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11/02/2016

La distinction

 

 

 L’expérience invite à se méfier de ceux qui parlent au nom de tous. Le simple bon sens fait la différence entre un ouvrier qui défend son emploi et une personne qui défend l’emploi des ouvriers. Que le premier défende son emploi c’est dans la nature des choses, et s’il parle au micro, qui mettra en doute la sincérité de ses propos ? Le responsable syndical sera écouté avec circonspection, car s’il est parfois comme ouvrier en situation précaire, il est aussi engagé dans un autre combat, celui de sa crédibilité auprès des siens, et vis-à-vis de ceux qui l’interrogent, peut-être même de la France entière. Quand au responsable politique tenant un meeting devant la porte de l’usine en pleine période électorale, il faudrait être naïf ou membre du même parti pour croire en la sincérité de son discours.

 Et c’est là un paradoxe : plus on s’éloigne de la vie réelle, plus les idées foisonnent et sont belles. Avez-vous déjà entendu un père ou une mère de famille réduits au minimum vital après la perte de leur emploi vous parler de nationalisation de l’industrie et des banques, de l’expropriation du capital, de socialisme, de droits de l’homme et de la société future d’amour et de partage ? Ce sont là des idées généreuses et magnifiques qui ne peuvent jaillir que d’un esprit libéré de tout souci matériel. Il faut vivre bien et avoir fait de longues études pour croire qu’on va sauver le monde. On peut comprendre le regard méfiant porté par l’ouvrière, le paysan ou le chômeur sur cet être venu d’ailleurs qui vole à leur secours. Trop distingué pour être honnête. Cela cache quelque chose. Distingué, distinct. Distinct. Voilà le mot.

 Sur la planète Extrême Gauche il était de bon ton de dire –peut-être est-ce encore le cas- que l’avant-garde ouvrière doit accompagner la lutte de la classe du même nom, tout en étant distincte de celle-ci. Oui, forcément distincte car on ne peut pas confondre quelqu’un qui sait et quelqu’un qui ne sait pas. L’ouvrière licenciée, le petit producteur de lait, le chômeur longue durée ne savent qu’une chose : qu’ils sont dans la mouise et n’ont plus que leurs yeux pour pleurer. Le révolutionnaire lui, sait qu’un jour, comme la cuisinière de Lénine, ils seront au pouvoir réglant du même coup tous les problèmes de l’humanité. Gros bêta qu’il est le menu peuple ne sait rien de tout cela. Et encore il faut préciser. Pris individuellement, ces gens sont d’une ignorance crasse sur tout ce qui concerne leur avenir. En groupe, c’est différent et c’est là toute la force de la conception révolutionnaire : elle réside dans la notion de classe. L’ouvrier individuel n’est rien, c’est un niais incapable de comprendre la première ligne d’un programme politique. La classe ouvrière par contre –quand elle se réveille, et c’est le rôle de l’avant-garde de la stimuler- peut prendre conscience qu’elle est une force, et alors là… Vous allez me dire que les exemples historiques d’un tel réveil ne sont pas enthousiasmants, certes. Mais c’étaient des ballons d’essai, la prochaine fois tout va bien se passer.

 J’étais au service militaire en 1971, sursitaire. Ceux dans mon cas étaient une minorité. Certains étaient des militants d’extrême gauche, encore tout émoustillés par le cataclysme de Mai 68. N’était-ce pas surprenant de voir ces antimilitaristes s’empresser de postuler pour les EOR (école d’officiers de réserve) ? Alors que le plus grand nombre des appelés, pour des broutilles, se faisaient sucrer leur permission, se tapaient les manœuvres, les rassemblements au coup de sifflet pour le seul plaisir d’un adjudant sadique ayant fait ses armes en Algérie on imagine comment. Des appelés qui, après avoir crapahuté dans la boue jusqu’à la tombée de la nuit, devaient encore nettoyer leur arme sous les yeux inquisiteurs de qui ? D’un troufion de notre âge déjà maréchal des logis après trois mois de classes, qui nous obligeait à rentrer de manœuvre en rang par deux et au pas parce que nous avions entonné des chants qui n’avaient rien de militaire. Il était instituteur dans le civil…

 Si des liens d’amitié se sont créés dans cette caserne, ce ne fut pas nécessairement entre jeunes de même milieu social. Il y eut même quelques échanges intéressants entre des étudiants et de très jeunes engagés, enfants de mineurs qui depuis la fermeture des mines (on était en Lorraine) n’avaient pour tout avenir que celui proposé par l’armée. Mais le plus extraordinaire, ce fut James.

 Pour toujours, l’image de ce jeune homme, esprit et corps, restera gravé dans ma mémoire. C’était un jeune ouvrier qui travaillait dans une usine d’emballages de la région parisienne. Le premier soir, on faisait connaissance. On avait étalé sur la table saucisson, camembert et une ou deux bouteilles, on commençait à peine à tartiner, accompagnés par des chansons de Brassens que certains connaissaient par cœur, et aussi parce que l’un d’entre nous était venu faire ses classes avec son arme, une guitare sèche. On commençait à peine. Soudain la porte de la chambre s’ouvre avec fracas. Un hurlement. En réalité, nous l’avons appris par la suite, c’était une injonction, dans une forme très exclamative : « Garde à vous ! ». En langage ésotérique, et aussi parce que c’est plus stimulant, on n’entend que « vououou !!! ». Nous eûmes à peine le temps de lâcher les tartines, il posa délicatement son avant-bras sur le bord de la table et le fit glisser jusqu’à l’autre bord. Bouteilles, saucisson, pain, fromage : tout était par terre. Je reviens dans trois minutes, tout sera en ordre. On était debout au pied de nos lits, sidérés.

 C’est alors que tout commença. Pour sortir, l’individu posa sa main sur la poignée de la porte, quand on entendit une petite voix fluette mais claire et distincte prononcer ces quelques mots : « On n’est pas des bêtes pour nous parler comme ça. »

 James n’était pas antimilitariste comme vous et moi, parce que ceci parce que cela, la guerre est une chose affreuse et tout le pataquès. Non. James était antimilitariste par essence. Son âme, son corps étaient antimilitaristes, ses fesses aussi malheureusement, le préhominien chargé de l’élevage des bleus dans notre batterie le comprit bien vite, aidé par ses rangers. Notre copain, les larmes me viennent aux yeux d’en parler comme ça, notre copain avait un problème de coordination dans ses mouvements, je dirais dyslexie, mais on me dit que cela concerne l’écriture. Bref, il mettait un temps fou à nouer ses lacets, il fermait sa vareuse en décalant les boutons, en plus il lui fallait toujours un temps de réflexion avant de répondre à un stimulus. Dans la vie courante c’est un handicap, dans l’armée une mutinerie. Pour l’appel du matin au rassemblement, comme des moutons nous dévalâmes l’escalier de la caserne pour nous ranger en ordre sous le regard satisfait du gradé de service. James manquait à l’appel. Il apparut enfin, chemise sortant du pantalon, veste mal boutonnée, un lacet déjà défait et le béret dressé en cône au-dessus de la tête par une mèche rebelle.

 Dès le premier jour, on sait qui est qui. Il y a ceux qui rient et ceux qui ne rient pas. On remarqua bien vite que ceux qui riaient des maladresses de James restaient, face aux pitreries lamentables de ceux qui donnaient des ordres et signaient les permissions, des spectateurs sérieux et attendris. Mais la solidarité de quelques soldats de la batterie fut indéfectible. Au coup de sifflet du matin, on ne descendait pas tant que notre copain n’avait pas lacé ses rangers. On l’aidait même. James, où es-tu ? Qu’es-tu devenu ?

 Voyez, j’étais parti pour dire des méchancetés de ces intellectuels à la noix qui donnent des conseils au peuple, et me voilà entraîné dans mes souvenirs. Oui, j’ai fait de belles rencontres à l’armée, il y avait Ronan aussi. Bon j’arrête là. Et pendant que nous piochions dans la cour de la caserne, punis d’avoir signé une pétition contre les brutalités de l’adjudant qui avait poussé James dans l’escalier, d’autres menaient la vie de château, maréchaux des logis au bout de trois mois de classes, faisaient des comptes, grattait le papier dans les bureaux, et je vous prie de croire que parmi ces gens, il y avait de fameux révolutionnaires, avant-garde de la classe ouvrière, mais distincte. Je ne me rappelle pas tout, mais je doute que ces braves soldats aient mis un jour au cours de manœuvres un seul pied dans la boue.

 On ne dresse pas les hommes à coup de grandes idées. Il y a des ouvriers, des cultivateurs, des pêcheurs, des gens qui ont fait des études en usine, dans les champs ou en mer, qui en savent plus que d’autres qui n’ont fréquenté que les salles de classe. Ce n’est pas un pamphlet contre la culture, celle des Grandes Ecoles, encore moins contre les systèmes philosophiques. C’est une constatation : ceux qui parlent le plus sont trop souvent ceux qui en savent le moins. Il leur arrive d’être dangereux, quand ils se font les porte-parole de ceux qu’ils ne connaissent que par les livres. Et bien que ces intellectuels se déclarent souvent athées, cette manie qu’ils ont d’intégrer les hommes dans leurs plans a quelque chose à voir avec le dogmatisme religieux. Contrairement à la statue sculptée avec amour par Pygmalion, qu’Aphrodite anima et lui donna comme femme, aucun ouvrier n’est jamais sorti vivant d’un manuel sur la théorie de la lutte des classes. Beaucoup de travailleurs ont souffert quand il s’est agi d’appliquer à la virgule près de grandes idées qui n’étaient pas aussi généreuses qu’on l’avait laissé croire. Des millions d’hommes, des peuples entiers ont souffert. A la tête de ces états une bureaucratie implacable car sûre de détenir la vérité montrait à tous que les sacrifices étaient nécessaires. Nomenclature instruite et avertie, elle profitait du travail du peuple, s’enrichissait, habitait des résidences de luxe, à l’écart, distincte. 

 

§ 

09/12/2015

La censure idéologique toujours bien vivace


(publié ici le 17 janvier 2011)


« Il existe toutes sortes de censure (…) mais on a rarement prêté attention à une forme non officielle de censure, d’autant plus redoutable qu’elle est sincère, se croit honnête et n’a pas conscience d’être censure : c’est la censure idéologique (…) Elle consiste, non pas à empêcher la diffusion des œuvres et des idées , puisqu’elle n’en a pas le pouvoir légal, mais à dissuader le public d’en prendre connaissance. Le lecteur, l’électeur ne sont pas invités à juger par eux-mêmes des arguments d’un auteur, mais à s’en détourner comme on se détourne du péché. Censure prophylactique, consistant à déconsidérer les auteurs dangereux pour la Foi, au lieu de les discuter ; à les mettre à l’index au lieu de les réfuter ; à fanatiser le lecteur au lieu de l’éclairer. »

 Voilà ce qu’écrivait Jean-François Revel en 1977 (1). Y aurait-il une phrase, un mot à enlever ? Non, si l’auteur de ces lignes était encore vivant, il aurait pu les écrire ce matin.

 L’auteur observe la politique française dans les années 60 et 70. Un exemple : afin de préserver l’Union de la gauche, la critique du totalitarisme soviétique était bannie dans les milieux socialistes. Pas vraiment une interdiction, mais un empêchement, avec la menace pour le téméraire de se voir accuser de complicité avec le diable, en l’occurrence le capitalisme international. Inutile de rappeler que vous étiez montré du doigt, et que si vous aviez l’audace d’en rajouter, on ne vous écoutait pas, mieux : on vous jugeait avant de vous entendre. Le voilà l’esprit totalitaire : juger avant d’entendre. Qui est-il celui-là ? D’où parle-t-il ? D’où vient-il ? Premières questions inquisitrices, questions qui à peu de chose près sont celles du fasciste. L’esprit totalitaire prend naissance dans un dogme. Il est donc pour lui inconcevable que l’ingénu qui pose des questions soit un esprit libre, car pour lui la liberté est obéissance à la doctrine. On fait taire ou on liquide. Staline appliquait les deux méthodes. Et une troisième, sans discussion la plus efficace : extorquer des aveux. On fait passer les personnes les plus respectables pour des ennemis du peuple, du même coup on consolide le pouvoir, on confirme la doctrine.
Pour revenir à la France, les étudiants qui en 1968 manifestaient leur désapprobation de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie étaient systématiquement accusés d’être des complices de l’impérialisme américain, si ce n’est des agents de la CIA. Cela m’est arrivé.

 Mais pourquoi rappeler ce passé ?

 Si les interlocuteurs ont changé, si le parti communiste ne recueille plus que quelques pour cent des voix, dans les milieux de « gauche », il est toujours malvenu d’aborder certains sujets, même benoîtement. Le parti s’est déplumé, mais l’esprit demeure. Allez déclarer vos idées de droite ou même seulement votre neutralité ou vos doutes dans certains milieux professionnels, vous aurez la vie dure. Autant garder cela pour vous. De toute façon, vous ne convaincrez personne, car l’ordre règne. Osez dire qu’il y a des prisons à Cuba, on vous parlera de Guantanamo. Aucun dialogue possible. Alors imaginez le sort du naïf qui avoue être séduit par une remarque de Marine Lepen : silence dans les rangs, c’est un fasciste.

 Je devine confusément chez certains de mes lecteurs l’esquisse d’un questionnement : l’auteur de ces lignes se rapproche du Front National. Voilà, confirmation de ce que j’écrivais plus haut, aucun dialogue possible. Heureusement, il y a dans ce pays des personnes qui n’ont pas besoin d’un parti (pris) pour avoir de la jugeote. J’en ai des exemples –très peu dans les radios et les télés- mais sur Internet, sur le trottoir ou en faisant mes courses, bref dans la vraie vie. Ouf ! Que cela fait du bien de respirer un peu l’air du pays, du vrai, des gens qui travaillent ou qui n’y ont plus droit, loin des médias, des cliques et des nomenclatures. Des gens qui ne sortent pas « couverts ». Des gens qui ne prennent pas mille précautions et ne consultent aucun bureau politique avant de dire ce qu’ils pensent. Oh que ça fait du bien !

 Il y a aussi la censure idéologique en chaîne : vous déclarez votre inquiétude à propos de la propagation de l’islam dans nos sociétés. D’abord, on vous dira que c’est faux, ou que c’est très exagéré. Si vous insistez –en général c’est le cas- on vous soupçonnera d’avoir une idée derrière la tête. La majorité des musulmans dans ce pays étant originaires d’Afrique du nord, vous devinez l’accusation qui vous pend au nez. Et la prochaine fois que vous prendrez la parole, on partira de là : on sait qui vous êtes, et vous pourrez avoir des milliers d’amis arabes, rien n’y fera, vous êtes étiquetés et rangés dans un tiroir. Et pour sortir de là… De la calomnie il reste toujours quelque chose. Dans l’Union soviétique des années noires vous perdiez d’abord votre emploi, les gens ne vous adressaient plus la parole, et venait le jour du grand voyage là-haut dans l’archipel, loin des vôtres et pour toujours. Heureusement aujourd’hui en France, on ne s’en prend qu’à vos idées et encore, seulement dans ces milieux où les gens ont la mémoire si courte qu’elle leur donne une vision étriquée du monde. Etriquée, mais facile à concevoir, à comprendre et à transmettre, puisque de type binaire : à gauche le bien, à droite le mal.

 Jean-François Revel juge sincère la censure idéologique. Pour ma part je ne sais pas. Peu importe, ce qu’il faut retenir, c’est qu’elle est redoutable.

 Pour revenir au Front National dont les succès électoraux se confirment de jour en jour, comme des millions de citoyens je n’y suis pour rien. Allez donc voir du côté de ces partis et associations de gauche qui depuis des années ferment les yeux face à la délinquance, au chaos dans les banlieues, au non respect des règles les plus élémentaires, quand ce n’est pas face à la maltraitance des femmes, à l’intolérance religieuse, aux violences antisémites et homophobes. Allez donc voir du côté de ces partis, de ces associations qui au nom de doctrines réactionnaires comme celle, tenace, du multiculturalisme, ne voient dans la mise en cause de la laïcité, des libertés et de la république, que les conséquences de l’inégalité sociale. Faudra-t-il attendre le Grand Soir pour mettre fin à l’intolérable ?

 En attendant, ces gens-là donnent au Front National des raisons d’espérer. A son tour, comme au ping-pong, le parti xénophobe justifie les cris de vierges effarouchées de nos angelots : « Halte au racisme, à la xénophobie, au fascisme ! » Ainsi, ils ont quelque chose à dire. Sinon rien.

 

§


(1) J-F Revel.- La nouvelle censure, un exemple de mise en place de la mentalité totalitaire, Robert Laffont, 1977 ;

16/02/2015

Voir

 

Voilà un certain temps que je tente de mettre en évidence ce qu'on ne veut pas voir. Je me rappelle mon père qui, dans ce domaine, et tout à fait inconsciemment, était un grand professeur. C'est en partie lui qui m'a appris -j'allais dire qui m'a ouvert les yeux !- que la vision était moins en rapport avec l'acuité visuelle qu'avec la volonté d'user de ce sens. Il avait cette faculté de faire l'étonné quand j'attirais son attention sur des choses évidentes (qui ressortent à la vue) qui pouvaient bousculer chez lui ce que les allemands appellent la "Weltanschauung"(1), que nous traduisons assez mal par "vision du monde" ou "conception du monde". Ainsi tourmentée, la conception que mon père avait du monde lui imposait le silence. Au mieux il me susurrait un "Ah bon?" du bout des lèvres qui signifiait: intéressant sans plus, passons à autre chose. Le dictionnaire fait la distinction entre l'aveuglement qui est la privation du sens de la vue et l'aveuglement qui est l'état de celui dont la raison est obscurcie, le discernement troublé. 

 Dans ce domaine cependant, tout n'est pas affaire de volonté. Il y a des cas où l'on ne peut pas voir. Si vous êtes loin de l'incident, vous ne pouvez pas témoigner. Et celui qui émettrait une opinion sur ce qui s'est passé sans avoir été sur place pourra être poursuivi pour faux témoignage. A minima, on pourra lui reprocher de parler de ce qu'il ne connaît pas. Le problème, c'est qu'inévitablement l'esprit ne peut s'empêcher de venir au secours des sens. Des millions de gens de bonne foi nous entretiennent de ce qu'ils n'ont jamais vu. Les plus savants d'entre eux vont même jusqu'à enseigner des faits dont ils n'ont pas été les témoins, des phénomènes qu'ils n'ont jamais connus que par des lectures, des calculs ou par ouï dire. Comme j'aime bien plaisanter, je disais récemment à ma petite fille de huit ans et demi que la terre étant plate, les pluies torrentielles étaient nécessaires pour alimenter les océans, car l'eau se déversait sans cesse sur les côtés du disque. Elle me regardait avec ses grands yeux qu'elle a très beaux par ailleurs, et même son petit frère ne savait pas si j'étais sérieux ou non. Me connaissant, ils avaient quand même un doute, et sur le ton du maître devant l'élève qui se trompe, elle me rétorqua "non Papy, la terre est ronde", je crois même qu'elle ajouta qu'elle tournait sur elle-même. Certes je n'avais jamais vu que la terre était plate, mais ni elle ni moi n'avions jamais de nos propres yeux remarqué que la terre était ronde. Allez dire à des adultes que la terre est plate, qu'elle tourne autour de la lune ou que le soleil danse autour de ses planètes, on va vous rire au nez. Pourtant, comme les mouvements des astres ne sautent pas aux yeux, j'en connais qui, voulant rétablir de l'ordre dans le système du monde, se perdraient en explications obscures et en contorsions intellectuelles les plus absconses les unes que les autres. Vous ne pouvez pas savoir à quel point je suis fier que les connaissances de ma petite fille soient plus étendues que celles du plus savant des savants de l'antiquité. Pauvre Xénophane de Colophon qui voyait la terre plate, sans limites, ni de côté ni en dessous, ses racines s'étendant à l'infini! Pauvre Anaximandre pour lequel la terre était un disque plat dont la hauteur était le tiers du diamètre! Pauvre Anaximène qui concevait la terre comme un plateau, une table mince supportée par l'air! A huit ans, un enfant de notre siècle en sait autant sur le système de l'univers que le génial Aristarque de Samos qui fut accusé d'impiété pour avoir émis l'hypothèse de la rotation de la terre sur elle-même et autour du soleil. Dans un an ou deux cet enfant sera -en connaissances- pratiquement au niveau de Copernic, et devenus universitaires, des millions d'étudiants de notre époque pourront reprocher à Isaac Newton de n'avoir pas conçu la théorie de la relativité. Et tout cela sans jamais avoir rien vu de la terre, de la lune, du soleil et des étoiles que des images, et n'avoir appris tout cela que par les livres et les professeurs. Evoquez Adam ou Eve à des enfants qui n'en sont pas encore à l'âge scolaire, ils vous parleront du singe, d'autres plus âgés ou plus avertis vous entretiendront de Lucy, une femme qu'ils n'ont pas connue, dont on leur a montré les photographies de quelques os -et encore pas tous- mis bout à bout. Quelques centaines d'années avant nous, un adulte émettant l'hypothèse de l'évolution des espèces aurait été brulé comme hérétique. Aujourd'hui il y a vraiment de quoi être fier de voir nos enfants parler de choses qu'ils n'ont jamais vues. 

 Certes, il y a un danger. Celui de croire ce qu'on nous dit. Si l'esprit humain vagabonde au point de suppléer à nos sens quand la connaissance apportée par ces derniers est insuffisante et c'est souvent le cas, il a tendance par paresse à errer et à accorder facilement du crédit à des informations qui demanderaient à être sérieusement examinées. Je parlais des enfants tout à l'heure, oh comment il est facile de les induire en erreur! J'avais rapporté ces propos de gens qui n'avaient jamais posé un pied à l'étranger et qui disaient que l'Italie regorgeait de voleurs, que les allemands étaient balourds, qu'en Angleterre on mangeait mal, que la vie dans les pays nordiques était triste, que les américains avaient une arme à la main et qu'ils étaient gros. S'il faut se méfier des sens, il ne faut pas les condamner de façon systématique au nom d'un savoir purement intellectuel qui peut aller au-delà de ce que la raison nous autorise à penser. 

 Le philosophe Berkeley avait-il raison de croire que le monde réel n'existait pas? Il n'avait jamais porté sur ses épaules un lourd fardeau, n'avait jamais passé une nuit d'hiver à la rue allongé sous des cartons. Sans aller jusqu'à l'absurdité des affirmations du philosophe, c'est ahurissant de voir et d'entendre des personnes nous entretenir d'un monde dont elles n'ont qu'une vague idée. Comme si elles le scrutaient à la jumelle. Certes, de temps à autre elles y font un passage par obligation professionnelle, d'autres comme on se rend au zoo, pour vérifier que le monde réel existe. Je ne plaisante pas. Ecoutez les débats radio ou télé, vous vous demandez si ceux qui parlent vivent dans le même monde que ceux qui les rendent si bavards. Je me réjouis hier d'entendre une personne leur rétorquer qu'il faudrait qu'elles sortent un jour de la maison de la radio ! 

 Est-ce que les capacités de l'entendement humain, armé de l'outil de la Raison, équipé de toutes les connaissances possibles données par les écoles, les théories et les livres sont à même, sans l'aide de l'expérience quotidienne, de concevoir la réalité du monde ? A l'évidence non. Si l'on constate aujourd'hui une coupure entre les difficultés de la vie quotidienne et le discours du personnel politique, c'est en partie pour cela. Sans parler des multimillionnaires, un être humain qui dispose chaque mois de quatre ou cinq mille euros ne peut pas voir le monde comme un être humain qui tente de survivre avec le smic ou moins encore. Ce qui ne veut pas dire qu'une personne dans le besoin serait suffisamment raisonnable pour apporter une solution aux problèmes sociaux. On a vu des cas dans le passé où des gens du peuple devinrent des tyrans, on a vu aussi des gens admirables dont l'expérience acquise dans la vie leur donna le courage et la sagesse nécessaires pour le bien des peuples, je pense à Gandhi et à Mandela. 

 On peut comprendre les personnes qui vivent loin de la réalité, tant mieux pour elles. Mais celles qui ont une responsabilité politique, qui sont mandatées par le peuple, s'il est difficile de leur reprocher de ne pas partager la vie de tout le monde -critique facile qui fait le lit du populisme- on doit leur reconnaître une capacité étonnante de ne pas vouloir voir la réalité des choses, faculté que la langue française nomme aveuglement. Pour mettre en lumière cette notion, le petit Robert cite Michelet: "L'aveuglement, l'imbécillité, qui présida aux massacres". Cette cécité qui peut devenir dévastatrice et qui l'est déjà un peu, est le prix à payer pour les actes qui devraient être accomplis et qui ne le sont pas, par manque de courage. Ceux qui dirigent le monde aujourd'hui n'en ont pas. Mais nous, en avons-nous ? 

§ 

 

(1) Welt/an/schau/ung: bestimmte Art die Welt, die Natur und das Wesen des Menschen zu begreifen; façon déterminée de concevoir le monde, la nature et l'essence de l'homme.