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18/04/2020

Dinosaures

 


 Tout a commencé sur la corniche de St Valéry en Caux. Au ralenti nous nous engagions dans le premier lacet pour mieux admirer le paysage et la vue sur le port quand le véhicule qui nous suivait de près nous rappela en klaxonnant que nous n’étions pas seuls. Ce coup de trompette m’énerva, je répondis en usant de l’avertisseur à mon tour. Alors l’automobile nous dépassa brusquement en faisant hurler son moteur, et nous barra la route. Le conducteur descendit. Il me fit signe d’ouvrir ma vitre, ce que je fis, prêt à lui dire que personne ici du haut de cette falaise n’avait d’autre urgence que de profiter du paysage. Je n’en eus pas le temps. Il me dit sur un ton qui ne souffrait nulle réplique :

« Les vieux, on les pique. »

 Dix ans ont passé, et la leçon est restée vivante, j’ai remâché mille fois ces mots terribles que n’aurait pas reniés le pire des idéologues du III° Reich.

 Si j’en parle maintenant c’est que, sans aller jusqu’à piquer les vieux, la société ne les épargne pas. Etre vieux n’est pas à la mode. Il faut dire qu’on y est un peu pour quelque chose. Nuls en informatique, sourds au téléphone, mous au volant, lents sur les passages piétons, chicanes mobiles dans les allées des supermarchés, vieux sages bavards et lassants qui prétendent donner des leçons au monde entier, les personnes âgées que nous sommes prennent décidément beaucoup de place, et ce ne serait pas un grand malheur s’ils débarrassaient au plus tôt le plancher. Seulement il y a un hic. Ils ne partent pas d’un coup. Ils n’en finissent pas de finir, s’accrochent à leur chez-eux comme s’il faisait partie d’eux-mêmes. Et quand de guerre lasse ils cèdent aux sirènes de leur progéniture, tu sais papa, tu sais maman, vous serez bien là-bas…il y a ce passage dans leur dernière maison avec tout ce qu’il faut, infirmières, animations, télévision et médicaments. Un passage très long, qui empoisonne les « actifs », leur infligeant des démarches, de longs moments d’ennui, à écouter une fois par semaine des histoires qu’ils ont déjà mille fois entendues, et quand l’heure du goûter arrive, à les faire manger à la petite cuillère sous le regard attendri de l’infirmière qui passe, c’est beau d’aimer son père ou sa mère jusque dans les derniers jours.

 La vieillesse est comme une maladie, orpheline. Ce n’est sans doute pas faute d’avoir cherché, mais à l’heure où je parle, le vaccin anti-âge n’existe pas. On met des crèmes et de la pommade pour rajeunir, les laboratoires font ce qu’ils peuvent pour gagner des sous en laissant croire à des miracles. Ce qui est surprenant, c’est qu’on se maquille pour rester jeune mais jamais à l’inverse vous ne verrez un jeune se grimer le visage pour avoir l’air d’un sage.

 Ce n’est pas que la société n’aime pas ses vieux, mais plutôt qu’elle les regarde de haut. De sa technologie sans cesse renouvelée, de sa mise en question permanente d’anciennes règles, des changements incessants dans les modes de communication, bref : de ses modernités. Comme ils sont insupportables et incorrigibles, il faut bien les fustiger d’une façon ou d’une autre, les anciens. La moquerie est une solution qui sans être toujours efficace est pour le moins plaisante. Déjà bien avant l’admission en maison de retraite quand les premiers symptômes du vieillissement se font sentir, certains comportements font sourire. Quand on se fâche parce qu’une sonnerie de téléphone interrompt la conversation, quand on s’irrite de voir la langue française massacrée sur tous les écrans et qu’on maintient seul contre tous qu’en grammaire comme en société il y a des règles à respecter, quand on dit bonjour aux élèves et qu’on les fait se lever en première heure de matinée, quand on introduit un film argentique dans l’appareil photographique, quand on écoute jusqu’au bout et en silence une symphonie, quand pendant la projection d’un film on demande de ne pas manifester bruyamment son émotion, quand on adresse une lettre manuscrite à sa famille sans conclure par ces mots : « envoyé de mon stylo à bille », la nouvelle société a un mot pour marquer l’auteur de ces curiosités : dinosaure.

 Le terme a un avantage par rapport à cet autre trop usé de « ringard » qui prête à confusion, car à l’origine il s’agit d’une barre de fer servant à attiser le feu, à décrasser les grilles, à retirer les scories, choses qui au sens figuré pourraient être des qualités. Au dinosaure on assène qu’il faut vivre avec son temps. Mais quel temps ? Celui des technologies nouvelles ? Si ce n’est que cela, rien ne s’oppose à ce que les malentendants, les déficients visuels et les personnes ayant des difficultés à se déplacer s’adaptent, car justement les progrès en électronique apportent un peu plus chaque jour des solutions efficaces. Mais si le temps est celui du conditionnement, des préjugés, des dogmes, des ragots et de la misère morale, qu’on soit jeune ou qu’on soit vieux, il est le nôtre. Et les humains, quel que soit leur âge, sont sur la même planète.

 La jeunesse, comme la sénilité, est là-haut. Elle siège dans la partie la plus élevée du corps, au sommet. L’intelligence n’a rien à voir avec l’âge des artères. On peut être raciste ou homophobe à tout moment, antisémite à douze ans, négationniste à quatre-vingt dix. Conservateur à vingt ans et révolutionnaire à quatre-vingt. On entend des adolescents parler de carrière, de salaire, d’impôts, il y en a qui pensent à assurer leur retraite ! Et des vieux qui la passent à ruminer en ne voyant de l’univers que l’espace clos de leur jardin ! En réalité, ce ne sont pas les vieux qui nous pompent l’air, mais ceux qui sont vieux dans la tête, ces apôtres de la norme, de la prudence, du raisonnable, du prêt à penser, du comme il faut, ces gens qui –et cela est insupportable- ont toujours raison. En accord avec l’opinion, orientés perpétuellement dans le sens des courants et des vents, ils ne peuvent jamais se tromper et regardent les doux rêveurs que sont les jeunes de sept à soixante dix sept ans avec un sourire bienveillant.

 

§

 

 

03/04/2020

Virus terrible

 


- Un philosophe avait dit que les hommes n’avaient jamais été aussi libres que sous la dictature.

- Il aimait les paradoxes !

- Il voulait dire que la vraie liberté est intérieure. Elle n’a rien à voir avec la libre circulation dans les rues, la liberté de réunion, d’association, de la presse, toutes libertés qui sont nécessaires certes, mais ne suffisent pas à faire de nous des êtres libres. Avait-il remarqué, ce philosophe, que des personnes qui jouissaient de la liberté d’aller et venir étaient en fait assujetties au pouvoir ? Que d’autres étaient montrées du doigt, ridiculisées, ou pire, persécutées, internées pour avoir agi selon leur libre-arbitre ?

- Quand tu dis « assujettis au pouvoir », penses-tu au pouvoir politique ?

- Il peut s’agir aussi de religion, de la pensée dominante, du dogme établi, de tout système qui fait de chaque personne un élément d’un tout, comme une pièce de puzzle. Quand une pièce ne s’intègre pas…malheur à elle ! Je fais ce détour qui permet de mieux comprendre ce qui est arrivé à des amis. Je disais que la liberté était intérieure. L’enfermement aussi. Un vrai quartier d’isolement qui n’a nul besoin de barreaux, de murs, de rats ni de sévices. Un cachot tout noir, minuit dans le siècle, l’obscurantisme. Si certains de nos contemporains furent un jour prisonniers, ce fut d’eux-mêmes.

- Comment cela fut-il possible ?

- Ils avaient été contaminés par Krokoukas.

- Qui est-ce ?

- Le Moloch des temps modernes. Krokoukas dévore de l’intérieur. C’est le plus terrible des virus. Il est à l’origine de troubles du comportement pouvant aller jusqu’à l’hystérie… et comme il est contagieux, il s’attaque au corps social, provoquant l’hystérie collective.

- La science ne s’est pas penchée sur le sujet ?

- C’est hors de son domaine de recherche. Le virus est indétectable. Pas de vaccin, pas de traitement. Tu peux courir les laboratoires. Quand le mal est intérieur, le remède doit l’être aussi. Inutile d’aller chercher ailleurs ce qui est en nous-mêmes. Il y a un antidote.

- Les globules blancs ? Les anticorps ? Le repos ? L’abstinence ? L’ascèse ? La ….. ?

- Oh que non ! Rien de tout cela ! Le bon sens mon cher, le bon sens. Appelle-le raison, discernement, entendement, conscience, peu importe… Krokoukas ne craint qu’une chose : qu’on se mette à penser. Le simple bon sens permet de sauter le mur, même si c’est au prix d’une remise en question de soi, de son éducation, de sa culture, de ses fréquentations, même si, et cela c’est très dur, cet effort implique de poser quelques instants son téléphone portable et de goûter le plaisir du silence, de la solitude pour voir renaître une vie intérieure, foisonnante, riche, pénétrante.

- Utopie ?

- Réalité ! Politique ou religieux, Krokoukas a fait beaucoup de morts, de malheureux, il a séparé des gens, déporté des peuples, mais aussi, car il est malin, il a donné de l’espoir à ceux qui n’en avaient plus. Des millions ont cru en lui, lui ont tout donné quand ils n’avaient rien, ils ont même trahi les leurs, avoué des crimes qu’ils n’avaient pas commis, et pire : ont gardé le silence quand ils auraient dû parler. D’autres ont réagi. Ils ont changé d’idées, au prix parfois de l’incertitude, mais sont restés fidèles à leurs principes.

- L’incertitude, le doute : n’y a-t-il pas là un danger ?

- Vaincre le virus est étourdissant, mais ne nous fait pas nécessairement sombrer dans le scepticisme. Le message que nous laissent les convalescents ressemble à une mise en garde. Leur époque fut celle des grands bouleversements. Des idées qui étaient dominantes se sont révélées stériles ou négatives, laissant la place aux interrogations.

- Certains sont ainsi faits qu’ils campent fermement sur des positions que la sagesse et l’expérience humaines jugent intenables. Ils disent que le responsable de tous les maux qui accablent l’humanité aujourd’hui est le système capitaliste. Mais comme ils savent qu’il n’y a pas d’autre alternative à cette organisation de la société –si l’on veut garder nos libertés- alors ils se taisent sur le type de société qu’ils appellent de leurs vœux, car s’ils nous la présentaient, elle ressemblerait étrangement à celle qui a provoqué famines, persécutions, déportations, et qui a imposé à des peuples entiers de vivre dans la peur.

- D’autres croient être immunisés contre Krakoukas. Mais ce diable de virus a muté, il les a rendu insouciants, orphelins de dieux et de tout idéal, il les manipule par le jeu, les petits plaisirs et la profusion de biens matériels.

- D’autres encore prennent de la distance non par prudence ou frilosité, mais pour voir clair, entendre, sentir. Quand on arrête de fumer, il faut des mois avant de retrouver le plaisir du goût et des odeurs. Pendant des années la maladie nous a aveuglés, on est resté sourd aux appels, insensible aux souffrances. Pour en sortir il faut du temps avant de se reprendre et se frayer à nouveau un chemin. Et puis l’incertitude n’est-elle pas un attribut de l’humanité ? N’est-ce pas parce que nous sommes libres que nous ne savons pas de quoi demain sera fait ?

- Mais le doute, même s’il est provisoire, n’est-il pas une solution de facilité ? Il y a l’urgence de certaines situations, des décisions à prendre…

- Etonnante réflexion d’un étudiant en sciences. Voyons, les plus grandes découvertes n’ont-elles pas été faites à la suite d’un questionnement ? La facilité, pour reprendre le mot, n’est-elle pas de s’installer paisiblement dans le fauteuil du prêt à penser officiel ? Des fauteuils, dogmes et doctrines en ont des millions en magasin, et confortables. Mais attention à Krokoukas, ils sont piégés. Plus que des gens qui doutent, méfions-nous de ceux qui ont réponse à tout !


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04/03/2020

Tous pourris ?

 


 La vie, si elle n’est pas toujours drôle, est heureusement parsemée d’une multitude de petits plaisirs. Il y a les chocolats de Noël retrouvés en rangeant les placards, les anciennes photographies redécouvertes dans les boîtes à chaussures, la perspective de vacances prochaines, les fou rires en repassant une cassette d’Alex Métayer, apprendre que les enfants malgré les encombrements sont arrivés à bon port, la venue du printemps avec les jours qui s’allongent, le vent qui se calme après la tempête, bref même si parfois les mauvaises nouvelles nous découragent, c’est bien rare qu’il n’y ait pas un lendemain qui chante.

 Là où on prend le plus grand plaisir, c’est en compagnie des autres. Réunions entre amis, voisins, famille, enfants. Pas de grands discours, seulement de petites choses. Le son des glaçons tombés dans les verres, les yeux qui brillent, les voix qui s’élèvent, les éclats de rire, les points de vue qui s’accordent, les avis qui divergent, les opinions de plus en plus tranchées après le deuxième, parfois le troisième verre. Et puis ce plaisir ultime, celui qui sort de votre bouche, de dire simplement, comme conclusion définitive, bien que vous n’en pensiez peut-être pas un mot, mais parce que ça fait du bien, et surtout parce que –tel un pacte de non-agression- cela met tout le monde d’accord, vous dîtes : Ils sont tous pourris !.

 Non mais vous imaginez, au milieu d’un groupe, un gugusse qui oserait :

On a quand même de la chance d’avoir un bon président, un gouvernement responsable, une France qui va mieux, des femmes et des hommes politiques au-dessus de tout soupçon...

 Pouvez-vous imaginer cela ? Bien sûr que non. Plus il y a de monde, plus il faut élever la voix, et lancer les phrases qui tuent. Et c’est là que je voulais en venir. Quel plaisir cela peut être de dire en posant son verre bruyamment sur la table : Ils sont tous pourris ! A moins d’être au milieu d’une assemblée de Témoins de Jéhovah, d’un groupe de paroles engagé dans la lutte anti-alcoolique ou en plein Conseil des ministres, personne ne vous contredira.

 La dernière fois que j’ai entendu cette boutade, un accord total s’est fait autour de la table. Ah pour ça oui, ils sont bien tous pourris. En réalité, personne ne partageait vraiment l’avant dernier mot. Pourris d’accord, mais pas tous. Dans l’esprit de beaucoup, le pourrissement se développe seulement en haut, dans la sphère des gens qui sont susceptibles d’exercer le pouvoir, ou qui l’exercent réellement. Le président, les ministres, les préfets, les patrons, les dirigeants des partis et des syndicats, tous sont pourris. Le pourrissement n’englobe pas ceux qui défoncent le portail d’un ministère à l’aide d’un engin de chantier, ceux qui profanent les monuments commémoratifs, les édifices religieux, ceux qui piétinent en chantant l’effigie d’un président, ou qui défilent derrière la tête en carton d’un président brandie au bout d’une pique, qui mettent le feu à un établissement supposé fréquenté par les riches, ceux qui ont la haine parce qu’ils ont subi un échec aux élections, bref, le pourrissement est sélectif. Et quand un ingénu répond à mi-voix qu’il n’aimerait pas être à la place du président, le ton baisse d’un bémol. Mais il y a toujours quelqu’un pour dire que le haut personnage de l’état en est arrivé là pour s’en mettre plein les poches. Ce qu’il feint d’ignorer, c’est qu’il aurait été beaucoup plus riche en continuant d’exercer son métier plutôt qu'en s'engageant en politique.


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