Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

14/04/2018

Savoir

 

 

 Cinquante ans ont passé. Tout ce qui en deux mois avait été bousculé s’est remis en place : un ordre pépère ouvert à tous les égarements où se complaît l’esprit humain quand il dort.

 Mais tout le monde ne dort pas, malheureusement. Les événements du siècle passé nous ont appris que la liberté et la démocratie ne sont pas des acquis définitifs. Il faut le dire et le répéter dans les écoles et les familles. Car une arme nouvelle est à la disposition des forces obscures : les mal nommés « réseaux sociaux ». Ils n’ont rien de social et peuvent véhiculer les idées les plus dangereuses. Un piège tendu à une jeunesse perpétuellement distraite car scotchée sur trente millions d’écrans de toutes dimensions qui diffusent à tout moment tout et n’importe quoi.

 Il y a cinquante ans, tous les soirs à 20 heures la télévision publique nous bourrait le crâne. Aujourd’hui grâce au progrès technique, 24 heures sur 24 on nous apprend que la période des soldes commence demain à 9 heures, que la camarade de classe a un copain ou pire une copine, que la prof n’en a pas, que l’orthographe et la syntaxe n’ont aucune importance, que la terre est plate, que l’humanité est née il y a cinq mille ans, et tout cela en temps réel ce qui est fantastique.

 Ajoutez à cela l’anonymat qui permet la propagation des rumeurs. Impunément. Le pseudonyme est déjà un mensonge en lui-même, par omission. Qu’attendent les autorités pour l’interdire ?

 Elle est sans fondement cette idée que les nouveaux systèmes de communication parce qu’ils sont pratiques et rapides sont des moyens infaillibles de s’informer, d’apprendre, de se cultiver tout en rapprochant les individus. Comme si les connaissances pouvaient être livrées sur un plateau ! Si cela était vrai, l’école, le lycée et l’université n’auraient pas de raison d’être. L’acquisition de connaissances exige un effort, au minimum une participation. En appuyant sur un bouton on n’apprend rien. Apprendre, c’est donner de soi-même, chercher, poser des questions, mettre en doute, critiquer, refuser, nier. Prendre ses distances. Réfléchir.

 A l’inverse, on peut « avoir le réseau », la « 4G », un écran plus grand, être informé de partout, recevoir en direct des images des cosmonautes en suspension dans le vide intersidéral …et ne pas savoir qu’ici, dans cette maison, une enfant souffre en silence parce que des voyous font circuler sur Internet une image d’elle en tenue dépouillée, photo prise en cachette dans une cabine de douche lors d’une sortie en classe verte. On ne peut s’empêcher d’imaginer ce que feraient aujourd’hui un Hitler ou un Staline avec la fibre et les satellites.

 Outre le risque d’offrir une large audience à l’expression des plus bas instincts des individus, il y a l’illusion qu’on peut, en tapant un mot, tout savoir sur tout. Derrière une communication de façade, des sollicitations continuelles et des informations éparpillées, il faut craindre le pire : l’effacement d’une pensée intérieure, personnelle, originale.

 

§

12/03/2018

1968




 Pourquoi s’engage-t-on ? Quelle est la source de l’engagement ? Pourquoi un jeune homme ou une jeune fille à qui sourit la vie, éduqués et choyés dans une famille paisible, à une époque où la société a presque vaincu la misère, que les citoyens, les partis, les syndicats, les associations disposent des libertés de penser, se réunir, voter, manifester… pourquoi une jeune fille ou un jeune homme décident-ils un jour de tout chambouler comme dans un jeu de quille, de faire la révolution ? On comprend les grands bouleversements de 1789, de 1848, de 1871, de 1917 quand des peuples affamés par les classes possédantes et épuisés par les guerres, n’ayant plus rien à perdre, prenaient d’assaut les bastilles et les palais d’hiver. Ils n’avaient pas besoin de grands orateurs ni de politiciens habiles pour prendre les armes, car la révolution pour eux n’était ni dans les livres ni aux tribunes, elle était vitale, c’était la liberté ou la mort.

 Mais à l’époque qu’on qualifie de « Trente glorieuses » dans cette France heureuse où le temps de la guerre, de l’occupation et des privations était oublié, temps que d’ailleurs la jeune fille et le jeune homme n’avaient pas connu, comment en est-on arrivé à rêver, à imaginer puis à projeter une insurrection ? On dira qu’il y avait encore suffisamment d’inégalités sociales pour justifier la révolte. Je n’y crois pas trop. Comme beaucoup d’étudiants il nous fallait payer nos propres études en travaillant pendant un mois l’été et à mi-temps dans le cours de l’année. Cela nous obligeait à repousser parfois dans la soirée nos obligations universitaires. Les étudiants salariés veillaient tard s’ils voulaient ne pas manquer les travaux pratiques du soir. Mais c’était loin d’être la misère. Ce n’est pas là qu’il faut chercher la source de l’engagement de ces adolescents qui enflammèrent le pays en 1968. D’ailleurs s’il fallait parler de misère, ceux qui étaient loin de tout et de l’université, ces jeunes du nord de la France et de l’est, fils et filles de mineurs, jeunesse perdue au fur et à mesure de la fermeture des mines et des industries, restèrent pour beaucoup à l’écart du soulèvement. Ils n’avaient lu ni Marx ni Marcuse et devaient avoir –comme leurs parents- bien d’autres soucis. J’en ai rencontrés au service militaire en 1971, beaucoup s’étaient engagés dans l’armée, seule institution qui leur proposait un avenir, ils regardaient les intellectuels sursitaires sans méchanceté mais avec des yeux étonnés et quelque peu amusés.

 Des millions d’êtres humains sont exploités dans le monde sans pour autant devenir des rebelles. On peut le regretter mais la misère - sauf à favoriser ici ou là l’accès d’un tyran aux commandes- n’a jamais été une condition suffisante à l’abolition de l’esclavage ou à l’avènement d’une démocratie. L’engagement exige autant la prise de conscience et le savoir que l’abnégation. Pour refuser l’insupportable pendant l’Occupation, il fallait un courage extraordinaire, courage qui a coûté la vie à nombre de héros.

 En 1968 personne n’a risqué sa vie, en France. Révolte enthousiaste, passionnante, intelligente, imaginative, créatrice. Au risque d’attirer des critiques, je dirai révolte de riches. Quand à six heures du matin nous allions diffuser des tracts appelant à la grève à la porte des usines, certains d’entre nous n’avaient-ils pas au fond d’eux-mêmes mauvaise conscience de lancer des appels à des gens qui « embauchaient » pour nourrir une famille ? Le fossé entre le monde étudiant et celui de la classe ouvrière ne s’est pas comblé même si pendant un mois et demi un ennemi commun fut désigné. Ce qui ne retire rien à la spontanéité des étudiants et à la volonté d’une partie de la jeunesse de changer la vie. Nous assistâmes à un déferlement de l’intelligence tel, que je me demande comment, cinquante ans après avoir clamé à la face du monde et à De Gaulle que nous étions tous des juifs allemands, comment on a pu tomber si bas, laissant se développer le racisme, l’antisémitisme, le port du voile pour les femmes, la négation ou le doute sur la Shoah, le refus de l’enseignement de la théorie de l’évolution, les prières de rues ! Tout ça pour ça !

 L’engagement est une affaire personnelle. Aujourd’hui comme hier rien ne nous y oblige. C’est pourquoi je trouverais normal qu’on rende hommage à ces jeunes qui se sont dressés contre l’ordre établi, même s’ils n’ont pu le faire que pendant deux mois. Voilà. Ils se sont dressés. Oubliant tout, leurs études, parfois le respect pour ceux qui les ont élevés, séchant leurs examens, ne se souciant pas de leur carrière future. Oui, ces gens qui ont aujourd’hui soixante dix ans et plus, je leur rends hommage. Ils couraient, fuyant l’ancien monde, celui de l’exploitation de l’homme par l’homme, de la femme par l’homme, ils avaient su (et comment !) remettre la religion à sa place, celle de l’ignorance et de la bêtise. Ils avaient brisé les préjugés, les dogmes, le chauvinisme et son frère le nationalisme, ils avaient montré que l’origine de la violence et des guerres n’était à rechercher ni chez « l’ennemi » ni dans la psychologie humaine mais chez les marchands de canon. Ils ont commis aussi des erreurs que je dénonce régulièrement ici. Qui n’en commet pas, emporté par l’élan révolutionnaire ?

 Si pour ma part je me suis engagé, c’est que j’ai cru en la Révolution. J’ai ardemment souhaité voir la France se couvrir de soviets, voir les travailleurs désigner leurs représentants, et sans pour autant être méchant, installer les usines Renault à Neuilly pour permettre à ces gens qui n’ont jamais eu ce plaisir, de travailler. Dans mes bagages, j’avais des philosophes mais leur liste se rétrécissait au fil des campagnes et des combats. En 68 il me restait Marx et Engels, Lénine aussi. Mais la découverte, celle qui donnait la couleur –comme un révélateur fait apparaître l’image latente dans la cuve du photographe- ce fut la lecture de Trotski et la rencontre avec ses partisans. Je compris enfin pourquoi à l’Est après tant d’espoir, deux cent millions d’hommes s’étaient laissés enfermer entre quatre murs. Je lus avec assiduité La révolution trahie, La révolution défigurée, L’histoire de la révolution russe, et je compris, aidé par des intellectuels et des militants trotskistes pourquoi la crise de l’humanité s’expliquait par la crise de la direction révolutionnaire. Il fallait construire une Quatrième internationale, celle de Lénine et des bolcheviks russes, la troisième, ayant succombé sous les coups du stalinisme. Ce fut un combat difficile, car nous avions tout contre nous. La bourgeoisie certes. Mais aussi les faux amis, le parti communiste en tête, plus stalinien et sectaire que jamais, les pro chinois qui approuvaient l’impitoyable, injuste et cruelle révolution culturelle et qui en France, guidés par des intellectuels de la rue d’Ulm prétendaient être les héritiers du marxisme authentique.

 A côté et parfois très loin de ce fatras idéologique, il y avait les travailleurs. Qui n’étaient pas tout à fait ceux dont on parlait dans les livres, qui nous écoutaient gentiment dans les réunions de famille ou plus rarement dans les meetings, et dont l’esprit était ailleurs. Ils s’embourgeoisaient. Que les faux amis, parti communiste en tête, aient dépéri n’est pas une consolation. Car le trotskisme aussi est mort, torpillé par les querelles de chapelle, les divisions et les scissions. L’union soviétique s’est effondrée non pas sous les coups d’une classe ouvrière ayant retrouvé l’élan d’Octobre comme l’avait espéré Trotski, mais parce que finalement le retour au capitalisme a ses avantages. Les groupes minuscules qui aujourd’hui se réclament encore du fondateur de la Quatrième internationale partagent une vision du monde assez proche de celle des staliniens des années cinquante, sombrant dans l’antiaméricanisme primaire, l’antisionisme, et font des ronds de jambes à tous ceux qui, islam en tête, dirigent leur critique et leurs armes contre les démocraties occidentales.

 S’il faut rendre hommage à ceux qui ont osé, n’oublions pas ceux qui ont cru au printemps des peuples, à Prague. Comment les étudiants français qui voulaient changer le monde auraient pu rester insensibles à cette révolte populaire ? Oui, l’émancipation des peuples était une affaire mondiale ! Mais un combat difficile. En France les ouvriers dont certaines revendications furent un peu satisfaites reprirent le travail et le bourgeois un moment affolé reprit des couleurs. Des étudiants prirent des vacances, d’autres se mirent courageusement à tirer les leçons de l’échec de la grève générale et se dirent qu’il manquait à la classe ouvrière un parti digne de ce nom pour en finir avec l’exploitation.

 Dans la nuit du 20 au 21 août 4600 chars et 165000 hommes venant des territoires des « pays frères » entrèrent en Tchécoslovaquie. La résistance populaire était clouée sur place et bien qu’elle fût pacifique, il y eut 90 morts et plusieurs centaines de blessés, pas seulement à Prague. Nous nous sommes rendus cet été à Liberec (dans le nord de la Tchéquie) où 9 personnes ont été tuées, un monument leur est consacré, une chenille de char en bronze avec leurs noms inscrits en tchèque et à l’envers en cyrillique… Mais le bilan bien sûr ne fut pas seulement le nombre des victimes, mais la normalisation soviétique du pays. Des milliers de personnes furent arrêtées, des associations dissoutes et une censure stricte fut imposée. Quand les communistes français considéraient encore que le bilan du communisme à l’est était globalement positif, le 16 janvier 1969 un étudiant de vingt ans s’immola sur la place Jan Hus de Prague pour protester contre l’occupation. Il s’appelait Jan Palach.

 Si je rends hommage à ceux qui en 68 ont osé, si je relève régulièrement les conséquences désastreuses de certaines idées développées alors : critique de toute autorité, libération totale des mœurs, interdiction de tout interdit, je n’approuve pas pour autant ceux et celles qui ont fait le dos rond, passant tranquillement leurs examens, pensant avant tout à leur carrière, et surtout, SURTOUT qui se permettraient aujourd’hui de dire, cinquante ans après, qu’ils avaient eu raison de se taire, le mouvement de mai et juin 1968 n’ayant servi à rien. La sagesse n’est pas de se taire, mais de savoir dire non.

 


§

24/05/2017

Fachophobie

 



 On critique beaucoup le Front National. Ce qu’on oublie de dire, c’est qu’il accorde à peu de frais une bonne conscience à nombre de ses détracteurs. A peu de frais, car il suffit d’apparaître quelques minutes sur les pavés de Paris, d’élever la voix autour d’une table ou de cliquer au bas d’une pétition pour se donner des airs de combattant anti-fasciste.

 On réside à vingt lieues des zones de non droit, mais on clame autour du barbecue que tout le monde est très gentil, ou presque. Les femmes et les honnêtes gens se verraient interdire l’accès dans les commerces, les cafés et les quartiers qu’on les tiendrait pour menteurs ou identitaires.

 Bon, critiquer l’extrême droite est bon pour le moral du bourgeois tranquille dans son jardin. Il ne croit que ce qu’il voit, et comme il est loin de tout, à cent lieues du chômage, de la misère, de la détresse et de l’injustice, il est un révolté contenu, un insurgé rentré. S’il lui arrive d’être extrême, c’est dans la modération. Ses virulences sont rares mais démonstratives. Au-delà des idées, des convictions, plus forte que toutes les indignations, la bonne conscience écrase tout sur son passage à commencer par la conscience.

 Le fachophobe d’aujourd’hui est à l’anti-fasciste réel ce que le héros de Cervantès est au combattant anti-franquiste de 1936.

 


§