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22/09/2011

Prendre encore plus à ceux qui n'ont rien

 

  Moins il y a de solutions pour résoudre la montagne des problèmes qui se posent à l’humanité, plus il y a de gros malins pour proposer des solutions. « Il n’y a qu’à… » : voilà le programme politique de toutes les oppositions du monde. Par exemple, il n’y a qu’à prendre l’argent où il se trouve. Une solution plébiscitée par la quasi-unanimité des pauvres, ce qui est normal, mais aussi par les riches… quand ils sont dans l’opposition. Parvenus au pouvoir, ils oublient tout.  

 Les pauvres, eux, n’oublieraient pas. Mais ils ne sont jamais au pouvoir. L’accès au pouvoir est conditionné par l’appartenance à un réseau, un parti, une association de bonnes œuvres, il est conseillé d’avoir suivi de longues études dans une grande école. Il faut être capable de tenir de longs discours pour ne rien dire, chose impossible pour un pauvre qui est plongé dans le nécessaire et qui exprime clairement et distinctement des faits réels. Jamais on n’entendra une ouvrière licenciée après vingt ans d’entreprise étaler en long et en large au journaliste, que « la conjoncture internationale et l’équilibre budgétaire rendent inéluctables certains sacrifices y compris malheureusement et je le déplore quelques compressions d’effectif dans l’industrie.» 

 Pour le riche, l’idéal du pauvre, c’est Job. Combien ce poème biblique a pu faire de mal dans les chaumières ! Jobard, facile à duper, fichu à la porte, laissant une famille sans autre ressource que la charité publique, prosterné, l’infortuné dirait aujourd’hui: « Le Seigneur avait donné, le Seigneur a repris ; que le nom du Seigneur soit béni ! » (Job 1,21) ?  Mais non, au vingt-et-unième siècle, l’infortuné ne dit rien de tout cela. Dieu est introuvable, et contrairement au héros biblique, le travailleur sans emploi ne retrouve jamais la prospérité, car à cinquante ans, aucune entreprise ne lui ouvre ses portes. 

 Et moins il y a de solutions, plus on vous en propose de radicales. C’est le danger qui guette les démocraties plongées dans la crise. Les démarcheurs en tout genre vont frapper à nos portes. Autrement plus dangereux que les Témoins de Jéhovah et les Scouts de France, les vendeurs de systèmes, les pros de la doctrine, les installateurs de clôtures, les marchands de canon, les fous de dieux, les messagers de puissances qui n’existent que dans les cauchemars sont là. Ces malfaisants n’existent et ne menacent que parce que la démocratie les tolère. Ils la montrent du doigt. Elle est coupable de tout. Ils lui collent des mots bien à eux, des mots qui font peur : capitalisme au bord de l’implosion, société occidentale dégénérée, impérialisme yankee, lobby juif international, franc-maçonnerie, des mots enrobés de mystère et qui font peur. Et les bons démocrates que nous sommes les laissons dire, car si les déclarations des droits humains interdisent le crime, elles ne donnent pas les moyens de faire taire ceux qui le préparent. 

 Aujourd’hui, sont réduits au silence ceux qui subissent la crise. Plus rien ne compte que les remboursements de dettes, le sauvetage de pays en perdition, la crise boursière. Ne parlez surtout pas de vos problèmes, ils ne sont rien par rapport aux dangers qui menacent la planète. Personne n’ose le dire, mais les grands de ce monde le savent, eux qui s’accordent des emplois fictifs et des indemnités à tire-larigot : il faut prendre encore plus à ceux qui n’ont rien pour que la machine redémarre. On fera appel pour cela aux cordes sensibles, on prendra les chômeurs par les sentiments : sagesse, raison, solidarité nationale, patriotisme. Finalement ces donneurs de leçons qui nous gouvernent accomplissent le vœu des Anciens : ils sont devenus philosophes. N’est-ce pas Epictète qui disait : 

 « N’essaie pas que ce qui arrive arrive comme tu veux, mais veux ce qui arrive comme il arrive, et tu couleras des jours heureux. » ?

 C’est au-dessus de nos forces. 

§

  

29/08/2011

Vertige

 

 Je ne remonterai pas dans le scenic raiway. Ce n’est pas tellement la peur. Car je sais qu’il ne se passera rien, que les wagonnets ne quitteront pas les rails, ou alors ce serait une malchance sur des millions. Non, c’est plutôt la peur d’avoir peur. Comme en avion, une carlingue qui plane à 10000 mètres. Les passagers ne peuvent rien, ils attendent, spectateurs impuissants des prouesses de la technologie humaine. Je me revois encore tout là-haut, le train avance au pas, on dirait presque qu’il s’arrête. Il s’arrête. Personne ne dit mot, sauf un ou deux inconscients qui en ont vu d’autres, des courageux de foire.  

 Nous sommes à cent mètres au-dessus du sol. Je pense aux falaises d’Etretat, moi qui ne me suis jamais aventuré à moins d’un mètre du bord. Un cliquetis, un bruit métallique d’enfer et pourtant on n’avance qu’au pas. Les mains se crispent sur les barres qui maintiennent les corps. Nous sommes une vingtaine d’individus coincés dans un engin qui a été cent fois validé par la commission centrale de sécurité, un train qui est autorisé à sauter dans le vide et qui va le faire, et il n’y en a que deux qui voient ce qui se passe. Les deux à la proue. Devant moi il y a deux gros dos et un petit, au milieu. Les gens sont dingues d’emmener les enfants. Les autorités ferment les yeux… elles qui exigent l’interdiction de la fessée.  

 On nous dira, après l’atterrissage : vous voyez bien que ce n’est pas dangereux. « Vous voyez bien… » Cette formule, j’en ai la haine. Je l’ai entendue souvent, et vomie toujours. Pas au début, je prenais ces gens pour des sages. Ce sont les mêmes qui te disent « les choses vont s’arranger, c’est pas grave, pas de soucis, t’inquiètes, c’est un mal pour un bien, on a vu pire, penses à ceux qui sont encore plus dans la m…, bouges-toi, fais du sport… ». En fait, leur stoïcisme est un rempart…qui ne protège pas grand-chose. Ils subissent l’événement et se persuadent d’en être les auteurs. Pour eux tout va bien, et toujours. La preuve c’est qu’il ne leur arrive jamais rien. Ce sont les boucliers humains du malheur. Il ne frappe que les autres. 

 Actuellement ils se taisent. Pourquoi se taire ? Devons-nous bouder notre plaisir ? Les révolutions arabes hissent la grande voile, les dictateurs se cachent ou s’enfuient. Les peuples sont en liesse, d’autres en colère en veulent encore plus. Certes. Merci toutefois à Jean-Paul de m’avoir rappelé cette sortie de Trotsky pendant la révolution espagnole, après la mainmise des staliniens sur la rébellion : « et maintenant nous sommes spectateurs ». En matière de révolution arabe je ne suis qu’un spectateur, et beaucoup d’autres le sont, pour ne pas dire le reste du monde. Spectateur d’un film qui n’en est pas encore au dénouement. Il y a toujours des gros malins pour vous faire louper un dialogue et qui vous jettent : « Je suis sûr qu’elle va le tuer ! » ou bien « Tu vas voir, ils vont s’aimer. » Heureux ceux qui savent, ils ne seront pas démentis, ou quand l’âge les aura rendus sourds, muets, qu’ils seront morts et enterrés. De ces intellectuels revenant de Moscou dans les années trente, convaincus. Et l’Iran, vous souvenez-vous de cette joie largement partagée à l’annonce de la chute du shah ?  

 La marche des peuples se fait au pas. Elle s’arrête, puis repart. Ils ont tellement vécu dans la peur. Pendant des années sinon des siècles des tyrans les ont réduits au silence. Les plus courageux d’entre eux ont été torturés, séquestrés, liquidés. On comprend la prudence des plus braves aujourd’hui. Mais vaille que vaille de Tunis à Damas, du Caire à Téhéran, de Tripoli à Aden le blé lève. Ici la joie, le délire, les rassemblements de foule et les chants de victoire, mais plus loin les appels, les menaces, les tirs, les morts, les disparus. Et partout, au pic de la tension, la peur. La peur du vide, le vertige. Quoi, après ? 

 Après la chute, le train de foire se retrouve sur les rails. Des rails qu’il n’a pas quittés. Quitte pour la peur. La question se pose pour la moitié de la planète : y a-t-il une vie après la dictature ? Des peuples avides de liberté et qui m’a-t-on dit sont armés jusqu’aux dents, sont-ils armés pour établir une démocratie ? Pour cela, il n’y a sur leur sol aucun rail, aucune piste. Les pistes sont ailleurs, loin des coutumes, loin des habitudes, loin des clans, loin des pratiques ancestrales et religieuses, loin de tout. Il en faudra du temps, mais il fallait d’abord passer la porte. 

 

§ 

 

 

 

14/02/2011

Vacances en dictature

 

 Un ministre prend des vacances dans un pays sous dictature. Pire : il aurait permis la livraison d’armes de répression au régime en question. Horrible. Oui c’est horrible de savoir que les deniers du peuple, donc de vous, de moi ont pu servir à contenir, pire à empêcher par la violence une révolution démocratique dans un pays quel qu’il soit. 

 C’est le rôle de l’opposition d’exiger une sanction. Mais parmi ceux qui réclament sa démission il y a des gens qui ont noué des liens et qui ont encore des rapports avec des régimes peu recommandables et qui font du commerce avec les pires dictatures que le monde connaît aujourd’hui. Et puis… il y a le passé. 

 Ces amitiés entretenues pendant des décennies avec les bons tyrans africains ou arabes, il s’agit bien de ministres, de gouvernants de ce pays, n’est-ce pas ? Tenez par exemple, le commerce avec l’Irak de Sadam Hussein ? 

 Parmi ceux qui réclament la démission de la personne en cause figurent des hommes et des femmes qui furent moins revendicatifs lorsque le secrétaire général d’un grand parti politique français fit l’éloge du paradis roumain retour de vacances au pays des Ceausescu.  

 Un autre secrétaire général devint ministre quelques années après un glorieux séjour à Moscou pendant la deuxième guerre, les militants de son parti risquaient leur vie et nombre d’entre eux la perdirent en se battant courageusement sur le sol français contre les nazis. Moscou, Staline, Thorez. Puis De Gaulle, Thorez ministre de la fonction publique de 1945 à 1947 et vice-président du conseil en 1947… Et allez ! 

 Berlin 1936, les JO. Le sport, les bras levés devant les dieux du stade. Comme se tenait devant Hitler et Coubertin le grand meeting de la race pure, des milliers d’opposants au nazisme, sociaux-démocrates, communistes, juifs étaient persécutés, les camps ouvraient leurs portes. Mais l’important était de participer. 

 Et on s’effarouche aujourd’hui de voir un ministre emprunter l’avion d’un milliardaire pour passer ses vacances dans la Tunisie de Ben Ali ?  

 Oui c’est horrible. Encore plus d’apprendre que des armes étaient destinées aux milices d’un dictateur, des armes produites, financées par une démocratie. La nôtre. Attitude qui n’a donc rien à voir avec le pacifisme, ni avec un vague esprit de réconciliation. On sait que les dictateurs n’ont que faire des accords de paix. Ils savent, quand c’est leur intérêt, donner des gages d’amitié. Quand à faire des concessions, pas question. C’est toujours aux démocraties de se mettre au pas. Gardons tout de même le sens de la mesure. Le copinage avec les dictateurs ne date pas d’hier. On les accueille même sur notre sol. Rappelez-vous Duvalier, Jaruzelski, Hafez el Asad, Kadhafi, Khomeiny… Au chapitre du terrorisme d’état, Ben Ali tenait sa place. Admettons. Mais les hauts cris de l’opposition, je les entends depuis seulement huit jours. 

  Je ne suis pas fier du comportement de la France vis-à-vis des révolutions en cours, mais comment s’en étonner, quand on voit avec quelle indulgence nos politiciens de gauche comme de droite laissent proliférer sur leur propre sol les colporteurs des intégrismes les plus menaçants pour la démocratie et la république.