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12/01/2010

XIX- Rappel des épisodes précédents: où en sommes-nous?

 L'auteur de ces lignes a un bon ami. Un ami qu'il ne rencontrera jamais. Son nom est Tchang. Il ne le rencontrera jamais parce qu'il vit 100 000 ans après lui. Après moi. Mais il m'écrit. Il annonce des événements qui ne me réjouissent pas, car il est question d'une catastrophe qui mettra fin à la vie humaine sur la Terre.

 

 Comment une personne qui vit 100 000 ans dans le futur peut-elle envoyer des messages à des hominidés du XXVI° siècle ? (1) Grâce à la plus importante révolution technologique de tous les temps : il est désormais possible de communiquer aux ancêtres. Attention : « aux » ancêtres et non pas « avec les...» ! Puisque ceux-ci restent prisonniers de leur temps et sont dans l'incapacité de répondre.

 

 Donc Tchang m'écrit. Et je ne fais que lire ce qu'il écrit. Mais la gravité des événements qu'il annonce est telle que je ne peux tenir ma langue. J'ai donc décidé d'informer mes contemporains de ce qui nous attend.

 

 Depuis quelque temps, Tchang n'écrit plus. Disons plutôt qu'il me transmet des textes suffisamment éloquents par eux-mêmes sans qu'il soit besoin d'ajouter des commentaires. Vous allez voir.

 

 Phan, son père, était philologue et sa grande connaissance des langues anciennes lui avait permis de traduire des manuscrits qui avaient été retrouvés dans le sol d'anciennes prisons terriennes. Il s'agit tout d'abord de prisonniers politiques. Ces textes avaient été datés du XXVI° siècle. Six cent ans après, d'autres détenus, des nationalistes germains, sans aucun doute des opposants inconditionnels à l'Empire (2), avaient glissé des papiers dans des bocaux étanches qu'ils avaient enfouis dans le sol de leur cellule. Ces manuscrits ont une valeur inestimable, car ces hommes vécurent les derniers jours précédant la Catastrophe.

 

 En outre, et c'est le plus extraordinaire, l'un de leurs geôliers, Zhu, qui fit preuve de bienveillance à leur égard, rédigea consciencieusement son journal avant, pendant et surtout après ce qui fut un bouleversement sans précédent dans la vie des hommes. Surtout après car, comme des millions de ses congénères, il embarqua dans un des vaisseaux géants qui furent mis à la disposition de l'humanité par les Gens du Voyage. Il raconte le départ. Sur le voyage curieusement, son agenda est muet. L'arrivée et l'installation sur Astrée sont décrites dans le moindre détail. Il fait part aussi de ses sentiments, de ses impressions. Il est indigné par le comportement de certains de ses contemporains qui se conduisent en Conquistadors, méprisent et même maltraitent les habitants naturels de cette planète : Astrée.

 

 Ces « naturels » ont presque l'apparence des humains... presque. Ils se sont réfugiés dans la forêt, chassés de leur village par un groupe de Terriens sans scrupules. Zhu ne fait bien sûr pas partie de ce groupe. Accompagné de sa femme et de ses enfants, aidés d'immigrants de bonne compagnie, ils participent à la construction et à l'aménagement de cases. Un village apparaît. La vie, la vie recommencée sur une autre planète...

 

 Une dispute, un quiproquo sans importance, et Jennifer, son épouse, ne lui parle plus. De l'aube au coucher de Proxima (3), elle disparaît dans la forêt. Que lui arrive-t-il ?

 

                                                            §

  

  • (1) XXVI° siècle après Confucius, XXI° siècle pour l'Occident chrétien;
  • (2) l'Empire de la Grande Asie, au XXXII° siècle;
  • (3) Proxima est le soleil d'Astrée (et d'autres planètes dont nous reparlerons);

 

 

 

06/01/2010

XVIII- Elle ne me regarde plus, ne me touche plus

     18° jour : Le village prend forme. Entre les cases le sol est égalisé. Nous aménageons des allées à l'aide de branchages et de cailloux pour éviter de remuer la poussière et peut-être plus tard de marcher dans la boue. Je dis peut-être car jusqu'à présent il n'est pas tombé une goutte d'eau. Le plus difficile, c'est le transport du bois, des pierres, de la terre. Nous transportons tout à la main dans des sacs ou à dos d'homme. Ici, pas de brouette, pas de carriole, et bien sûr pas d'animal de trait !

 

 J'ai beaucoup à faire dans la journée en l'absence de Jennifer. Elle part à l'aube et revient tard dans la soirée. Mes propos l'ont profondément vexée. Elle ne m'adresse plus la parole, ne me regarde plus, ne me touche plus. En rentrant le soir, elle jette un œil vers la couche des enfants, puis s'en approche et leur marmonne quelques mots que je ne comprends pas.

 Qu'ai-je fait après tout, sinon exprimé le fond de ma pensée ? J'estime qu'après vingt ans de vie commune, mis à part un nécessaire petit très petit jardin secret, les personnes qui s'aiment doivent tout se dire. Ce n'est pas tant le fait d'espionner ces gens qui m'indigna, mais que ce soit ma femme, cette personne franche, intègre, débordante d'humanité, qui m'annonçait avec fierté qu'elle avait déniché un poste d'observation au-dessus de la clairière où vivent les indigènes. Je m'étais même retenu de lui asséner que ces gens n'étaient pas des rats de laboratoire, que les plus grands ethnologues ne s'étaient jamais cachés pour étudier les peuples sauvages, qu'ils avaient même sacrifié leurs biens, abandonné leur pays, leur continent, rompu avec leur famille, avaient renoncé au confort que procurent la technologie, les lois, l'ordre social, la vie civilisée, pour vivre au milieu des naturels, partager leurs soucis, leurs fêtes, leurs peines, leurs rires, et bien d'autres choses encore. Mais je n'ai rien dit de tout cela. Elle n'a donc rien entendu. Mais c'est pire : elle sait.

 

 Entre deux conciliabules avec mes compagnons (nous nous entendons à merveille dans ce petit groupe) je fignole notre demeure en compagnie des enfants. Nous avons maintenant une porte et une ouverture...

 

... à plus tard, un groupe s'approche, des inconnus.

 

 Il est tard maintenant. Fatigué. En l'absence de leur mère, les enfants m'obéissent de moins en moins. Proxima est couché depuis deux longues heures, ils courent encore dans la lande. Quand à Jenny, peut-être va-t-elle disparaître définitivement dans la forêt...Jenny femme sauvage ?

 

 Long entretien avec cette délégation du (je copie mot pour mot ce que j'ai compris) « Comité Suprême des Terriens d'Astrée ». Des personnes ma foi bien aimables, admiratives de nos cases et de l'aménagement de notre village. Ils nous apportent deux nouvelles coup sur coup. Une bonne et une mauvaise. La bonne : nous ne sommes pas isolés, partout sur Astrée les Terriens s'organisent. En cas de besoin, ils pourront s'entraider, échanger des informations sur les lieux, le climat, et peut-être, c'est mon vœu le plus cher : adopter une attitude commune, une attitude digne, loyale vis-à-vis des indigènes, qui sont, ne l'oublions pas, les propriétaires des lieux. La mauvaise nouvelle n'en est pas une. C'est mon esprit qui est mal tourné. S'organiser c'est très bien. Mais quand les hommes s'organisent, l'expérience nous apprend que ce n'est pas au bénéfice de tous. La liberté nous a manqué sur Terre, et cela bien avant l'extension de l'Empire sur l'Asie. Je ne voudrais pas qu'au prétexte de rendre plus facile l'installation sur Astrée des immigrés que nous sommes, celle-ci fût arrangée, ordonnancée au prix, pour notre plus grand bien, de notre liberté. Et puis, ce Comité suprême, d'où vient-il, par qui a-t-il été élu ?

 

 19° jour : Je reprends mon journal où je l'avais laissé hier, interrompu que j'étais par l'arrivée de cette délégation du ...« Comité... »

 

 Je disais que nous avions maintenant une porte d'entrée qui ferme et une ouverture pouvant être occultée dans le chaume de la toiture. Nous ne savons rien des saisons dans cette région, s'il y en a seulement, des saisons. En cas d'hiver rigoureux, nous pourrons faire du feu sans être enfumés.

 

 La case d'à côté est occupée par un homme que je ne connais pas. Comme nous ne sommes bavards ni l'un ni l'autre, nous nous adressons un signe de tête le matin et le soir. Cheveux blancs en bataille, prognathisme prononcé, l'air plutôt rébarbatif, nous l'appelions (quand Jennifer me parlait encore) « Renfrogné d'à côté ».

 

  • - Dis, je suis passé à quelques centimètres de lui pour déposer le bois entre les cases, Renfrogné n'a même pas levé la tête pour me saluer. J'ai entendu un vague grognement. Peut-être vivait-il loin des hommes au fond d'une caverne au flanc d'une colline à cent lieues de Weimar?

 

  Trêve de plaisanterie, mon voisin est très habile de ses mains, il manie parfaitement la hache de pierre. Depuis quelques jours je me demandais ce qu'il fabriquait, les copeaux s'entassant devant sa case. Vu la découpe arrondie de la planche qu'il travaille sur ses genoux, je pensais qu'il façonnait un élément décoratif, une pièce de mobilier. Debout, à quelques mètres devant lui, je n'avais encore pas osé dire un mot. Devinant ma perplexité, il lève la tête. Un regard froid, des yeux bleu clair, transparents, perçants. Il esquisse un sourire.

 

  • - Une roue.

                                                               §

 

 

30/12/2009

XVII- S'il y a quelque chose à chasser, nous survivrons

      Nous disposons d'une bonne réserve de nourriture. Ce n'est pas de la haute gastronomie mais des conserves, des mets tout préparés conservés sous vide. Cela durera un temps. Il faut penser à l'avenir. Les cabanes seront bientôt terminées, beaucoup d'entre nous s'occupent à l'intérieur : égalisation et damage du sol, aménagement du couchage, les plus habiles d'entre nous ont réalisé des tables, des bancs et du petit mobilier en rondins de bois. Des chaumes constitués d'un mélange de branchages, de fines brindilles et de feuilles nous protégeront des intempéries. Mais pleut-il au moins sur cette planète ? Bien sûr que oui, sinon il n'y aurait pas d'arbres, de branchages, de brindilles ni de feuilles. Le plus gros du travail étant réalisé, nous explorons les environs immédiats de notre « village ».

 

 Le paysage n'est pas des plus pittoresques, nous sommes installés à l'orée d'un bois. Chose étonnante, aucun cri d'oiseau. De l'autre côté, si ce n'est cette brume de chaleur qui occulte l'horizon, la vue est dégagée sur des kilomètres : une lande qui nous rappelle celle de Lüneburg, moins les touristes en calèche évidemment. Ces grandes étendues d'un bleu profond, probablement des mers, parsemées d'îles ou d'îlots, ces grands espaces bruns ou verdâtres que nous avions survolés, quand Sésostris s'approchait d'Astrée... nous n'en voyons aucune trace, aussi loin que porte notre regard. Il est vrai que le vaisseau, en vol stationnaire à 30 miles d'altitude survolait un territoire d'une surface équivalente à celle de la Germanie ! Maintenant, au niveau du sol, à perte de vue, pas de lac, d'étang ni même de ruisseau, si ce n'est un maigre ru d'un liquide douteux qui coule péniblement à quelques centaines de mètres du camp. Alors pour l'eau, nous vivons sur nos réserves. Il doit bien y en avoir quelque part, les indigènes avaient nettoyé les plaies de la jeune fille avant de l'emporter. Une source ?

 

 La lande ressemble à un désert. En réalité, ceux qui s'y sont hasardés ont découvert une campagne bien vivante, herbeuse, parsemée de bosquets et de bruyères aux vives couleurs, ils en ont même rapporté des fleurs. Elle est bien vivante assurément cette lande où courent, vivent et se cachent de petits animaux et... des êtres humains ! Oui ce sont bien des hommes qui ont été aperçus hier, et pas des hommes de chez nous. Les indigènes chassent dans la lande. C'est la nouvelle la plus agréable depuis notre arrivée ici-bas. D'abord parce que c'est rassurant de les voir. Dans le bois, les enfants ont aperçu des femmes qui arrachaient des plantes. Chassés de leur village et réfugiés dans la forêt, ils ont gardé le goût de vivre, et leur habileté dans le maniement de la fronde en dit long sur leur capacité de survie. Et puis, s'il y a quelque chose à chasser, nous aussi nous survivrons.

 

 Il nous faut établir un nouveau calendrier. Voilà déjà quelque temps que je ne date plus les pages de ce journal. Nos montres et pendulettes s'étant arrêtées pendant le voyage, nous ignorons combien de temps a duré celui-ci. Ce que nous savons : nous avons vu deux couchers de Proxima (le soleil d'Astrée) pendant le déchargement de Sésostris par aller et retour des navettes.  Depuis l'atterrissage, il s'est levé et couché quatorze fois. Ici le jour dure une trentaine d'heures. A quoi bon reprogrammer nos montres ? Leurs batteries seront épuisées un jour ou l'autre, et personne parmi nous ne comprend rien à l'électronique. Les autres feront comme moi, ils tiendront un journal. A partir de maintenant, je préciserai la date en comptant les jours depuis notre arrivée sur Astrée, jour Zéro.

 

 Jennifer revient du bois toute excitée. Elle a couru, elle se tient les côtes. Dans un souffle, elle a le temps de me dire qu'un arbre au feuillage suffisamment dense lui procure un discret poste d'observation en direction de la clairière où sont établis les indigènes...  Avant même qu'elle ouvre à nouveau la bouche pour me rapporter (dans le moindre détail, je la connais !) ce qu'elle a vu, je l'arrête dans son élan.

 

  • - Penses-tu vraiment que ce soit la meilleure manière d'entrer en contact avec ces gens? Nos enfants n'ont eu besoin ni de se cacher, encore moins d'espionner pour nouer des relations avec les enfants des Autres...

 

Encore essoufflée, à peine remise de sa course dans les bois, elle reste bouche bée, ne sachant quoi dire. J'insiste.

 

  • - Est-ce que tu réalises que ces gens ont été expropriés, par les nôtres! Ils se réfugient dans la forêt, d'où on les espionne! S'ils te découvrent, c'en sera fini de nos relations, et pour longtemps, avant même qu'elles aient commencé.

 

 Peut-être y suis-je allé un peu fort, nous vivons un peu sous tension, je ne cesse de ruminer, il faut penser à nous, aux enfants, savoir de quoi demain sera fait...

 

 Jennifer s'est éclipsée dans la case. Ce soir, nous ne ferons pas couche commune.

 

17° jour : Nous sommes réveillés par des coups de feu. Probablement des chasseurs, des gens de chez nous bien sûr. Les armes à feu avaient pourtant été prohibées dans les vaisseaux... Ils seront bien un jour à court de munitions. Pour notre part, nous avons taillé des sagaies et passé les pointes au feu. On s'entraîne au large pour éviter tout accident avec les enfants, aux premières heures du jour. Le vent se lève régulièrement dès que l'astre lumineux monte au zénith. On s'entraîne alors à la fronde. Nos enfants ont pu observer comment s'y prenaient les Autres. Ils nous expliquent. Mais nos essais n'ont rien de concluant. Pendant longtemps encore il faudra lancer les pierres à la main. On se demande avec inquiétude quels animaux se laisseront prendre de la sorte !

 

 Jennifer ne me parle pas. Elle est partie dans la matinée et n'est toujours pas revenue.

 

 Ce soir, il y a de la fumée au loin sur la lande. On distingue des silhouettes. Ce sont des Terriens, une navette avait atterri dans ce secteur quelques heures après la nôtre. Pendant ces premiers jours nous fûmes tous occupés au point d'oublier que plusieurs millions de nos congénères avaient été déposés sur Astrée. Il est inévitable qu'un jour on se rencontre. Sots comme ils sont, les hommes seraient bien capables de reconstituer les nations, de réinventer des frontières, et pourquoi pas... de se faire la guerre. Trêve de plaisanterie. Je dis plusieurs millions, j'exagère, il était question de répartir l'humanité dans cette même région stellaire sur une dizaine de planètes que les Gens du Voyage tenaient pour habitables. Saurons-nous un jour combien d'êtres humains ont pu être épargnés par la Catastrophe ? Une chose est certaine : les malheureux qui n'ont pu ou pas voulu être emportés, sont aujourd'hui redevenus poussière. A moins que, dans des caves, des couloirs de métro, des souterrains... Je n'ose pas y penser et je prends un air évasif quand les enfants me posent la question.

 

La lande ressemble à un désert.jpg