29/10/2010
Eviter les sujets qui fâchent ?
Cent cinquante ans après la publication par Charles Darwin (1) « De l’origine des espèces par voie de sélection naturelle », il y a encore des îlots de résistance, des gens que l’idée d’évolution dérange. Et quand je parle d’îlots… je me demande s’il ne faudrait pas aujourd’hui parler de continents. Vous allez citer bien sûr l’Amérique du nord où des fondamentalistes chrétiens font tout ce qu’il peuvent pour empêcher l’évocation de la théorie évolutionniste dans les écoles. On pourrait mentionner aussi les états théocratiques musulmans pour lesquels l’apparition de l’humanité sur la planète ne peut être expliquée que par la miraculeuse intervention divine. Tous ces illuminés (2) sont heureusement loin de nous, au-delà des mers et des océans.
Et bien, n’en croyez rien.
Nous sommes en banlieue parisienne. Un professeur de lycée (histoire ou biologie, je ne sais plus, mais peu importe) se plaint d’éprouver les pires difficultés quand elle expose les théories de l’évolution et la longue préhistoire de l’homme. Certains élèves n’acceptent pas l’idée qu’un dieu ne soit pas à l’origine de tout. Le phénomène est inquiétant et montre que l’obscurantisme est encore assez vivace pour envisager l’avenir avec le sourire. Les églises ont beau se vider, les cerveaux font encore bon accueil aux idées les plus saugrenues pour ne pas dire ridicules. Et les mosquées font le plein. Tout cela nous le savions. Le pire est ailleurs.
Le professeur poursuit. Elle fait part de ses difficultés –et de son inquiétude- auprès de sa hiérarchie (le rectorat je suppose). Il lui est répondu sur un ton bon enfant, qu’il ne faut rien dramatiser, qu’il faut éviter les sujets qui fâchent.
Ainsi donc pour l’éducation nationale l’enseignement de l’histoire et de la biologie doit se faire en tenant compte des résistances dues à la crédulité humaine. Il faudra bientôt éviter de s’attarder sur les guerres de religion, sur le massacre des indiens d’Amérique, sur les persécutions dont furent victimes les Bruno (3) et Galilée, sur la connivence de l’Eglise avec les tyrans de droit divin, sur la période de collaboration de l’Etat français avec les nazis, sur les silences du Vatican avant, pendant et après la Shoah, bref, pour parler clairement, ce n’est pas la vérité qu’il faut présenter à nos chers enfants, mais un discours doucereux qui doit convenir à tout le monde, sans faire de vagues.
Mais des vagues, je suis bien sûr que les professeurs de nos écoles sauront en faire, il y a même de quoi déclencher une tempête. Ou alors, sont-ils déjà lassés de se battre, l’enseignement aujourd’hui étant devenu un acte difficile, une mission, auront-ils encore le courage de préserver -seuls contre tous et leur hiérarchie- leur liberté de pédagogues, sauront-ils comme leurs aînés (qui enseignaient dans des conditions infiniment plus faciles) transmettre à nos enfants ce qu’ils doivent savoir, et cultiver en eux ce qui manque cruellement à beaucoup d’adultes : l’ouverture d’esprit ?
§
1. Darwin (Charles) (Shrewsbury, Shropshire, 1809 Down, Kent, 1882), naturaliste anglais, le père des théories modernes sur l’évolution des êtres vivants (De l’origine des espèces, par voie de sélection naturelle, 1859; la Descendance de l’homme et la sélection sexuelle, 1871). © Hachette Multimédia / Hachette Livre, 2001
2. illuminé : mystique qui prétend bénéficier d’une inspiration spéciale venant de Dieu. Cour., péjor. Personne qui obéit aveuglément à ses inspirations et à ses croyances. C’est un illuminé. © Hachette Multimédia / Hachette Livre, 2001
3. Bruno (Giordano) (Nola, royaume de Naples, 1548 Rome, 1600), philosophe italien. Dominicain jusqu’en 1576, il critiqua l’aristotélisme, défendit la théorie de Copernic et développa une philosophie panthéiste assez riche d’intuitions: l’Infini, l’univers et les mondes (1584). Accusé d’hérésie par l’Inquisition, incarcéré sept ans, il fut brûlé vif. © Hachette Multimédia / Hachette Livre, 2001
13:10 Publié dans Colère | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : darwin, évolutionnisme, créationnisme, obscurantisme, religion
26/09/2010
...puisque les hommes ont des complexions différentes...
« Puis donc que ce rare bonheur nous est échu de vivre dans une république, où une entière liberté de juger et d’honorer Dieu selon sa complexion propre est donnée à chacun, et où tous tiennent la liberté pour le plus cher et le plus doux des biens, j’ai cru ne pas entreprendre une œuvre d’ingratitude ou sans utilité, en montrant que non seulement cette liberté peut être accordée sans danger pour la piété et la paix de l’état, mais que même on ne pourrait la supprimer sans détruire la paix de l’état et la piété. »
Cette œuvre utile et sans ingratitude à l’égard de la liberté de penser accordée par la république (1), c’est le traité Théologico-politique dont l’auteur est Spinoza (2).
Comment le religieux peut-il s’accorder avec la tolérance ? Le philosophe s’étonne de voir des hommes pieux, qui professent la religion chrétienne, l’amour, la joie et la paix, se haïr, se combattre avec une incroyable ardeur malveillante.
Il y a trois siècles et demi, cet homme qui, au milieu des guerres religieuses, défendit une certaine idée de la liberté et de la tolérance –jusqu’à être exclu de la communauté israélite d’Amsterdam- cet homme donc, s’étonnait. Au point qu’il fut persécuté par les tenants du dogme. Car on commence par s’étonner, on s’interroge, on réfléchit, on peut même aller jusqu’à philosopher. Pour les détenteurs de vérité, qu’ils soient gardiens des ordres religieux, moral ou politique, quoi de plus insupportable que l’étonnement d’un homme ? Respectueux des Ecritures, Spinoza ne considérait pas celles-ci comme un recueil de préceptes, il doutait même que Moïse fût l’auteur du Pentateuque et Josué l’auteur du livre du même nom. Mais peu importait pour lui, ces livres témoignaient de la foi des hommes à une époque et dans un espace déterminés, ce qu’il fallait en retenir, c’est que les hommes ne seraient pas jugés pour leur obéissance à ce qui est écrit, mais pour leurs œuvres. Qu’avant de considérer les Ecritures comme vraies et divines, on ferait bien de les examiner à la lumière de la raison, ce qui ne nuirait nullement à la piété, mais permettrait au contraire à la foi de l’emporter sur le dogme.
« En outre puisque les hommes ont des complexions différentes et que l’un se satisfait mieux de telles opinions, l’autre de telles autres, que ce qui est objet de religieux respect pour celui-ci excite le rire de celui-là, je conclus encore qu’il faut laisser à chacun la liberté de son jugement et le pouvoir d’interpréter selon sa complexion les fondements de la foi, et juger de la foi de chacun selon ses œuvres seulement, se demandant si elles sont conformes ou non à la piété, car de la sorte tous pourront obéir à Dieu d’un entier et libre consentement et seules la justice et la charité auront pour tous du prix. »
(Spinoza.- Traité théologico-politique)
Quelle leçon de tolérance ! Ce texte a 350 ans. Il aurait pu être écrit aujourd’hui, ici en France, en Belgique ou en Irlande, où si l’on jugeait les religieux selon leurs œuvres, on verrait qu’elles ne sont pas toujours conformes à la piété. Comment aussi ne pas penser à ces chrétiens algériens obligés de se cacher pour casser la croûte, et condamnés pour n’avoir pas respecté le ramadan ?
Il y a trois siècles et demi, Spinoza fut le témoin des luttes fratricides entre les sectes, les factions et autres cabales religieuses. De ces guerres, nous sommes encore les témoins aujourd’hui. Moines massacrés, chrétiens accusés de ne pas pratiquer la religion majoritaire, imams menacés pour avoir fréquenté des juifs, tombes musulmanes, juives ou chrétiennes profanées, croix renversées, synagogues incendiées, menaces de mort contre des femmes, des intellectuels, des états, en application de chari’as (« chemin à suivre » !).
Qu’aurait-il dit, notre philosophe aujourd’hui ? Dans le brouillard qui s’est abattu depuis quelques années sur nos démocraties flageolantes, au milieu de ces discours sans âme et sans force qui nous sont diffusés par des femmes et des hommes pour qui rien ne compte que la poursuite d’une carrière pour le gain d’une place au panthéon de la république, alors que leurs faits d’armes n’ont même pas le poids d’un porte-plume et sont ridicules comparés aux prouesses de ceux qui ayant perdu la vie pour sauver la liberté ou la république, n’ont droit qu’à un nom accroché au coin de la rue et encore pas toujours, dans ce brouillard impénétrable où tout se vaut, où les pires idéologies qui ont conduit dans le passé à commettre tant de crimes et qui continuent d’en commettre à quelques heures d’avion ou pire sur notre sol, ces idéologies guerrières qui n’ont de religieux que le nom, qui deviennent des sujets de conversation intéressants dignes de débats feutrés sur les plateaux de télé, dans ce brouillard où celui ou celle qui tente de dire ce qu’il pense passe pour un amuseur, un farfelu, un gêneur, ou ce qui est plus grave pour un représentant de l’extrême droite, il n’y a pas si longtemps à deux mille kilomètres d’ici on disait ennemi du peuple, dans ce brouillard donc, il est permis de se demander si le grand philosophe du XVII° siècle aurait eu le loisir de s’exprimer sans provoquer rictus, quolibets ou pire, sans être sous la menace d’une condamnation à mort.
Car ce que ces gens n’acceptent pas, c’est la séparation entre ce qui relève de la foi et ce qui relève de la raison. Ils ne supportent pas que le religieux reste campé dans le domaine privé. Ils veulent « ouvrir » la laïcité. Mais elle l’est déjà, ouverte, la laïcité, puisqu’elle permet à tous de se réunir, d’exister, de s’instruire, quelles que soient les opinions de chacun ! Alors, l’ouvrir à qui, l’ouvrir à quoi ? Hormis le peuple, je ne vois pas à qui on pourrait l’ouvrir. Si ce n’est à ceux pour qui l’école est un danger tant qu’elle n’est pas entre leurs mains. L’insistance avec laquelle Spinoza maintient qu’il faut laisser à chacun la liberté de son jugement, ce qui doit être le principe de tout éducateur, donc le pilier de la laïcité, n’a d’égale que l’insistance avec laquelle il affirme la différence entre les deux types de connaissance :
« Ayant ainsi fait connaître les fondements de la foi, je conclus enfin que la connaissance révélée n’a d’autre objet que l’obéissance, et est ainsi entièrement distincte de la connaissance naturelle, tant par son objet que par ses principes et ses moyens, que ces deux connaissances n’ont rien de commun, mais peuvent l’une et l’autre occuper leur domaine propre sans se combattre le moins du monde et sans qu’aucune des deux doive être la servante de l’autre. »
(Spinoza.- Traité théologico-politique)
Je retiens ces leçons du philosophe, qu’il faut
…laisser à chacun la liberté de son jugement…
…laisser à chacun le pouvoir d’interpréter selon sa complexion les fondements de la foi…
…obéir à Dieu d’un entier et libre consentement…
…et aussi, mais le philosophe pouvait-il le dire en son temps et son pays : n’obéir qu’à la raison, à sa voix intérieure, à sa conscience. Penser et vivre sans dieu, en honnête homme, sans empêcher pour autant les autres de croire.
(1) les Pays-Bas au XVII° siècle ;
(2) Spinoza (Baruch de) (Amsterdam, 1632 La Haye, 1677), philosophe hollandais. Issu d’une famille de commerçants d’orig. juive portugaise, il fut exclu en 1656 de la communauté israélite d’Amsterdam, en raison de ses idées religieuses non conformes à l’orthodoxie. (…) Spinoza professe que les passions nous mettent sous la dépendance des choses extérieures et nous séparent des autres hommes. Aussi le sage doit-il vivre «sous la conduite de la raison» en accord avec les autres; sa sagesse sera «méditation, non de la mort, mais de la vie». Le sage créera sa véritable liberté en s’élevant jusqu’à l’amour intellectuel de Dieu, qui est «l’amour dont Dieu s’aime lui-même». Dans le Tractatus theologico-politicus (1670) et le Tractatus politicus (posth. et inachevé, 1677), Spinoza, le premier, propose la séparation de l’Église et de l’État; apôtre de la tolérance, il en confie la garde au pouvoir civil. L’idée était à l’époque révolutionnaire et, sauf dans certains cercles libéraux des Églises réformées, fit scandale; Spinoza fut en butte à de violentes persécutions.
© Hachette Multimédia / Hachette Livre, 2001
19:29 Publié dans Belles pages | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : spinoza, religion, raison, foi, tolérance
18/09/2010
Lucrèce, ce visionnaire (de malheur)!
Maintenant quelle cause a répandu parmi les peuples la croyance aux dieux, a rempli les villes d’autels, a institué ces solennités religieuses qu’on voit se déployer aujourd’hui en tant de grandes occasions, en tant de sanctuaires ? Comment les mortels restent-ils pénétrés de la sombre terreur qui leur fait élever de nouveaux temples par toute la terre et les y pousse en foule dans les jours de fête ?
…et puis ils observaient le système céleste, son ordre immuable et le retour périodique des saisons, mais sans pouvoir en pénétrer les causes. Leur seul recours était donc de tout abandonner aux dieux et d’admettre que tout est suspendu à un signe de leur tête.
…Oh race malheureuse des hommes, qui attribuèrent aux dieux ces phénomènes et qui leur prêtaient des colères cruelles ! Que de gémissements il leur en a coûté, que de blessures pour nous, quelle source de larmes pour nos descendants !
Lucrèce.- De la nature
19:56 Publié dans libre pensée | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lucrèce, religion, crédulité, ignorance