Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

29/08/2020

Esclavage

 

 On sait qui étaient les colonisateurs et les marchands d’esclaves. On le sait. Mais il n’est pas toujours conseillé de le rappeler. Pour plus de détails, il vous faudra quitter la France, et vous rendre au Musée international de l’esclavage. Une exception qui confirme la règle : les Britanniques ne craignent pas de regarder leur passé en face. Le commerce des esclaves faisait escale à Bordeaux, à Nantes et dans ce port du nord de l’Europe : Liverpool. Un grand musée inauguré par l’UNESCO. La traite des noirs, la traversée de l’océan enchaînés dans des cales sombres et humides, la faim, les coups. Tout est dit. S’il fallait juger les auteurs de ce crime, il y en aurait du monde au prétoire ! Les marchands d’esclaves étaient européens, portugais, anglais, espagnols, français, américains du nord et du sud, et …africains. Les petits et grands potentats locaux échangeaient leurs frères de sang contre des armes et autres marchandises de première nécessité. Les uns n’auraient pas existé sans les autres.

 En outre, il faut s’entendre sur l’époque et la région concernées. Prenez la Bible, vous verrez qu’au Proche-Orient, le péché mignon de l’esclavage était l’affaire de gens très bien. Quand à nos Grecs « classiques » leur génie inventif n’a pas mis fin à ce fléau, fort bien justifié par le grand philosophe Aristote :

« Il est donc manifeste qu’il y a des cas où par nature certains hommes sont libres et d’autres esclaves, et que pour ces derniers demeurer dans l’esclavage est à la fois bienfaisant et juste. » (1)

Deux mille trois cent ans après, Engels examine l’esclavage antique :

« Etant donné les antécédents historiques du monde antique, spécialement du monde grec, la marche progressive à une société fondée sur des oppositions de classes ne pouvait s’accomplir que sous la forme de l’esclavage. Même pour les esclaves, cela fut un progrès ; les prisonniers de guerre parmi lesquels se recrutait la masse des esclaves, conservaient du moins la vie maintenant, tandis qu’auparavant on les massacrait et plus anciennement encore, on les mettait à rôtir. » (2)

 Selon le vieil adage « ni rire ni pleurer mais comprendre », le marxisme ne justifie ni ne condamne. Explication froide, examen de laboratoire : l’esclavage était nécessaire. Des mots qui font peur, sortis de l’éprouvette. Eprouvant. (3)

 Le Coran nous en raconte de bien belles aussi sur le sujet.

 Au cours de notre longue histoire, des millions de gens ont su exploiter des millions d’autres, prisonniers, métèques, étrangers, femmes, enfants, millions d’autres qui n’avaient d’autres moyens de survie que leurs jambes pour courir ou leurs bras pour ramer. Quand à la Renaissance, période des grandes découvertes, elle fut celle aussi de la confrontation avec ces êtres sans âmes, auteurs et victimes de sacrifices humains pour qui la soumission au « bon chrétien » fut probablement vécue comme une libération …

 Marchands d’un côté, esclaves de l’autre, arrêtez ! L’affaire est plus compliquée. Elle concerne aussi ceux qui n’ont rien acheté, rien vendu, rien dit. Elle concerne aussi nos pères en l’honneur de qui on pourrait ouvrir un grand musée sur le bon port de Nantes, gratuit, ouvert à tous, avec de grands panneaux explicatifs et des dépliants traduits dans toutes les langues, un musée qu’on pourrait jumeler avec celui que les souverains africains édifieraient sur cette petite île au large de Dakar, que des Hollandais achetèrent aux autochtones et qu’ils baptisèrent du joli nom de « Goede Reede » (La Bonne Rade), petit paradis des commerçants d’esclaves jusqu’au début du XIX° siècle.

§


(1) La Politique, Librairie philosophique J.Vrin, 1977, 1255a


(2) Anti-Dühring (M.E.Dühring bouleverse la science) Editions sociales, Paris, 1963, pp. 213-214


(3) A la décharge du « matérialisme historique », disons qu’il n’a pas le monopole des analyses froides de laboratoire. Jeune diplômé(e) sans emploi, employé(e) de cinquante ans licencié(e), chômeur(se) de longue durée, vous devez mal accepter les propos de ces analystes en chambre (froide) entendus sur les radios chaque matin : « Bien sûr la crise aura des conséquences, et bien évidemment en premier lieu il faut s’attendre à une montée en flèche du chômage… » C’est comme si c’était fait. On n’y peut rien. Il fallait s’y attendre. C’est la loi, la règle, le cours des choses, pourquoi pas la coutume ? C’est écrit. Le destin, la fatalité. Le sort en est jeté, il faudra nous y faire. En plus, il se croit honnête ce chroniqueur, c’est cela le plus révoltant : ce qu’il dit est vrai, tout le monde le sait. Lui le dit et l’explique en noir et en noir encore. Pour les couleurs, il nous faudra attendre la bonne volonté des dieux : un sourire de Wall Street, un bon geste des producteurs d’or noir, un OVNI gigantesque débarquant sur la Terre une montagne de réserves alimentaires (surtout des fruits et des légumes verts).

27/07/2020

Interdire

 


 Cette maxime a plus de quarante ans : « Il est interdit d’interdire », formule ramassée, facile à dire, à écrire, à reproduire. En réalité ce slogan, de libérateur n’en a que l’allure, car en imprégnant les esprits, il a causé des dégâts dans les familles, les écoles, les banlieues, bref partout où la société a besoin de règles, de repères. A une certaine époque il était de bon ton de souhaiter que des criminels en fuite ne soient pas rattrapés par la police. Aujourd’hui encore, on accuse la police d’être elle-même par son attitude –son existence ?- responsable des violences, au moins d’en être à l’origine. Ce qui sous-entend que si la police n’était pas là…

 En réalité, à travers la police, c’est la société qui est visée. La société fondée sur la recherche du profit, l’argent, la spéculation, l’exploitation de l’homme par l’homme, les inégalités. Le discours est simple, clair, précis : si on pique ton portefeuille ou si une étudiante se fait agresser dans le train, ne cherche pas, c’est la faute de la société. Celui qui s’est emparé de ton bien était dans le besoin, l’agresseur de la jeune fille avait lui-même été violenté par son père. Supprimez la misère et vous verrez : c’en sera fini de la délinquance, du crime et même du terrorisme.

 On imagine le désastre que cette idée peut engendrer dans la société humaine. Si c’est la faute des autres, ce n’est la faute de personne. Je pense avec nostalgie à nos maîtres d’autrefois qui s’efforçaient de cultiver en nous le sens des responsabilités. Y en a-t-il encore ? On me dit que oui. Je veux bien le croire, mais ils ne sont pas majoritaires. On nous apprenait que chacun était responsable de ses actes. En classe terminale, les préceptes du philosophe Kant qui affirmait que la maxime de mon action devait pouvoir être érigée en règle universelle, ne provoquaient pas les ricanements. Dans le métro, des gens se font agresser par une bande de voyous, et le commentateur de la radio a cette expression : « des jeunes un peu turbulents ». Alors vous pensez, Kant, on en est loin.

 S’il est interdit d’interdire, c’est le plus fort qui gagne. Ou le plus roué, le plus rusé. Il n’y a derrière mes propos rien de « sécuritaire » au sens péjoratif appuyé de l’angélisme ambiant. Je veux dire que l’absence d’interdictions, règles et sanctions, annonce la fin de la démocratie. Les trois mots qui sont inscrits sur les frontons de nos mairies indiquent d’abord que nous sommes libres. Etre libres de nos actes signifie que nous devons en répondre. C’est le plus beau cadeau que nos ancêtres révolutionnaires nous ont transmis : nous ne sommes plus des sujets, nous sommes libres et responsables. De là l’égalité. Oh certes, devant la loi seulement, c’est déjà beaucoup. Du haut en bas de l’échelle la loi républicaine nous place tous sur un pied d’égalité : chacun doit répondre de ses actes, le milliardaire frauduleux, l’agresseur du métro. La démocratie donne à ces personnes le droit de se défendre.


§

 

 

15/06/2020

L’étourdi

 


 Un jour que je restais évasif, incapable de répondre à une question pratique, on m’a dit : « Oh vous et les petits oiseaux ! » Cette réflexion abrupte m’a touché, car je me suis vu catalogué, classé parmi les rêveurs, les écervelés. On se rappelle cette anecdote rapportée par le professeur en classe terminale : Thalès trop occupé à observer les étoiles tombe dans un puits. Et voilà que, tout à fait par hasard, une servante thrace passe par là. Témoin de la scène, elle rigole et se dit qu’au lieu de contempler les nuages, le grand philosophe aurait mieux fait de regarder où il mettait les pieds.

 Une belle image qui fait bien rire. Comme nous rions de situations où notre conduite n’est pas compatible avec la réalité : évoluer chez soi en chemise de nuit s’il est l’heure d’aller au lit ne fait rire personne. Monter dans le train le matin dans la même tenue, avec un bonnet de nuit sur la tête provoquera l’hilarité générale. Ce qui surprend, ce n’est ni le pyjama ni le bonnet de nuit (encore que…), mais l’inadéquation entre la tenue et le moment où on l’enfile, c’est-à-dire: la réalité, ce qui est attendu.

 Alain le philosophe m’arrêterait en disant que nous n’avons pas les mêmes pensées selon que nous sommes en costume ou en pyjama. Il ajouterait que l’homme ou la femme en chemise de nuit dans le métro à 8 heures du matin ne seraient pas dans les meilleures dispositions pour faire avancer le travail d’équipe dans la journée. J’accorde donc qu’il y a des normes à respecter, en ajoutant car je suis têtu que revêtir un costume ne garantit pas nécessairement l’excellence d’un travail à venir. Et que l’individu en pyjama pourrait bien être –sait-on jamais- une fois entré dans son laboratoire, la femme ou l’homme de la situation.

 Revenons à Thalès. Lui n’était pas habillé pour la nuit, mais c’était pire, car sa distraction le fit tomber dans un puits. Le rire de la servante thrace nous dit ceci : à quoi bon les grandes idées si on ignore ce qui nous est transmis par nos sens ?

 Le distrait fait table rase du nécessaire. En oubliant ses clés, ses lunettes, son téléphone ou ses papiers, il est incapable de faire face à la réalité. Car aujourd’hui plus que jamais ces petites choses sont devenues indispensables. Collées à nous, elles sont partie prenante de notre propre personne. Par simple distraction, ou parce qu’il pense à autre chose, qu’il a d’autres idées en tête, peut-être aussi parce qu’inconsciemment l’oubli de ces objets est une esquive, une façon de se soustraire à une obligation, l’étourdi n’est pas si ridicule que ça.. Sans l’avoir vraiment voulu, sa visite chez le dentiste pour l’arrachage d’une dent est compromise. En sera-t-il de même pour un rendez-vous amoureux, pour la remise d’un prix, pour un départ en voyage ? Rien n’est moins sûr.

 Mais il est sujet de moquerie. En pyjama dans la rue, il ne fait pas rire. Les gens affairés, trop occupés, emportés par l’action, ne font que ricaner. Les plus sérieux vont le plaindre. Certes, l’étourderie n’est pas un exemple à suivre. Tous ceux qui oublient de s’habiller pour sortir ne sont pas des philosophes. Mais que l’individu qui apparaît coupé de la réalité, en inadéquation avec ce qu’on attend de lui, soit sujet de moquerie, est un signe, un moment de la spirale dans laquelle la société moderne nous entraîne.

 Quand il n’y a plus d’autre réalité que matérielle, quand rien d’autre ne compte que l’action efficace, le résultat, les chiffres et les courbes, quand même les loisirs sont organisés et les voyages minutés, quand il faut qu’on nous montre un monstre pour qu’on en ait l’idée, quand la musique et les beaux-arts ne sont plus enseignés, dans ce monde qui ne laisse plus d’espace à l’imaginaire, je me demande si le héraut des temps modernes, annonciateur d’un monde à échelle humaine… ne serait pas l’étourdi.

 Si les passants qui se moquent étaient eux-mêmes dans l’illusion ? Si, nez collé à la réalité quotidienne, ils oubliaient l’essentiel ? Le philosophe répondait à la servante thrace en évoquant cette caverne où des hommes ignorent qu’ils vivent dans un monde d’apparences et d’illusions. Celui qui a connu la lumière du jour, s’il revenait dans la caverne serait aveuglé, comme s’il était dans le noir total. Il faudrait du temps pour que ses yeux retrouvent leur faculté de voir dans la pénombre. Il faut avoir vécu dans la lumière pour se faire une idée de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas. Vivre dans la lumière n’est pas inné, cela suppose un effort, un travail de la pensée, un détachement par rapport à la vie quotidienne, une posture qui ressemble fort à celle de l’étourdi, en ce qu’elle peut montrer d’étrange, d’inhabituel. Mais ce détachement, ce recul imposé par rapport aux soucis quotidiens sont un moyen de les dépasser. Pour enfin prendre en compte la valeur des choses, voir quel est le but des actions menées, quels sont les dangers encourus par notre mode de vie. Une porte ouverte à la réflexion, non seulement pour les enfants des écoles, mais pour chacun d’entre nous.

 

§