu'à 24 cm de The sexual revolution de Wilhelm Reich ! 24 cm...ahurissant.

 

Autre prodige : une seule planche sépare Les Oraisons funèbres et sermons de Bossuet du livre de Marcuse « Eros et civilisation ».

 

 Tristes, un peu oubliées sont les œuvres victimes de l'arthrose chronique qui me fait souffrir du dos et des genoux : elles  occupent les rayons d'en bas. C'est tout un pan de la culture humaine, poésie, philosophie, linguistique, politique, qui m'échappe, vérification s'il en était besoin de l'influence des maux du corps sur la santé de l'âme. Car comme le dit Montaigne (à 23 cm de Saint Thomas d'Aquin) :

 

« Notre jugement et les facultés de notre âme en général souffrent selon les mouvements et altérations du corps, lesquelles altérations sont continuelles. »

 

 La bibliothèque est le seul endroit de la maison, et peut-être du monde où se fréquentent sans le moindre froissement la chèvre et le chou. Là je suis bien, je ne vois pas le temps passer, je plane, je vole d'année en année, de siècle en siècle, d'idée en idée, je quitte un poète pour questionner un philosophe, je reviens au poète. M'assurant que je suis bien seul, je déclame la Conscience « L'œil était dans la tombe... » ou Le dormeur du val. Je sors le Georges Brassens de la collection « Poètes d'aujourd'hui » et je chante « Auprès de mon arbre » ou « L'orage », malheureusement l'édition est de 1965, et ma préférée ne figure pas dans ce livre : « La princesse et le croque notes », pas de regret, de toute façon, sans guitare, ça ne vaudrait rien, et ce chef d'œuvre me fait pleurer, je ne l'écoute plus.

 

 Ce matin, j'étais là devant mes livres. Tiens, Miguel de Unamuno ! Voilà au moins quarante ans que je n'ai pas lu une ligne de ce philosophe. Mon professeur nous avait conseillé sa lecture, comme il nous avait dirigé vers Kierkegaard et Max Scheler. Et là, je vous assure que je dis les choses telles quelles se sont passées, je m'empare du « Sentiment tragique de la vie » (collection Idées), page de garde je remarque qu'il appartenait à ma femme, achat recommandé par son prof de terminale, et je l'ouvre, absolument au hasard. Tenez-vous bien, c'était à la page 114, je lis :

 

« Le propre, la caractéristique de l'avocasserie, en effet, est de mettre la logique au service d'une thèse qu'on a à défendre, tandis que la méthode rigoureusement scientifique part des faits, des données que nous offre la réalité, pour arriver ou ne pas arriver à la conclusion. L'important est de bien situer le problème, d'où il résulte que le progrès consiste souvent à défaire ce qui a été fait. L'avocasserie suppose toujours une pétition de principe, et ses arguments sont tous ad probantum. Et la théologie supposée rationnelle n'est qu'avocasserie. »  

 

 Tout ce que, jour après jour, je m'efforce de défendre sur ce blog, en dénonçant les polices de la pensée, les idées toutes faites, les préjugés et les dogmes, en m'attaquant à l'intolérance, au totalitarisme religieux ou politique, ce diable de philosophe le dit, tranquillement en quelques lignes :

 

« La théologie part du dogme, et dogme, dogma, dans son acception primitive et directe, signifie décret, quelque chose comme le latin placitum, ce qui a paru bon, digne d'être loi, à l'autorité législative. De cette acception juridique part la théologie. Pour le théologien, comme pour l'avocat, le dogme, la loi, c'est quelque chose de donné, un point de départ qui ne prête à discussion qu'en ce qui concerne son application ou son interprétation la plus exacte. De là vient que l'esprit théologique ou avocassier est dans son principe dogmatique, tandis que l'esprit strictement scientifique, purement rationnel, est sceptique, c'est-à-dire investigateur. »

 

 Evoquant plus loin la Summa theologica de Saint Thomas, Miguel de Unamuno y voit une logique fallacieuse qui peut s'exprimer par ce syllogisme :

 

« Je ne peux comprendre ce fait sans lui donner une explication ; c'est ainsi que je suis forcé de le comprendre, donc ce doit être là son explication. Ou bien je n'y comprends rien. »

 

 On peut même se demander : qu'est-ce qu'un fait ? N'est-ce pas déjà le résultat d'un choix, d'une pensée, d'une opinion, d'une façon de voir les choses ? Quelle idée imbécile de croire que « les faits sont têtus » ! Les faits sont créés, conçus, construits. Un hérisson heurté par une voiture sur la route, voici un fait. Ah non, un motocycliste accidenté, voilà un fait en vérité, me dira-t-on. Ce qui prouve bien, puisque ces deux événements se sont passés, que pour l'observateur, l'un est un fait, l'autre non. Et le jour où aucun motocycliste ne sera renversé sur la route, peut-être parlera-t-on du hérisson. Si je fais ce détour, c'est que dans tous les cas, ce ne sont pas les yeux qui font d'une action un fait, mais l'esprit, et celui-ci étant plus ou moins formaté, il vaut mieux pour nous y regarder à deux fois avant d'accepter pour fait ce qui ne l'est pas.

 

 Le théologien donc, pour notre cher Unamuno, part de la thèse, du dogme pour arriver à la réalité. Réalité qui n'en est plus une puisque vue, appréciée, spécifiée, classée d'après l'idée première, le présupposé (1). Les idéologies qui ont fait tant de mal à l'humanité et qui risquent encore d'en faire, qu'elles soient religieuses ou politiques, ne délivrent d'autre vérité que la leur propre, puisqu'elles ne voient que ce qu'elles ont -à l'avance- décidé de voir : la justification de leurs thèses. C'est aussi pourquoi elles sont si difficiles à combattre, comme elles ne doutent de rien, elles sont toujours fidèles à elles-mêmes, répètent toujours la même chose, et la règle d'or de la pédagogie étant la répétition, leur discours est infiniment plus doux à l'oreille et plus reposant et agréable à entendre que celui de l'honnête homme qui pose une question, qui doute et s'interroge. Dans le meilleur des cas, on le fait passer pour un illuminé, dans le pire des cas, il termine ses jours sur un bûcher, dans un hôpital psychiatrique ou dans un goulag. A contrario, les personnes qui s'interrogent ne font de mal à personne. Le doute ne tue pas.

 

 J'entends déjà les critiques de ceux qui n'ont pas entendu cette belle ritournelle de Georges Brassens : Mourir pour des idées. Vous souvenez-vous ? Vous les boutefeux, vous les grands apôtres... mourrez donc les premiers, nous vous cédons le pas ! Ces gens-là me diront : si on passait notre temps à douter, rien ne changerait jamais. Plus je les entends, plus j'aime Montaigne, sa tranquillité d'âme et sa façon bien à lui de ne donner des leçons de sagesse à personne.

 

Mon ami Jean-Bernard n'a rien écrit, son nom n'apparaît donc pas dans ma bibliothèque. Il peignait, passionnément. Bien qu'il parlât peu de sa peinture, il lui arrivait de dire quelques mots de celle des autres. Certains de ses jugements restent gravés dans ma mémoire. Si je parle de lui aujourd'hui, c'est qu'il me dit un jour qu'un artiste ne travaillait pas selon l'idée, qu'il ne démontrait rien, que l'œuvre d'art ne cachait aucun message. Qu'elle était là, devant nous, sublime, admirable.

 

 Il y a certes des images, des dessins qui font rire ou réfléchir, des photographies suggestives, et dans notre siècle, les suggestions couvrent les murs, crèvent les écrans. Mais on sait quel usage mauvais peut être fait de ces images par des gens certes sincères, bien intentionnés ou intentionnés tout court, en tous les cas convaincus.

 

  Nietzsche (Humain, trop humain) est un peu plus bas dans les rayons (à 80 cm de Saint Thomas d'Aquin), je peux encore l'atteindre :

 

« Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges. »

 

 

 (1) A ce propos, je renvoie mes chers lecteurs au site de Jacques Roquencourt sur l'invention de la photographie (voir liste sites intéressants), qu'il ouvre sur une magistrale citation de Condillac.