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12/03/2018

1968




 Pourquoi s’engage-t-on ? Quelle est la source de l’engagement ? Pourquoi un jeune homme ou une jeune fille à qui sourit la vie, éduqués et choyés dans une famille paisible, à une époque où la société a presque vaincu la misère, que les citoyens, les partis, les syndicats, les associations disposent des libertés de penser, se réunir, voter, manifester… pourquoi une jeune fille ou un jeune homme décident-ils un jour de tout chambouler comme dans un jeu de quille, de faire la révolution ? On comprend les grands bouleversements de 1789, de 1848, de 1871, de 1917 quand des peuples affamés par les classes possédantes et épuisés par les guerres, n’ayant plus rien à perdre, prenaient d’assaut les bastilles et les palais d’hiver. Ils n’avaient pas besoin de grands orateurs ni de politiciens habiles pour prendre les armes, car la révolution pour eux n’était ni dans les livres ni aux tribunes, elle était vitale, c’était la liberté ou la mort.

 Mais à l’époque qu’on qualifie de « Trente glorieuses » dans cette France heureuse où le temps de la guerre, de l’occupation et des privations était oublié, temps que d’ailleurs la jeune fille et le jeune homme n’avaient pas connu, comment en est-on arrivé à rêver, à imaginer puis à projeter une insurrection ? On dira qu’il y avait encore suffisamment d’inégalités sociales pour justifier la révolte. Je n’y crois pas trop. Comme beaucoup d’étudiants il nous fallait payer nos propres études en travaillant pendant un mois l’été et à mi-temps dans le cours de l’année. Cela nous obligeait à repousser parfois dans la soirée nos obligations universitaires. Les étudiants salariés veillaient tard s’ils voulaient ne pas manquer les travaux pratiques du soir. Mais c’était loin d’être la misère. Ce n’est pas là qu’il faut chercher la source de l’engagement de ces adolescents qui enflammèrent le pays en 1968. D’ailleurs s’il fallait parler de misère, ceux qui étaient loin de tout et de l’université, ces jeunes du nord de la France et de l’est, fils et filles de mineurs, jeunesse perdue au fur et à mesure de la fermeture des mines et des industries, restèrent pour beaucoup à l’écart du soulèvement. Ils n’avaient lu ni Marx ni Marcuse et devaient avoir –comme leurs parents- bien d’autres soucis. J’en ai rencontrés au service militaire en 1971, beaucoup s’étaient engagés dans l’armée, seule institution qui leur proposait un avenir, ils regardaient les intellectuels sursitaires sans méchanceté mais avec des yeux étonnés et quelque peu amusés.

 Des millions d’êtres humains sont exploités dans le monde sans pour autant devenir des rebelles. On peut le regretter mais la misère - sauf à favoriser ici ou là l’accès d’un tyran aux commandes- n’a jamais été une condition suffisante à l’abolition de l’esclavage ou à l’avènement d’une démocratie. L’engagement exige autant la prise de conscience et le savoir que l’abnégation. Pour refuser l’insupportable pendant l’Occupation, il fallait un courage extraordinaire, courage qui a coûté la vie à nombre de héros.

 En 1968 personne n’a risqué sa vie, en France. Révolte enthousiaste, passionnante, intelligente, imaginative, créatrice. Au risque d’attirer des critiques, je dirai révolte de riches. Quand à six heures du matin nous allions diffuser des tracts appelant à la grève à la porte des usines, certains d’entre nous n’avaient-ils pas au fond d’eux-mêmes mauvaise conscience de lancer des appels à des gens qui « embauchaient » pour nourrir une famille ? Le fossé entre le monde étudiant et celui de la classe ouvrière ne s’est pas comblé même si pendant un mois et demi un ennemi commun fut désigné. Ce qui ne retire rien à la spontanéité des étudiants et à la volonté d’une partie de la jeunesse de changer la vie. Nous assistâmes à un déferlement de l’intelligence tel, que je me demande comment, cinquante ans après avoir clamé à la face du monde et à De Gaulle que nous étions tous des juifs allemands, comment on a pu tomber si bas, laissant se développer le racisme, l’antisémitisme, le port du voile pour les femmes, la négation ou le doute sur la Shoah, le refus de l’enseignement de la théorie de l’évolution, les prières de rues ! Tout ça pour ça !

 L’engagement est une affaire personnelle. Aujourd’hui comme hier rien ne nous y oblige. C’est pourquoi je trouverais normal qu’on rende hommage à ces jeunes qui se sont dressés contre l’ordre établi, même s’ils n’ont pu le faire que pendant deux mois. Voilà. Ils se sont dressés. Oubliant tout, leurs études, parfois le respect pour ceux qui les ont élevés, séchant leurs examens, ne se souciant pas de leur carrière future. Oui, ces gens qui ont aujourd’hui soixante dix ans et plus, je leur rends hommage. Ils couraient, fuyant l’ancien monde, celui de l’exploitation de l’homme par l’homme, de la femme par l’homme, ils avaient su (et comment !) remettre la religion à sa place, celle de l’ignorance et de la bêtise. Ils avaient brisé les préjugés, les dogmes, le chauvinisme et son frère le nationalisme, ils avaient montré que l’origine de la violence et des guerres n’était à rechercher ni chez « l’ennemi » ni dans la psychologie humaine mais chez les marchands de canon. Ils ont commis aussi des erreurs que je dénonce régulièrement ici. Qui n’en commet pas, emporté par l’élan révolutionnaire ?

 Si pour ma part je me suis engagé, c’est que j’ai cru en la Révolution. J’ai ardemment souhaité voir la France se couvrir de soviets, voir les travailleurs désigner leurs représentants, et sans pour autant être méchant, installer les usines Renault à Neuilly pour permettre à ces gens qui n’ont jamais eu ce plaisir, de travailler. Dans mes bagages, j’avais des philosophes mais leur liste se rétrécissait au fil des campagnes et des combats. En 68 il me restait Marx et Engels, Lénine aussi. Mais la découverte, celle qui donnait la couleur –comme un révélateur fait apparaître l’image latente dans la cuve du photographe- ce fut la lecture de Trotski et la rencontre avec ses partisans. Je compris enfin pourquoi à l’Est après tant d’espoir, deux cent millions d’hommes s’étaient laissés enfermer entre quatre murs. Je lus avec assiduité La révolution trahie, La révolution défigurée, L’histoire de la révolution russe, et je compris, aidé par des intellectuels et des militants trotskistes pourquoi la crise de l’humanité s’expliquait par la crise de la direction révolutionnaire. Il fallait construire une Quatrième internationale, celle de Lénine et des bolcheviks russes, la troisième, ayant succombé sous les coups du stalinisme. Ce fut un combat difficile, car nous avions tout contre nous. La bourgeoisie certes. Mais aussi les faux amis, le parti communiste en tête, plus stalinien et sectaire que jamais, les pro chinois qui approuvaient l’impitoyable, injuste et cruelle révolution culturelle et qui en France, guidés par des intellectuels de la rue d’Ulm prétendaient être les héritiers du marxisme authentique.

 A côté et parfois très loin de ce fatras idéologique, il y avait les travailleurs. Qui n’étaient pas tout à fait ceux dont on parlait dans les livres, qui nous écoutaient gentiment dans les réunions de famille ou plus rarement dans les meetings, et dont l’esprit était ailleurs. Ils s’embourgeoisaient. Que les faux amis, parti communiste en tête, aient dépéri n’est pas une consolation. Car le trotskisme aussi est mort, torpillé par les querelles de chapelle, les divisions et les scissions. L’union soviétique s’est effondrée non pas sous les coups d’une classe ouvrière ayant retrouvé l’élan d’Octobre comme l’avait espéré Trotski, mais parce que finalement le retour au capitalisme a ses avantages. Les groupes minuscules qui aujourd’hui se réclament encore du fondateur de la Quatrième internationale partagent une vision du monde assez proche de celle des staliniens des années cinquante, sombrant dans l’antiaméricanisme primaire, l’antisionisme, et font des ronds de jambes à tous ceux qui, islam en tête, dirigent leur critique et leurs armes contre les démocraties occidentales.

 S’il faut rendre hommage à ceux qui ont osé, n’oublions pas ceux qui ont cru au printemps des peuples, à Prague. Comment les étudiants français qui voulaient changer le monde auraient pu rester insensibles à cette révolte populaire ? Oui, l’émancipation des peuples était une affaire mondiale ! Mais un combat difficile. En France les ouvriers dont certaines revendications furent un peu satisfaites reprirent le travail et le bourgeois un moment affolé reprit des couleurs. Des étudiants prirent des vacances, d’autres se mirent courageusement à tirer les leçons de l’échec de la grève générale et se dirent qu’il manquait à la classe ouvrière un parti digne de ce nom pour en finir avec l’exploitation.

 Dans la nuit du 20 au 21 août 4600 chars et 165000 hommes venant des territoires des « pays frères » entrèrent en Tchécoslovaquie. La résistance populaire était clouée sur place et bien qu’elle fût pacifique, il y eut 90 morts et plusieurs centaines de blessés, pas seulement à Prague. Nous nous sommes rendus cet été à Liberec (dans le nord de la Tchéquie) où 9 personnes ont été tuées, un monument leur est consacré, une chenille de char en bronze avec leurs noms inscrits en tchèque et à l’envers en cyrillique… Mais le bilan bien sûr ne fut pas seulement le nombre des victimes, mais la normalisation soviétique du pays. Des milliers de personnes furent arrêtées, des associations dissoutes et une censure stricte fut imposée. Quand les communistes français considéraient encore que le bilan du communisme à l’est était globalement positif, le 16 janvier 1969 un étudiant de vingt ans s’immola sur la place Jan Hus de Prague pour protester contre l’occupation. Il s’appelait Jan Palach.

 Si je rends hommage à ceux qui en 68 ont osé, si je relève régulièrement les conséquences désastreuses de certaines idées développées alors : critique de toute autorité, libération totale des mœurs, interdiction de tout interdit, je n’approuve pas pour autant ceux et celles qui ont fait le dos rond, passant tranquillement leurs examens, pensant avant tout à leur carrière, et surtout, SURTOUT qui se permettraient aujourd’hui de dire, cinquante ans après, qu’ils avaient eu raison de se taire, le mouvement de mai et juin 1968 n’ayant servi à rien. La sagesse n’est pas de se taire, mais de savoir dire non.

 


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24/05/2017

Fachophobie

 



 On critique beaucoup le Front National. Ce qu’on oublie de dire, c’est qu’il accorde à peu de frais une bonne conscience à nombre de ses détracteurs. A peu de frais, car il suffit d’apparaître quelques minutes sur les pavés de Paris, d’élever la voix autour d’une table ou de cliquer au bas d’une pétition pour se donner des airs de combattant anti-fasciste.

 On réside à vingt lieues des zones de non droit, mais on clame autour du barbecue que tout le monde est très gentil, ou presque. Les femmes et les honnêtes gens se verraient interdire l’accès dans les commerces, les cafés et les quartiers qu’on les tiendrait pour menteurs ou identitaires.

 Bon, critiquer l’extrême droite est bon pour le moral du bourgeois tranquille dans son jardin. Il ne croit que ce qu’il voit, et comme il est loin de tout, à cent lieues du chômage, de la misère, de la détresse et de l’injustice, il est un révolté contenu, un insurgé rentré. S’il lui arrive d’être extrême, c’est dans la modération. Ses virulences sont rares mais démonstratives. Au-delà des idées, des convictions, plus forte que toutes les indignations, la bonne conscience écrase tout sur son passage à commencer par la conscience.

 Le fachophobe d’aujourd’hui est à l’anti-fasciste réel ce que le héros de Cervantès est au combattant anti-franquiste de 1936.

 


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11/02/2016

La distinction

 

 

 L’expérience invite à se méfier de ceux qui parlent au nom de tous. Le simple bon sens fait la différence entre un ouvrier qui défend son emploi et une personne qui défend l’emploi des ouvriers. Que le premier défende son emploi c’est dans la nature des choses, et s’il parle au micro, qui mettra en doute la sincérité de ses propos ? Le responsable syndical sera écouté avec circonspection, car s’il est parfois comme ouvrier en situation précaire, il est aussi engagé dans un autre combat, celui de sa crédibilité auprès des siens, et vis-à-vis de ceux qui l’interrogent, peut-être même de la France entière. Quand au responsable politique tenant un meeting devant la porte de l’usine en pleine période électorale, il faudrait être naïf ou membre du même parti pour croire en la sincérité de son discours.

 Et c’est là un paradoxe : plus on s’éloigne de la vie réelle, plus les idées foisonnent et sont belles. Avez-vous déjà entendu un père ou une mère de famille réduits au minimum vital après la perte de leur emploi vous parler de nationalisation de l’industrie et des banques, de l’expropriation du capital, de socialisme, de droits de l’homme et de la société future d’amour et de partage ? Ce sont là des idées généreuses et magnifiques qui ne peuvent jaillir que d’un esprit libéré de tout souci matériel. Il faut vivre bien et avoir fait de longues études pour croire qu’on va sauver le monde. On peut comprendre le regard méfiant porté par l’ouvrière, le paysan ou le chômeur sur cet être venu d’ailleurs qui vole à leur secours. Trop distingué pour être honnête. Cela cache quelque chose. Distingué, distinct. Distinct. Voilà le mot.

 Sur la planète Extrême Gauche il était de bon ton de dire –peut-être est-ce encore le cas- que l’avant-garde ouvrière doit accompagner la lutte de la classe du même nom, tout en étant distincte de celle-ci. Oui, forcément distincte car on ne peut pas confondre quelqu’un qui sait et quelqu’un qui ne sait pas. L’ouvrière licenciée, le petit producteur de lait, le chômeur longue durée ne savent qu’une chose : qu’ils sont dans la mouise et n’ont plus que leurs yeux pour pleurer. Le révolutionnaire lui, sait qu’un jour, comme la cuisinière de Lénine, ils seront au pouvoir réglant du même coup tous les problèmes de l’humanité. Gros bêta qu’il est le menu peuple ne sait rien de tout cela. Et encore il faut préciser. Pris individuellement, ces gens sont d’une ignorance crasse sur tout ce qui concerne leur avenir. En groupe, c’est différent et c’est là toute la force de la conception révolutionnaire : elle réside dans la notion de classe. L’ouvrier individuel n’est rien, c’est un niais incapable de comprendre la première ligne d’un programme politique. La classe ouvrière par contre –quand elle se réveille, et c’est le rôle de l’avant-garde de la stimuler- peut prendre conscience qu’elle est une force, et alors là… Vous allez me dire que les exemples historiques d’un tel réveil ne sont pas enthousiasmants, certes. Mais c’étaient des ballons d’essai, la prochaine fois tout va bien se passer.

 J’étais au service militaire en 1971, sursitaire. Ceux dans mon cas étaient une minorité. Certains étaient des militants d’extrême gauche, encore tout émoustillés par le cataclysme de Mai 68. N’était-ce pas surprenant de voir ces antimilitaristes s’empresser de postuler pour les EOR (école d’officiers de réserve) ? Alors que le plus grand nombre des appelés, pour des broutilles, se faisaient sucrer leur permission, se tapaient les manœuvres, les rassemblements au coup de sifflet pour le seul plaisir d’un adjudant sadique ayant fait ses armes en Algérie on imagine comment. Des appelés qui, après avoir crapahuté dans la boue jusqu’à la tombée de la nuit, devaient encore nettoyer leur arme sous les yeux inquisiteurs de qui ? D’un troufion de notre âge déjà maréchal des logis après trois mois de classes, qui nous obligeait à rentrer de manœuvre en rang par deux et au pas parce que nous avions entonné des chants qui n’avaient rien de militaire. Il était instituteur dans le civil…

 Si des liens d’amitié se sont créés dans cette caserne, ce ne fut pas nécessairement entre jeunes de même milieu social. Il y eut même quelques échanges intéressants entre des étudiants et de très jeunes engagés, enfants de mineurs qui depuis la fermeture des mines (on était en Lorraine) n’avaient pour tout avenir que celui proposé par l’armée. Mais le plus extraordinaire, ce fut James.

 Pour toujours, l’image de ce jeune homme, esprit et corps, restera gravé dans ma mémoire. C’était un jeune ouvrier qui travaillait dans une usine d’emballages de la région parisienne. Le premier soir, on faisait connaissance. On avait étalé sur la table saucisson, camembert et une ou deux bouteilles, on commençait à peine à tartiner, accompagnés par des chansons de Brassens que certains connaissaient par cœur, et aussi parce que l’un d’entre nous était venu faire ses classes avec son arme, une guitare sèche. On commençait à peine. Soudain la porte de la chambre s’ouvre avec fracas. Un hurlement. En réalité, nous l’avons appris par la suite, c’était une injonction, dans une forme très exclamative : « Garde à vous ! ». En langage ésotérique, et aussi parce que c’est plus stimulant, on n’entend que « vououou !!! ». Nous eûmes à peine le temps de lâcher les tartines, il posa délicatement son avant-bras sur le bord de la table et le fit glisser jusqu’à l’autre bord. Bouteilles, saucisson, pain, fromage : tout était par terre. Je reviens dans trois minutes, tout sera en ordre. On était debout au pied de nos lits, sidérés.

 C’est alors que tout commença. Pour sortir, l’individu posa sa main sur la poignée de la porte, quand on entendit une petite voix fluette mais claire et distincte prononcer ces quelques mots : « On n’est pas des bêtes pour nous parler comme ça. »

 James n’était pas antimilitariste comme vous et moi, parce que ceci parce que cela, la guerre est une chose affreuse et tout le pataquès. Non. James était antimilitariste par essence. Son âme, son corps étaient antimilitaristes, ses fesses aussi malheureusement, le préhominien chargé de l’élevage des bleus dans notre batterie le comprit bien vite, aidé par ses rangers. Notre copain, les larmes me viennent aux yeux d’en parler comme ça, notre copain avait un problème de coordination dans ses mouvements, je dirais dyslexie, mais on me dit que cela concerne l’écriture. Bref, il mettait un temps fou à nouer ses lacets, il fermait sa vareuse en décalant les boutons, en plus il lui fallait toujours un temps de réflexion avant de répondre à un stimulus. Dans la vie courante c’est un handicap, dans l’armée une mutinerie. Pour l’appel du matin au rassemblement, comme des moutons nous dévalâmes l’escalier de la caserne pour nous ranger en ordre sous le regard satisfait du gradé de service. James manquait à l’appel. Il apparut enfin, chemise sortant du pantalon, veste mal boutonnée, un lacet déjà défait et le béret dressé en cône au-dessus de la tête par une mèche rebelle.

 Dès le premier jour, on sait qui est qui. Il y a ceux qui rient et ceux qui ne rient pas. On remarqua bien vite que ceux qui riaient des maladresses de James restaient, face aux pitreries lamentables de ceux qui donnaient des ordres et signaient les permissions, des spectateurs sérieux et attendris. Mais la solidarité de quelques soldats de la batterie fut indéfectible. Au coup de sifflet du matin, on ne descendait pas tant que notre copain n’avait pas lacé ses rangers. On l’aidait même. James, où es-tu ? Qu’es-tu devenu ?

 Voyez, j’étais parti pour dire des méchancetés de ces intellectuels à la noix qui donnent des conseils au peuple, et me voilà entraîné dans mes souvenirs. Oui, j’ai fait de belles rencontres à l’armée, il y avait Ronan aussi. Bon j’arrête là. Et pendant que nous piochions dans la cour de la caserne, punis d’avoir signé une pétition contre les brutalités de l’adjudant qui avait poussé James dans l’escalier, d’autres menaient la vie de château, maréchaux des logis au bout de trois mois de classes, faisaient des comptes, grattait le papier dans les bureaux, et je vous prie de croire que parmi ces gens, il y avait de fameux révolutionnaires, avant-garde de la classe ouvrière, mais distincte. Je ne me rappelle pas tout, mais je doute que ces braves soldats aient mis un jour au cours de manœuvres un seul pied dans la boue.

 On ne dresse pas les hommes à coup de grandes idées. Il y a des ouvriers, des cultivateurs, des pêcheurs, des gens qui ont fait des études en usine, dans les champs ou en mer, qui en savent plus que d’autres qui n’ont fréquenté que les salles de classe. Ce n’est pas un pamphlet contre la culture, celle des Grandes Ecoles, encore moins contre les systèmes philosophiques. C’est une constatation : ceux qui parlent le plus sont trop souvent ceux qui en savent le moins. Il leur arrive d’être dangereux, quand ils se font les porte-parole de ceux qu’ils ne connaissent que par les livres. Et bien que ces intellectuels se déclarent souvent athées, cette manie qu’ils ont d’intégrer les hommes dans leurs plans a quelque chose à voir avec le dogmatisme religieux. Contrairement à la statue sculptée avec amour par Pygmalion, qu’Aphrodite anima et lui donna comme femme, aucun ouvrier n’est jamais sorti vivant d’un manuel sur la théorie de la lutte des classes. Beaucoup de travailleurs ont souffert quand il s’est agi d’appliquer à la virgule près de grandes idées qui n’étaient pas aussi généreuses qu’on l’avait laissé croire. Des millions d’hommes, des peuples entiers ont souffert. A la tête de ces états une bureaucratie implacable car sûre de détenir la vérité montrait à tous que les sacrifices étaient nécessaires. Nomenclature instruite et avertie, elle profitait du travail du peuple, s’enrichissait, habitait des résidences de luxe, à l’écart, distincte. 

 

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