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15/06/2020

L’étourdi

 


 Un jour que je restais évasif, incapable de répondre à une question pratique, on m’a dit : « Oh vous et les petits oiseaux ! » Cette réflexion abrupte m’a touché, car je me suis vu catalogué, classé parmi les rêveurs, les écervelés. On se rappelle cette anecdote rapportée par le professeur en classe terminale : Thalès trop occupé à observer les étoiles tombe dans un puits. Et voilà que, tout à fait par hasard, une servante thrace passe par là. Témoin de la scène, elle rigole et se dit qu’au lieu de contempler les nuages, le grand philosophe aurait mieux fait de regarder où il mettait les pieds.

 Une belle image qui fait bien rire. Comme nous rions de situations où notre conduite n’est pas compatible avec la réalité : évoluer chez soi en chemise de nuit s’il est l’heure d’aller au lit ne fait rire personne. Monter dans le train le matin dans la même tenue, avec un bonnet de nuit sur la tête provoquera l’hilarité générale. Ce qui surprend, ce n’est ni le pyjama ni le bonnet de nuit (encore que…), mais l’inadéquation entre la tenue et le moment où on l’enfile, c’est-à-dire: la réalité, ce qui est attendu.

 Alain le philosophe m’arrêterait en disant que nous n’avons pas les mêmes pensées selon que nous sommes en costume ou en pyjama. Il ajouterait que l’homme ou la femme en chemise de nuit dans le métro à 8 heures du matin ne seraient pas dans les meilleures dispositions pour faire avancer le travail d’équipe dans la journée. J’accorde donc qu’il y a des normes à respecter, en ajoutant car je suis têtu que revêtir un costume ne garantit pas nécessairement l’excellence d’un travail à venir. Et que l’individu en pyjama pourrait bien être –sait-on jamais- une fois entré dans son laboratoire, la femme ou l’homme de la situation.

 Revenons à Thalès. Lui n’était pas habillé pour la nuit, mais c’était pire, car sa distraction le fit tomber dans un puits. Le rire de la servante thrace nous dit ceci : à quoi bon les grandes idées si on ignore ce qui nous est transmis par nos sens ?

 Le distrait fait table rase du nécessaire. En oubliant ses clés, ses lunettes, son téléphone ou ses papiers, il est incapable de faire face à la réalité. Car aujourd’hui plus que jamais ces petites choses sont devenues indispensables. Collées à nous, elles sont partie prenante de notre propre personne. Par simple distraction, ou parce qu’il pense à autre chose, qu’il a d’autres idées en tête, peut-être aussi parce qu’inconsciemment l’oubli de ces objets est une esquive, une façon de se soustraire à une obligation, l’étourdi n’est pas si ridicule que ça.. Sans l’avoir vraiment voulu, sa visite chez le dentiste pour l’arrachage d’une dent est compromise. En sera-t-il de même pour un rendez-vous amoureux, pour la remise d’un prix, pour un départ en voyage ? Rien n’est moins sûr.

 Mais il est sujet de moquerie. En pyjama dans la rue, il ne fait pas rire. Les gens affairés, trop occupés, emportés par l’action, ne font que ricaner. Les plus sérieux vont le plaindre. Certes, l’étourderie n’est pas un exemple à suivre. Tous ceux qui oublient de s’habiller pour sortir ne sont pas des philosophes. Mais que l’individu qui apparaît coupé de la réalité, en inadéquation avec ce qu’on attend de lui, soit sujet de moquerie, est un signe, un moment de la spirale dans laquelle la société moderne nous entraîne.

 Quand il n’y a plus d’autre réalité que matérielle, quand rien d’autre ne compte que l’action efficace, le résultat, les chiffres et les courbes, quand même les loisirs sont organisés et les voyages minutés, quand il faut qu’on nous montre un monstre pour qu’on en ait l’idée, quand la musique et les beaux-arts ne sont plus enseignés, dans ce monde qui ne laisse plus d’espace à l’imaginaire, je me demande si le héraut des temps modernes, annonciateur d’un monde à échelle humaine… ne serait pas l’étourdi.

 Si les passants qui se moquent étaient eux-mêmes dans l’illusion ? Si, nez collé à la réalité quotidienne, ils oubliaient l’essentiel ? Le philosophe répondait à la servante thrace en évoquant cette caverne où des hommes ignorent qu’ils vivent dans un monde d’apparences et d’illusions. Celui qui a connu la lumière du jour, s’il revenait dans la caverne serait aveuglé, comme s’il était dans le noir total. Il faudrait du temps pour que ses yeux retrouvent leur faculté de voir dans la pénombre. Il faut avoir vécu dans la lumière pour se faire une idée de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas. Vivre dans la lumière n’est pas inné, cela suppose un effort, un travail de la pensée, un détachement par rapport à la vie quotidienne, une posture qui ressemble fort à celle de l’étourdi, en ce qu’elle peut montrer d’étrange, d’inhabituel. Mais ce détachement, ce recul imposé par rapport aux soucis quotidiens sont un moyen de les dépasser. Pour enfin prendre en compte la valeur des choses, voir quel est le but des actions menées, quels sont les dangers encourus par notre mode de vie. Une porte ouverte à la réflexion, non seulement pour les enfants des écoles, mais pour chacun d’entre nous.

 

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12/05/2020

Vérité toute nue

 


 Il s’est passé quelque chose d’étonnant sur le petit écran. Un homme politique de premier plan s’exprime, comme tous les français pendant l’épidémie, il est confiné chez lui, la caméra de son ordinateur le montre en buste. Et soudain, au beau milieu de l’interview, un enfant apparaît à son côté, l’enlace et lui fait un câlin. L’homme, encore absorbé par ses explications, tente de raisonner son fils, par un geste amical on devine qu’il lui demande de ne pas le déranger pendant son travail. Mais le jeune garçon insiste, intéressé qu’il est aussi par ce qui se passe sur l’écran. Il est adorable ce petit, et tout dans son attitude montre combien il doit être aimé dans cette maison.

 Je ne me rappelle plus le contenu des paroles de ce responsable d’un grand parti politique, il devait probablement donner son avis sur la terrible crise sanitaire qui frappe notre pays et le monde. Mais peu importe. Ce qui reste en mémoire, c’est l’image simple, dépouillée, d’un père et d’un enfant. Comme si subitement, sur les mots, les convictions et les argumentations, l’amour et la sincérité avaient pris le dessus.

 Image formidable, car étonnante en cette époque difficile où les rapports humains sont perpétuellement tendus, les nerfs à fleur de peau. Et peut-être que s’il m’avait fallu exprimer un choix en période électorale, j’aurais voté pour cet homme. Comment pourrait-il être mauvais s’il est aimé par son fils ?

 Cela me ramène aussi à la faiblesse humaine. A commencer par la mienne. Car si j’ai été ému par cette image, j’aurais pu l’être par une autre présentant le pire des dictateurs enlacé par son enfant. Ce n’est pas impossible après tout. On sait maintenant que des criminels de guerre peuvent être des modèles au sein de leur foyer, de bons maris, de gentils papas. Mais je ne voudrais pas rester sur cette note pessimiste. Chassons ces idées sombres et gardons cette belle image en mémoire, car pendant une minute ou deux, sur des millions d’écrans dans tout le pays, c’est la vérité toute nue qui s’est imposée, au moment où on ne l’attendait pas.

 

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19:52 Publié dans Autour d'un mot | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : père, enfant, amour

18/04/2020

Dinosaures

 


 Tout a commencé sur la corniche de St Valéry en Caux. Au ralenti nous nous engagions dans le premier lacet pour mieux admirer le paysage et la vue sur le port quand le véhicule qui nous suivait de près nous rappela en klaxonnant que nous n’étions pas seuls. Ce coup de trompette m’énerva, je répondis en usant de l’avertisseur à mon tour. Alors l’automobile nous dépassa brusquement en faisant hurler son moteur, et nous barra la route. Le conducteur descendit. Il me fit signe d’ouvrir ma vitre, ce que je fis, prêt à lui dire que personne ici du haut de cette falaise n’avait d’autre urgence que de profiter du paysage. Je n’en eus pas le temps. Il me dit sur un ton qui ne souffrait nulle réplique :

« Les vieux, on les pique. »

 Dix ans ont passé, et la leçon est restée vivante, j’ai remâché mille fois ces mots terribles que n’aurait pas reniés le pire des idéologues du III° Reich.

 Si j’en parle maintenant c’est que, sans aller jusqu’à piquer les vieux, la société ne les épargne pas. Etre vieux n’est pas à la mode. Il faut dire qu’on y est un peu pour quelque chose. Nuls en informatique, sourds au téléphone, mous au volant, lents sur les passages piétons, chicanes mobiles dans les allées des supermarchés, vieux sages bavards et lassants qui prétendent donner des leçons au monde entier, les personnes âgées que nous sommes prennent décidément beaucoup de place, et ce ne serait pas un grand malheur s’ils débarrassaient au plus tôt le plancher. Seulement il y a un hic. Ils ne partent pas d’un coup. Ils n’en finissent pas de finir, s’accrochent à leur chez-eux comme s’il faisait partie d’eux-mêmes. Et quand de guerre lasse ils cèdent aux sirènes de leur progéniture, tu sais papa, tu sais maman, vous serez bien là-bas…il y a ce passage dans leur dernière maison avec tout ce qu’il faut, infirmières, animations, télévision et médicaments. Un passage très long, qui empoisonne les « actifs », leur infligeant des démarches, de longs moments d’ennui, à écouter une fois par semaine des histoires qu’ils ont déjà mille fois entendues, et quand l’heure du goûter arrive, à les faire manger à la petite cuillère sous le regard attendri de l’infirmière qui passe, c’est beau d’aimer son père ou sa mère jusque dans les derniers jours.

 La vieillesse est comme une maladie, orpheline. Ce n’est sans doute pas faute d’avoir cherché, mais à l’heure où je parle, le vaccin anti-âge n’existe pas. On met des crèmes et de la pommade pour rajeunir, les laboratoires font ce qu’ils peuvent pour gagner des sous en laissant croire à des miracles. Ce qui est surprenant, c’est qu’on se maquille pour rester jeune mais jamais à l’inverse vous ne verrez un jeune se grimer le visage pour avoir l’air d’un sage.

 Ce n’est pas que la société n’aime pas ses vieux, mais plutôt qu’elle les regarde de haut. De sa technologie sans cesse renouvelée, de sa mise en question permanente d’anciennes règles, des changements incessants dans les modes de communication, bref : de ses modernités. Comme ils sont insupportables et incorrigibles, il faut bien les fustiger d’une façon ou d’une autre, les anciens. La moquerie est une solution qui sans être toujours efficace est pour le moins plaisante. Déjà bien avant l’admission en maison de retraite quand les premiers symptômes du vieillissement se font sentir, certains comportements font sourire. Quand on se fâche parce qu’une sonnerie de téléphone interrompt la conversation, quand on s’irrite de voir la langue française massacrée sur tous les écrans et qu’on maintient seul contre tous qu’en grammaire comme en société il y a des règles à respecter, quand on dit bonjour aux élèves et qu’on les fait se lever en première heure de matinée, quand on introduit un film argentique dans l’appareil photographique, quand on écoute jusqu’au bout et en silence une symphonie, quand pendant la projection d’un film on demande de ne pas manifester bruyamment son émotion, quand on adresse une lettre manuscrite à sa famille sans conclure par ces mots : « envoyé de mon stylo à bille », la nouvelle société a un mot pour marquer l’auteur de ces curiosités : dinosaure.

 Le terme a un avantage par rapport à cet autre trop usé de « ringard » qui prête à confusion, car à l’origine il s’agit d’une barre de fer servant à attiser le feu, à décrasser les grilles, à retirer les scories, choses qui au sens figuré pourraient être des qualités. Au dinosaure on assène qu’il faut vivre avec son temps. Mais quel temps ? Celui des technologies nouvelles ? Si ce n’est que cela, rien ne s’oppose à ce que les malentendants, les déficients visuels et les personnes ayant des difficultés à se déplacer s’adaptent, car justement les progrès en électronique apportent un peu plus chaque jour des solutions efficaces. Mais si le temps est celui du conditionnement, des préjugés, des dogmes, des ragots et de la misère morale, qu’on soit jeune ou qu’on soit vieux, il est le nôtre. Et les humains, quel que soit leur âge, sont sur la même planète.

 La jeunesse, comme la sénilité, est là-haut. Elle siège dans la partie la plus élevée du corps, au sommet. L’intelligence n’a rien à voir avec l’âge des artères. On peut être raciste ou homophobe à tout moment, antisémite à douze ans, négationniste à quatre-vingt dix. Conservateur à vingt ans et révolutionnaire à quatre-vingt. On entend des adolescents parler de carrière, de salaire, d’impôts, il y en a qui pensent à assurer leur retraite ! Et des vieux qui la passent à ruminer en ne voyant de l’univers que l’espace clos de leur jardin ! En réalité, ce ne sont pas les vieux qui nous pompent l’air, mais ceux qui sont vieux dans la tête, ces apôtres de la norme, de la prudence, du raisonnable, du prêt à penser, du comme il faut, ces gens qui –et cela est insupportable- ont toujours raison. En accord avec l’opinion, orientés perpétuellement dans le sens des courants et des vents, ils ne peuvent jamais se tromper et regardent les doux rêveurs que sont les jeunes de sept à soixante dix sept ans avec un sourire bienveillant.

 

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