Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

26/07/2010

En remerciement à Katarina Mazetti

 

 Une page m’a donné à réfléchir, elle est de Katarina Mazetti  dans « Le mec de la tombe d’à côté », Gaïa édition 2009, collection Babel.

 

 « Ensuite il y a eu une sale ambiance toute la soirée. On a commencé à se disputer pendant les informations. Elle, c’est une sorte de gauchiste. Si ce n’est pas la gauche caviar, c’est la gauche pâté végétal, et moi je défends les intérêts des entrepreneurs, parce que je me considère comme une petite entreprise (1). Elle a vite fait de me lancer sur des rails où je défends le gros capitalisme international, et comme elle s’y connaît beaucoup mieux que moi en argumentation, elle me fait dire des choses avec lesquelles je ne suis pas d’accord moi-même. Je prends la mouche et je ne m’arrête plus, ça sort en vrac, je défends le déboisement et je traîne dans la boue ces blancs-becs de biologistes de terrain, elle se lance dans une plaidoirie contre la destruction de l’environnement et l’épuisement des ressources naturelles et je l’accuse pratiquement de brûler les camions de Scan- les produits des éleveurs suédois. »

 

 Je venais de lire « Qu’est-ce qu’une vie réussie ? » de Luc Ferry. A première vue, le lien entre les deux textes n’est pas facile à faire. Et pourtant si. En dix lignes, Katarina Mazetti pose clairement une question à laquelle personne à ma connaissance aujourd’hui ne sait répondre. Ce pauvre paysan qui se démène comme il peut pour faire perdurer son exploitation, ce travailleur donc, se fait donner des leçons de politique et de morale par une intellectuelle gauchiste et écologiste au discours aguerri. Ce n’est qu’un roman, mais c’est aussi un signe des temps. Il fut une époque où la gauche mettait la main à la pâte, quand elle représentait le monde du travail. Aujourd’hui, elle ne représente plus que des idées, et encore, je suis généreux. 

§ 

   « …elle me fait dire des choses… avec lesquelles je ne suis pas d’accord moi-même. » 

 Voilà un homme qui n’a rien à voir avec le gros capitalisme international, pas plus qu’avec la destruction de l’environnement et l’épuisement des ressources naturelles, et qui dans le flot du discours, en vient à se faire l’avocat du diable! (2) Le pauvre aurait appris l’art de la rhétorique que ça n’aurait rien changé. La vérité est triste à dire, et personne aujourd’hui n’y peut rien : à ceux qui, la bouche en cœur, nous invitent à répéter les erreurs du vingtième siècle, nous n’avons rien d’autre à proposer qu’un aménagement de la pire société qui soit : celle du capitalisme sauvage. Face aux révolutionnaires désormais sans idéal depuis le désastre communiste, aux écologistes incapables de mettre en application à l’échelle d’un pays ou même d’une région ce qu’ils formulent, nous restons interdits, sans arguments, et même parfois il peut nous arriver d’avoir mauvaise conscience. Et les autres, en face, attaquent sur tous les fronts : chômage, salaires, famine dans le tiers-monde, guerres, illettrisme, drogue, prostitution, déchéance, tout est bon pour rendre le capitalisme responsable de tout. Ils ont raison. Partiellement (3). Autant que Jean-jacques Rousseau avait raison d’affirmer la bonté originelle de l’humanité. Si l’homme était si bon, comment a-t-il pu dire un jour : « Ceci est à moi ! » ?

 

 Oui, il peut nous arriver d’avoir mauvaise conscience. Comment peut-on défendre une société qui exploite l’autre moitié du monde, et qui dans l’hémisphère où elle a fait son nid, jette à la rue des millions de familles de travailleurs, n’éduque plus ses enfants, ne propose à ses ressortissants qu’un avenir débordant d’émissions télévisées dégradantes, de jeux de guerre en vidéo, de comptes épargne ouverts à des jeunes qui savent à peine lire et écrire, d’images de stars vautrées sur des magazines qui montrent qu’on peut réussir sans effort et même souvent en profitant de la bêtise humaine, une société qui ne punit plus ses bandits, qui laisse la parole à ceux qui, accédant au pouvoir, cloueraient le bec à tout le monde, une société qui, le cœur sur la main, abrite sa misère derrière une multitude d’associations caritatives, ah la charité, ce bon vieux cache-sexe d’une bourgeoisie corrompue, oui comment peut-on défendre cette société sans se faire l’avocat du diable ?

 

 Alors on se retranche derrière ce qu’on peut, perpétuellement sur la défensive : au moins nous sommes libres, nous vivons en démocratie, nous avons tous les cinq ans notre mot à dire, des syndicats aussi, des associations, une presse qui parfois divulgue des vérités, et nous usons à satiété de contre-exemples : regardez là-bas, ces peuples qui survivent sous la botte, ces enfants qui travaillent en usine, ces femmes maltraitées, ces journalistes emprisonnés, ces conflits meurtriers ! Contentons-nous de ce que nous avons ! Un discours peu convaincant, à force. A quel point on peut regretter ce début de siècle où des intellectuels honnêtes et bourrés d’enthousiasme appelaient à la transformation du monde, un temps bien révolu. Plus rien à proposer ! Sinon la défense des acquis, la sécurité sociale, l’existence du bureau de poste, de l’école ou de l’hôpital de proximité, le refus d’un plan social et des licenciements qui vont avec, l’augmentation de un pour cent du SMIC. On ne fait pas rêver avec ça, même s’il faut le dire et le clamer. C’est moins que le programme minimum des socialistes il y a cent ans !

 

 Nous vivons aujourd’hui dans un monde que Luc ferry dit : sans transcendance. On pourrait dire : sans espérance. Dieu est mort, achevé par Marx et Nietzsche à la fin du XIX°siècle, après une longue maladie contractée au Siècle des Lumières. Dès lors, du Ciel, on ne peut plus rien attendre. Quand aux grandes théories globalisantes qui promettaient monts et merveilles, elles ont sombré corps et âme dans le pire des totalitarismes, et malgré quelques tentatives timides, ne promettent plus grand-chose. Les petits chanteurs à la croix de bois ne chantent plus, les chœurs de l’armée rouge se sont tus. (4) Il n’y a plus rien. Anne ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Non, rien. Et ce ne sont pas quelques éoliennes, une voiture électrique, ni le tri sélectif des déchets qui pourront nous faire envisager l’avenir avec confiance. On peut craindre ce vide. Vertigineux. Un espace illimité qui pourrait à tout moment être comblé par le pire des bateleurs, un fou qui remettrait de l’ordre dans les rues et dans les esprits, un Envoyé d’un dieu détenteur de vérité, un Comandante, un Conducator, un Ayatollah (aux couleurs de la France…), un Guide.

 

 Ou alors les choses vont rester ce qu’elles sont. Nous nous laisserons encore longtemps bercer de discours. Avec des pensées uniques plein la tête, des idées creuses mais veloutées, qui rassurent. Cette liberté que nous chérissons tant restera celle du choix entre chômage et loisirs. Ou les deux en même temps. Loisir au sens moderne, surtout pas la skholê des anciens qui comprenait l’idée d’étude, quand l’école chez nous devient un espace de jeux. La cabane est pauvre, mais au fond de la pièce des hommes ivres de bière s’agitent devant un écran plat. Un illettré bourré d’argent sale à qui tout sourit au volant d’une BMW. Un fils bac plus huit qui remue ciel et terre pour obtenir un CDD à 1700€ à sept cent kilomètres de sa famille. Oui, les choses peuvent rester ainsi. Les héros sont fatigués. Les justiciers d’antan ont laissé place à des syndicalistes bedonnants. Le curé a perdu ses ouailles, mais comme rien ne se perd, les légions de l’ordre moral cherchent d’autres bergers plus convaincants bien capables de nous inventer un moyen âge mondialisé. La mondialisation a commencé. Le moyen âge pointe son nez. Quel monde va-t-on laisser à nos enfants ? Ici même, au pays de Montesquieu, de l’esprit et des lois, au pays de la république, allons enfants, réveillons-nous ! 

§ 

       (1)    « Benny vit seul à la ferme familiale avec ses vingt-quatre vaches laitières, il s’en sort comme il peut, avec son bon sens paysan et une sacrée dose d’autodérision. »

      (2)  Faire dire à l’adversaire ce qu’il ne pense pas… une version « light » de méthodes que d’honnêtes gens ont subies dans des pays où l’on faisait avouer un crime à quiconque avait commis celui d’exercer sa liberté.

      (3)  J’y reviendrai ; on peut douter de la sincérité de ces esprits très critiques à l’égard de la société capitaliste occidentale… qui tiennent le même langage que ces totalitaires sans esprit qui tiennent sous leur joug les peuples d’Orient. On pourrait chercher longtemps les différences entre le discours d’Ahmedinejad et celui de l’extrême gauche sur des sujets comme le monde occidental, l’impérialisme, la situation déplorable de la femme dans la société capitaliste, l’existence de l’état d’Israël… La gauche extrême a encore quelque progrès à faire, on attend encore les premières candidates en niqab.

       4) D’un claquement de doigt, le pape, le duce, le führer ou le petit père des peuples rassemblaient des millions de personnes dans les rues. Aujourd’hui, il faut une love parade pour en rassembler autant, quand les déclarations antisémites et les crimes du dictateur iranien n’indignent que quelques centaines de personnes au Trocadéro.

19/07/2010

Branle-bas de combat dans la bibliothèque

 

 Nuit blanche. J’ai sommeillé jusqu’aux environs de minuit, sans pouvoir fermer l’œil : j’entendais des chuchotements. Comme j’étais à demi conscient, ces bruits m’énervaient mais ne me tourmentaient pas. Puis je me mis à penser. Depuis des années nos enfants avaient quitté le domicile familial. Mon épouse regardait une émission à l’autre bout de la maison, de toute façon, elle ne parle jamais toute seule. C’est donc l’inquiétude qui me mit en éveil. Des personnes parlaient dans la pièce à côté.

 

 Bien que prononcés à mi-voix, et assourdis par la cloison, les premiers mots que je perçus étaient latins. « Respondeo dicendum ». « Ad primum sic proceditur ». Personne ne s’était jamais exprimé en latin dans cette maison. Rêvais-je ? Pas du tout. Puis quelqu’un se mit à parler en français. C’était susurré, à peine audible. Puis, un autre (encore une voix d’homme) lui répondit, mais cette voix semblait venir de plus haut, de l’étage, de plus haut encore, du grenier ? Elle s’exprimait comme si elle lisait un livre, en une langue, comment dire, religieuse :

 

 « Le Seigneur l’a engagé dans un rude combat, afin qu’il remportât la victoire ».

 

 Fier, le premier se rengorgeait et tentait avec peine de reprendre son discours, sans succès. Il dut se taire car, et voici le premier événement incroyable de cette folle nuit, un chœur, oui je dis bien un chœur entonna un chant de louanges à l’adresse de notre homme.

 

Joyeux de cœurs et de visages,

Chantons un triomphe si beau !

De l’erreur ont fui les nuages,

Aux rayons d’un soleil nouveau.

 

Oh Thomas, Saint d’entre les Saints

Lumière de l’Eglise militante

Oh Thomas, Saint d’entre les Saints

Ange exterminateur des hérésies !

 

 J’étais assis dans mon lit, je tremblais de tout mon corps, le chant venait de la bibliothèque. D’un coup, je compris ce qui se passait. Voyons, Thomas, Thomas d’Aquin… ce livre que je venais d’acquérir, une oeuvre dédiée à la jeunesse du Révérend Père des Frères Prêcheurs Charles-Anatole Joyau, une somme consacrée à Saint Thomas d’Aquin, imprimatur Lugduni, Die 13 Julii 1887. Ce n’est pas le genre d’ouvrage qui vous est vendu avec un CD audio, interview de l’auteur, chant d’accompagnement et bonus. Il fallait me rendre à l’évidence. J’étais, aux premières loges, témoin d’un phénomène paranormal. Je sais que personne ne va me croire, j’en connais même que cette aventure fera rire, peu importe, je rapporte ce que j’ai vécu. Le monde s’ébaubit naguère à l’écoute de témoignages sur des lieux miraculeux où apparurent des êtres surnaturels. Les plus hautes autorités religieuses y ont construit des monuments et organisé des pèlerinages. Pourquoi n’aurais-je pas moi-même le droit d’apporter mon grain de sel, de plus tout à fait laïque, comme je l’appris par la suite ?

 

 Qu’un Saint déclamât de l’autre côté du mur n’apaisait nullement mes craintes. Par nature, la bravoure n’est pas ma première qualité, et les hommes d’église n’ont jamais été pour me rassurer, leur silhouette, leur démarche, leur habit, le ton de leur voix, leur façon de me regarder, toutes ces choses, depuis mon plus jeune âge, provoquent chez moi dégoût et répulsion. C’est idiot, c’est comme ça, je n’y peux rien. Pas plus que je ne peux vaincre ma peur des araignées, je m’évanouis à la seule vue d’une goutte de sang, alors pensez, quand tout jeune encore, le jeudi après-midi, c’était mon tour de lire quelques versets de la Bible ou des Evangiles, que je devais, à haute voix clairement et distinctement relater des atrocités présentées comme des prouesses car voulues et commandées par un dieu, cela ne m’incitait pas à approfondir la chose religieuse. Et tous ces grands et petits maîtres qui exposent depuis des siècles dans les églises sous tous les angles et dans le moindre détail en cinq mètres sur trois toutes les souffrances et tortures que des hommes ont infligées à d’autres hommes, ah ça, on peut toujours s’indigner que des films d’horreur soient proposés à des petits enfants aux heures de grande écoute à la télévision, quand depuis les siècles des siècles, on leur présente aux murs des églises une tête ensanglantée sur un plateau, un homme aux mains et aux pieds cloués sur une croix, pendant qu’un soldat lui perce le ventre de sa lance, le sang giclant jusqu’au sol.

  

 J’étais assis dans mon lit, je tremblais de tout mon corps. Thomas parlait. Il s’enflammait. Je ne le voyais pas (une cloison nous séparait), mais je l’imaginais brandir les quatre évangiles, fulminant contre l’hérésie, les Fraticelles et les Béguins, les Manichéens et les Gentils. Alors d’autres voix s’élevèrent. Le ton monta. Prenant mon courage à deux mains, je m’écriai…

 

 Pourquoi mentir ? Du courage ? Pas du tout. Si j’ai crié, c’était pour conjurer ma peur, comme les petits enfants qui parlent fort pour affronter l’obscurité.

 

- NON,  MAIS  VOUS  ALLEZ  BIENTOT  VOUS  TAIRE ?

 

Le seul résultat fut qu’un autre se mit de la partie. Un philosophe des temps nouveaux, un Lord. Il ne trouva rien de mieux à faire que d’invectiver Thomas, couvrant à peine un sermon qui déclinait en français, grec et latin tout le savoir d’Aristote, de Paul et d’Augustin, puis profitant d’une respiration du saint, sur un ton professoral, exposait pourquoi il n’était pas chrétien, affirmant qu’il était aussi convaincu de la nocivité des religions que de leur fausseté ! C’en était trop. Thomas se mit à hurler. Ma femme accourut dans la chambre, pâle comme la mort. Nous étions tous les deux cloués sur le lit, muets de stupeur. Mais la chose était tellement étrange que pas une seconde nous ne pensâmes alerter la police. En outre, il aurait fallu sortir de la pièce pour atteindre le téléphone dans la grande salle. En arrivant, elle avait claqué la porte derrière elle, il n’était pas question de la rouvrir. 

 

 Non seulement le ton montait à côté, mais les portes vitrées de la bibliothèque se mirent à brinquebaler. Thomas hurlait, Russell dissertait, imperturbable. Il prenait l’avantage, au point qu’il se mit à rire. Cela nous fit du bien, la peur nous abandonnait, et nous prêtions l’oreille aux propos des combattants. Russell en son avantage n’avait que peu de mérite. Car il parlait de choses que Thomas ne pouvait pas savoir : la condamnation par l’Eglise du contrôle des naissances qui, d’après lui aurait permis de vaincre misère et famine dans le monde. Il rappelait les guerres de religion, le fanatisme impliqué par la rigidité des dogmes, mais aussi il abordait des questions que Thomas pouvait savoir : il s’attaquait à l’idée bien catholique que l’existence de Dieu est nécessaire pour introduire la justice en ce monde.

 

 Le Docteur angélique, Prince des théologiens, Ange de l’école et Patron de toutes les écoles catholiques écoutait. Un moment la maison tout entière fut plongée dans le plus surprenant silence. Puis, impérial, Bertrand Russell, athée parmi les athées, mécréant déclaré et fier de l’être, je ne le voyais pas mais je devinais son sourire, déclama :

 

-         Mais oui voyons, il faut qu’il y ait un dieu, un paradis et un enfer pour que la justice règne.

 

Ce diable de Russell marqua un temps.

 

-         …Pour que la justice règne…à la longue ! Oui à la longue, vous proclamez que les derniers seront les premiers, plus tard, dans l’autre monde. Mais la ménagère qui voit des oranges avariées sur le haut du panier, ne suppose pas que pour rétablir l’équilibre, celles d’en dessous seront saines et fraîches. Il y a gros à parier que ces dernières seront aussi avariées que les premières. Injustice ici-bas. Pourquoi pas au-delà…si encore il y a un au-delà, mon cher Thomas.

 

On entendit un claquement sourd, un livre se refermait (1).

 

 Thomas maugréait. L’argument du contrôle des naissances l’avait interloqué. Peu à peu il reprit le dessus. Russell parti, il restait seul en scène. Il en voulait au monde entier, il fulminait contre Averroès qui n’avait rien compris à Aristote et qui soutenait l’opinion insensée d’une intelligence unique existant dans l’univers et dont les âmes individuelles n’étaient que les modifications ou des manifestations diverses. Un tel système favorisait les passions et attaquait la vertu. Un condamné à mort n’avait-il pas déclaré, refusant l’assistance d’un prêtre :

 

« Si l’âme de Saint Pierre est sauvée, la mienne le sera pareillement, car, n’ayant qu’un même esprit, nous ne devons avoir qu’une même fin. »

 

Ce furent, cette nuit-là, les derniers propos sensés de Thomas. Ce que de lui nous entendîmes ensuite fut plus crié que dit, il s’en prit à la doctrine pestilentielle de ceux qui veulent empêcher l’entrée en religion, il mit les grecs, les Arméniens et les Sarrasins au rang des accusés. Sans oublier le malheureux Marc d’Ephèse qui en mourut de honte et de chagrin. Il marmonna encore un peu, puis se tut. Il avait senti tout à coup dans sa bouche une excroissance fort gênante pour la parole. Aussitôt Paul de Tarse, apôtre des gentils, tel Lazare ébouriffé soulevant le couvercle de son tombeau, Saint Paul donc, Dieu ait son âme, surgissant de la Sainte Bible (je la range près d’Augustin et Thomas d’Aquin) interrompant sur le champ la lettre qu’il était en train d’écrire à des Mécréants de son Epoque, s’efforça de rassurer le Docteur angélique. Il était trop tard pour mander un chirurgien, lui dit-il, mais il serait facile de prévenir demain matin les membres de l’Université de l’accident qui rend toute argumentation impossible.

 

-         Je ne vois d’autre ressource que de m’abandonner à la providence de Dieu. 

 

rétorqua le patron des écoles catholiques. Puis ce fut un choc sur le parquet. Nous sursautâmes. Thomas d’Aquin, à genoux dans la bibliothèque, était en oraison. Le calme revint dans la pièce. Les vitrines brinquebalèrent. Le saint avait regagné son livre.

 

 Une douce voix, telle un parfum se répandit alors dans la maison. Cette voix je la connaissais, l’ayant une fois entendue, celle d’un professeur de philosophie, monsieur Parisot. Elle semblait venir de partout, d’en haut, d’en bas, elle traversait les murs. Instantanément, l’image de cet homme me revint en mémoire, ses allées et venues sur l’estrade de bois, il s’arrêtait, la classe était plongée dans le silence, d’ailleurs la classe n’existait plus, le groupe n’existait plus, chacun se trouvait face à lui-même, plongé dans ses pensées, le silence durait parfois longtemps. Puis les mots –jamais compliqués- retrouvaient leur juste place, près des idées. Rien n’était jeté en l’air, tout était pesé, examiné, vérifié. Et si parfois, devant tant de sérénité notre sang d’adolescents ne faisait qu’un tour, et que l’une ou l’un d’entre nous, n’en pouvant plus d’être mis à l’épreuve d’une sagesse que nous croyions d’un autre âge, se levait le cheveu en bataille pour lancer à Socrate, Epictète, Descartes, Pascal ou Kierkegaard une salve à la Paul Nizan ou pire, digne du plus inexpérimenté militant de base, du genre :

 

- Tout ça, ce sont des mots, mais qu’ont-ils fait, tous ces grands sages, qu’ont-ils fait, dans les actes pour soulager la souffrance humaine ?

 

Le professeur regardait tour à tour chacun de nous dans les yeux, puis reprenait sa course sur l’estrade. Il s’arrêtait à nouveau.

 

-         Ce n’est pas assez que Socrate meure en restant fidèle à ses idées, que Descartes s’exile pour poursuivre sa recherche du principe des choses, que d’autres, fuyant les vices et les passions expriment leur foi en l’homme, mais je retiens cette idée d’Epictète que le bien est l’enfant du jugement, que le mal et la souffrance s’expliquent par l’ignorance. C’est pourquoi mon cher, il nous faut philosopher.

 

Il nous disait aussi que toute la philosophie n’était pas dans les livres, qu’elle était une façon de vivre, une manière d’être, et qu’elle nous apprenait à ne pas confondre action et agitation. 

 

 Comme ces images d’école me revenaient en mémoire, cette nuit, un Sage avait longtemps, très longtemps laissé les savants -docteurs de la foi ou d’incroyance- diffuser leur savoir. La douce voix se répandait dans la maison.

 

-  Je ne puis m’empêcher de rire quand j’écoute ces illustres personnages : ils bégayent plutôt qu’ils ne parlent ; ils ne se réputent tout à fait théologiens, que lorsqu’ils savent parfaitement le barbare et le vilain jargon : il n’y a que ceux du métier qui puissent les entendre ; mais ils en font gloire, disant arrogamment qu’ils ne parlent pas pour le vulgaire profane. C’est, ajoutent-ils, c’est avilir la dignité de la Sainte Ecriture, de s’assujettir aux règles de la grammaire… Admirons la majesté des théologiens ! A eux seuls permis de faire des fautes dans le langage et il n’y a tout au plus que la canaille, qui ait droit de leur disputer cette prérogative. 

 

 Sur ces mots, Erasme regagna son livre (2), discrètement car celui-ci ne claque pas quand on le referme, lu et relu, aux pages jaunies et parfois déchirées, seulement cousu, à peine protégé d’une couverture souple.

 

 Nous étions plongés dans nos rêveries, somnolents, sous le coup de la fatigue due à ces heures sans repos, quand le radio-réveil se déclencha, il était 6 heures. Instantanément, à côté, les philosophes regagnèrent leurs œuvres. Silence de mort dans la bibliothèque.

 

 France-info, premier flash de la matinée. La présentatrice laissa la parole à un libre penseur qui expliqua dans un langage clair que les dogmes –religieux ou politiques- représentaient un danger pour l’humanité. Qu’il fallait armer la jeunesse contre l’obscurantisme qui risquait de nous ramener des siècles en arrière. Qu’il fallait développer l’enseignement de l’histoire, de la philosophie et des sciences dans les écoles et les lycées. Qu’il était urgent d’appliquer sans défaillir la loi de séparation des églises et de l’état, que ce dernier et les administrations publiques devaient cesser de financer la construction d’édifices religieux…

 

 Mais non, je plaisante !!!  La présentatrice nous annonça l’inauguration en grandes pompes et par le premier ministre de la mosquée d’Argenteuil. 

 

§ 

 

(1)     Bertrand Russell.- Pourquoi je ne suis pas chrétien, Guildes Associées SA, Genève 1960 ; 

(2)     Erasme.- L’éloge de la folie, Editions Verda ;

14:01 Publié dans étrange | Lien permanent | Commentaires (0)

15/07/2010

"Je ne veux pas voir l'immensité de ton univers..."

 

Des ressortissants cubains libérés ont pu gagner l’Europe. Qu’avaient-ils fait ces gens pour être si longtemps privés de liberté ? J’ai beau lire les journaux, je n’y apprends rien. Peut-être ont-ils été emprisonnés parce que… ils existaient tout simplement. Cela s’est vu dans le passé. Toutes les catégories ethniques, sociales, politiques ont été touchées par ce phénomène au cours de l’histoire. Le pire a été atteint au XX°siècle où l’existence de millions de gens devint insupportable pour les grands régimes totalitaires. Dans un cas, les victimes  furent les juifs et les tziganes. Dans l’autre, des paysans trop attachés à leur terre, des peuples sacrifiés et livrés à la famine, des nations entières déportées, des millions condamnés à survivre loin de chez eux, dans des contrées sauvages.

 

 On dit que les dictatures ne souffrent pas d’opposition. Mais ce qui pour eux est insupportable, c’est la vie, la vie tout simplement. Ces régimes tirent sur tout ce qui bouge. La vie est un danger pour des états animés par un Guide un seul ou une Idée une seule. Pour les idéologues de ces systèmes, la réalité n’est pas celle qui est donnée de voir et de vivre, souvent dans les conditions les plus douloureuses, mais celle qui doit être. Les pires souffrances ne doivent-elles pas être acceptées si l’on veut le bonheur dans un Reich qui doit durer mille ans ?  Si l’on a en vue, à la fin des fins, la construction d’un monde où chacun aura selon ses besoins ? Alors, pensez, les juifs, les gens du voyage, les syndicalistes, les démocrates, les philosophes et les poètes, tous ces empêcheurs d’imposer l’Idée, de mettre en place le Système, qui pourrait s’indigner de leur liquidation, sinon des ennemis du Peuple, des agents de l’Etranger ? Ces femmes et ces hommes de courage, le plus souvent dans l’impossibilité de faire connaître leur existence hors des frontières de l’état-prison, résistent tout seuls, meurent d’une balle dans la tête, croupissent dans des geôles dont la presse internationale nous dit peu de choses, car dans ces pays la presse internationale ne s’aventure pas hors des bâtiments officiels, et encore, quand elle réussit à passer la frontière. Il est significatif que sur la même île, les conditions de détention des prisonniers de Guantanamo ont fait le tour du monde sur tous les écrans, internet et les journaux, alors que, à quelques kilomètres de là peut-être, des opposants au régime castriste finissent leurs jours en prison sans que personne ou presque n’en soit informé. Il a fallu la chute de Sadam Hussein pour que l’on apprenne quel était le sort terrible réservé aux démocrates irakiens. Quand à la Corée du nord, tout semble aller pour le mieux, le communisme en construction réserve au monde de belles surprises dans un avenir proche.

 

 Dans ces pays donc, la réalité n’est pas celle qui est vécue au jour le jour, mais celle qui doit être. C’est une idée ancienne, selon laquelle nos sens nous trompent, la seule réalité vraie ne peut nous être donnée que par le travail de l’esprit, par l’intellect. L’idée selon laquelle l’homme vit dans le projet, oh combien cette idée peut faire de mal ! Car en scrutant l’horizon avec une longue vue, on risque de ne pas voir où nous marchons et, comme disait le philosophe, de tomber dans un trou. C’était très beau en 1961 d’entendre Youri Gagarine s’adresser au monde depuis son véhicule spatial, premier voyage de l’homme hors de l’atmosphère terrestre. Imaginez qu’au lieu de cela, les journaux du monde entier aient consacré leur une à décrire la condition de vie et de mort des milliers de déportés politiques en Sibérie ! Impensable, au sens strict du mot. L’avenir, c’était Gagarine, et pas seulement pour les journaux communistes. Pourtant en ces jours sombres, la réalité était plus que jamais à nos pieds, sur notre bonne vieille terre, et les dissidents soviétiques ont dû se sentir bien seuls.

 

 J’évoquais ces cubains récemment libérés, sans oublier ceux qui sont encore emprisonnés. Qu’ont-ils fait, sinon ne pas avoir saisi la situation réelle de leur pays, celle d’un avenir en construction. Ils ont fondé leur jugement sur ce qu’ils voyaient, ce qu’ils entendaient, ce qu’ils ressentaient, ce qu’ils vivaient, sans replacer ces impressions dans la perspective globale de l’édification du communisme. Le monde apprendra un jour qu’ils étaient dans le vrai et que l’état qui les privait de liberté était entre les mains d’une clique qui s’était arrogée le droit de décréter ce qui était vrai et ce qui ne l’était pas.

 

 Finalement, si parfois les sens nous trompent, l’esprit peut nous tromper aussi. Et les conséquences en sont incalculables. Je ne résiste pas à l’envie de faire partager ces quelques mots du bon vieux Lucrèce :

 

« …la plupart de telles erreurs sont imputables aux jugements de notre esprit, qui nous donne l’illusion de voir ce que nos sens n’ont pas vu. Rien n’est plus difficile en effet que de faire le départ entre la vérité des choses et les conjectures que l’esprit y ajoute de son propre fonds. » (1)

 

 

(1) De la nature, livre quatrième, dans lequel –chose étonnante- Titus Lucretius Carus né en 98 avant notre ère, avait prévu la chute du mur : « Enfin si dans une construction le plan fondamental est faux, si l’équerre trompe en s’écartant de la verticale, si le niveau a des malfaçons, il sera fatal que tout le bâtiment n’ait que vices : difforme, affaissé, penchant en avant ou en arrière, sans aplomb ni proportions, il menacera de tomber, et tombera en effet par parties ; or toute la faute sera aux premiers calculs. » (446-524) Garnier-Flammarion, ed.1964 pp.130-131

 

§

 

 

Laisse-moi ici, auprès des orphelins

 

Au traître, Fidel Castro.

 

 

…Je ne veux pas voir l’immensité

 de ton univers : laisse-moi ici,

auprès des orphelins.

Pour continuer de vibrer parmi

ces quelques empans de pierres

et de mousse

je me contente de la lumière

qui habite mon cœur,

le soleil quotidien des naufragés

et la droite opportune.

A moins que tu n’aies

peut-être

mieux à offrir

dans ton monde

fait de foules écrasantes,

de chiffres,

de calculs

et du sourire polissé

qui affleure à tes lèvres ?

 

 

Ernesto Dias Rodriguez, 

poète interdit, condamné à 40 ans de prison, comme opposant à la dictature. Il est torturé, mais ne cesse de protester, à demi nu, refusant de porter la tenue de prisonnier. Libéré et expatrié de Cuba en 1991 grâce à une vigoureuse campagne menée par le parti communiste français… non, je plaisante !!! Libéré et expatrié de Cuba en 1991 grâce à une vigoureuse campagne en faveur de sa liberté menée par les Pen Clubs de France et des Etats-Unis.

 

[Avec mes remerciements aux éditions Gallimard, à Reporters sans frontières, à la FNAC, pour ces extraits de l’Anthologie de la poésie cubaine censurée, proposée par José Valdès, éd. Gallimard, 2002.]

 

§