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20/01/2010

Moi aussi, j'ai cru au matin

 

Si c'était à refaire, tu parles. Ce n'est pas à refaire. Jamais. Ce qui est fait est fait. Le passé est passé. Il y a prescription. J'en avais touché un mot à Jean-Bernard, que j'aurais voulu recommencer ma vie, tout reprendre à zéro, retour au point de départ, quand j'avais quinze ans. C'est à quinze ans que les emmerdements ont commencé. A lui j'en avais touché un mot, à personne d'autre je n'aurais osé faire une telle confession qu'on aurait jugé sotte, puérile.

 

Il avait posé sa main sur mon épaule. Il reprend sa main et s'empare du verre posé sur la table basse. Il s'enfonce à nouveau confortablement dans le fond du canapé, boit une gorgée. C'est du Bourbon. L'alcool préféré de Jean-Bernard. Jean-Bernard est un sage. Il ne parle que de ce qu'il connaît. Jacqueline est assise à l'autre bout du canapé. Elle consultait les programmes de télé. Quand son mari a posé sa main sur mon épaule elle a laissé tomber le magazine, maintenant elle me fixe, je crois déceler une pointe de compassion dans son regard, aussi une interrogation. Habituellement, elle s'amuse de moi « Il est très fort, Michel ! ». Il faut dire que j'en rajoute « Quoi ? Vous vous arrêtez toutes les deux heures sur l'autoroute ? Moi, Nyons- Conflans je t'avale ça en 7 heures et sans pause ! » Ca les fait bien rire tous les deux, d'autant que je participe de bon cœur, plus ils rient, plus je cherche à me rendre ridicule. Mais aujourd'hui, l'attitude de Jacqueline, sa position dans le canapé et son regard, surtout son regard, trahissent l'inquiétude. Ce n'est pas comme d'habitude. Il se passe quelque chose.

 

 La pièce est décorée des tableaux de Jean-Bernard, plus loin dans le hall en fait c'est une verrière, il y a des photos d'arbre, des troncs noueux, il s'est mis à la photographie, il ne sait que depuis quelques mois ce que c'est qu'un diaphragme, un temps de pose, une profondeur de champ, et encore il vaut mieux ne pas trop creuser, et il réalise déjà des tirages à faire pâlir de jalousie Weston, Ansel Adams et toute l'école américaine de la « Pure Photography ». D'où je suis j'aperçois le portrait de sa grand-mère qu'il avait réalisé au pastel quand il était encore chez ses parents à Maurecourt. La pièce est sombre, les lumières parviennent de la fenêtre et des œuvres accrochées au mur, surtout de ce portrait de femme dont le voile délicat n'a pu être tracé que par un maître flamand de l'école des grands, Van Eyck ou peut-être Memling ou van der Weyden.

 

Le sage pose son verre. Il me regarde, son œil rit déjà, puis il éclate :

 

  • - Allez, Michel, avoue, tiens en attendant, bois un coup!

 

Jacqueline sourit seulement, elle m'interroge du regard.

 

  • - Vous ne me croirez pas. De toute façon, j'ai déjà gâché ce bon moment que nous aurions pu passer ensemble...

 

Le sage :

 

  • - Allez, arrête, tu ne gâches rien du tout, tu nous surprends, c'est tout. Alors ? (il prend l'accent allemand) J'ai les moyens de te faire parler!
  • - Je... J'ai...

 

 Chez Jean-Bernard, nous sommes souvent interrompus par des causes très diverses, l'eau qui bout et qui déborde sous le couvercle de la casserole, Jacqueline qui allume la télé car c'est l'heure des jeux de midi, alors que nous sommes en train de parler, les deux chihuahuas qui s'accrochent à mon pantalon ou qui se mettent à aboyer quand une ombre passe derrière la fenêtre. Aujourd'hui précisément, ce sont les chiens. Cela m'énerve au plus haut point, il le sait, il les prend sur ses genoux, les caresse, ils se calment. Mes deux amis, installés face à moi dans leur canapé, mes deux amis sont à l'écoute. On dirait un homme d'état une seconde avant la conférence de presse à la veille de la déclaration de guerre. Derrière moi, pas de drapeau, ni de France ni d'Europe. Pas de micros, et deux auditeurs! Les pires, ceux qui savent, qui me connaissent, qui devinent, au timbre de ma voix, mes pensées les plus intimes.

 

  • - J'ai cru au matin.

 

Jacqueline rit modérément, Jean-Bernard aussi, mais d'un rire que je connais bien, le rire à problème, celui qui sonne faux, qui trahit l'embarras.

 

  • - Tout le monde a cru au matin, Michel!

 

Jacqueline en rajoute :

 

  • - Tu étais jeune. En prenant de l'âge on devient réaliste, raisonnable.

 

Et elle saisit la télécommande. Jean-Bernard bondit :

 

  • - Ah non, pas maintenant. On parle, Jacqueline!

 

Elle est fâchée et disparaît vers la cuisine. C'est bon signe, elle a compris qu'il n'y avait pas urgence, Michel va très bien, il nous joue son numéro habituel, il est temps de mettre le gros sel et les pâtes dans l'eau. Tant pis pour les jeux de midi.

 

J'en avais trop dit. Il fallait en finir. J'ai tout déballé. Mars, avril, mai, juin 1968. Juillet, août et toutes ces années terribles, lourdes, de plomb. Tous les espoirs déçus. La droite bras dessus bras dessous à l'Etoile, les staliniens rayonnants, il faut savoir terminer une grève, les chars qui écrasent le Printemps de Prague, la dissolution des organisations révolutionnaires, les dissidents expulsés d'Union soviétique qu'une petite poignée de français accueillent à l'aéroport. Mes études sacrifiées, adieu concours, adieu CAPES. Pas pour tout le monde, je l'ai constaté par la suite. Beaucoup ont cru au matin. Moi, c'était matin, midi et soir, même la nuit. Au point de faire l'impasse sur les choses essentielles, ma femme par exemple que j'oublie, un soir, à Paris. Et mes enfants, ah oui, mes enfants, ils étaient moins importants que la Révolution Mondiale, mais quand ils seraient grands ils connaîtraient le paradis communiste, les derniers seront les premiers, sur terre, sur cette bonne vieille terre où tous les problèmes seront résolus par une bonne dictature pour commencer, attention, une dictature sympa, celle de la classe ouvrière, les capitalistes au piloris, des soviets partout, partout, partout jusqu'aux Galapagos où c'est les Galapagos ? Jean-Bernard et Jacqueline ne buvaient plus, ils étaient prostrés les pauvres, ah j'aurais dû me taire, garder ces horreurs pour moi, et faire semblant de croire encore à l'avenir, d'aborder la question des élections municipales, la coupe du monde de foot chez les colonels argentins, que sais-je encore, les chihuahuas vautrés sur leurs genoux feignaient de dormir, par moment ils ouvraient un œil quand j'élevais la voix. Ah j'y allais de bon cœur. Et puis il y a eu l'armée, quatre mois seulement, même pas les EOR, je restai avec le peuple, le vrai, celui des appelés et des engagés de base, commandés par une petite crapule d'appelé déjà maréchal des logis, instituteur dans le civil ! Qui nous obligeait à marcher au pas au milieu de la nuit après une journée de manœuvres dans la boue, la bonne boue de Lorraine au mois d'octobre. Puis il y a eu cet accident, allez hop, hôpital militaire, des mois, des greffes osseuses, des mois encore, les béquilles. De tous les grands révolutionnaires parisiens, il y en a eu un, un seul pour venir me voir à Bar-le-Duc, un seul. C'est Michel Laurent. Je savais qu'il était parmi les plus sincères, j'appris qu'il avait un cœur. Michel est mort quelques années après, emporté par une septicémie à l'hôpital Foch. Après j'ai galéré, maître auxiliaire, payé au mois de janvier après trois mois de travail, une prof syndiquée qui me sort : ras le bol des MA, ils n'ont qu'à passer le CAPES. J'en ai encore froid dans le dos. Des apparatchiks on en a ici aussi, et des sévères, des bien dans la ligne, de gôche. Pouah ! Non Jean-Bernard, je ne généralise pas, il y a aussi des candidats au goulag, rassure-toi, à gauche et à droite, d'ailleurs j'ai le tournis, gauche, droite, tout ça c'est de l'esbroufe, des discours, du carriérisme. A la première alerte, il n'y a plus personne. Si, des gens bien, des justes. A ce qu'on m'a dit, ils n'étaient pas nombreux dans les années quarante, et beaucoup n'en sont pas revenus. Les autres sont toujours là, à nous faire chier, à donner des leçons au peuple. Après j'ai arrêté la politique, en tout quinze ans, mais à temps plein. Après je suivais tout ça de loin. Quinze ans décisifs, quinze ans perdus, pas tant pour moi, car j'en ai retenu des leçons, mais pour mon épouse et pour mes enfants, et pour tous les autres, pour toi Jean-Bernard, toi qui m'attendu à Rosans, près du mas abandonné, au rendez-vous des dix ans, au carrefour de notre jeunesse, toi que je savais là-bas à attendre. Je ne suis pas venu. J'ai cru au matin. J'ai sacrifié notre amitié sur l'autel de la révolution mondiale que nous ne verrons jamais nos enfants non plus. Heureusement. Prenons le temps de respirer, de vivre. Ma vie, c'est un grand trou noir qui a tout aspiré, ce qu'il y avait en moi de meilleur. Ma vie, il est six heures du soir, bien tard, trop tard.

 

§

 

 

 

 

 

 

 

15/01/2010

Que c'est dur de se dire: "Tu t'es trompé !"

 Ces gens qui n'ont jamais touché la politique ne serait-ce que du bout des doigts posent un œil goguenard sur ceux qui en sont revenus. Pauvres hères. Ils ne savent pas. Ils sont comme ces êtres sains de corps et d'esprit -surtout de corps- qui n'ont jamais goûté l'ivresse et vous susurrent :

 

  • - Ne bois pas, ne fume pas, conseils d'ami pour ta santé.

 

Qu'est-ce qu'il en sait l'ami, peut-être que si je n'avais pas bu je me serais jeté par la fenêtre. La bouteille, c'est mon acharnement thérapeutique à moi. Je veux vivre, et personne ne pourra m'en empêcher. Jusqu'au jour où, sur un papier à en-tête, de ma plus belle écriture, j'inscrirai :

 

  • - S'il vous plaît, je n'en peux plus, mettez fin à mes souffrances, enlevez-moi cette bouteille et brûlez mes cigarettes.

 

Et je répéterai ces mots plusieurs fois, en présence de ma famille et de l'équipe médicale. Et puis je m'endormirai. Et personne ne pleurera, car je l'aurai demandé. Sauf un. Mon pote. Mon Jeff à moi. Lui, sur qui s'acharnent depuis des années les thérapies de tous les terroirs de France, lui il sait.

 

 Eux ne savent pas. Ils sont comme les petits enfants. Pourquoi ceci ? Pourquoi cela ? Ah bon ? La sécurité sociale existe parce qu'il y a eu des grèves ? Quoi, mes parents ? Ah, peut-être...et les congés payés, et les conventions collectives ? aussi ? Mais pourquoi leur en vouloir, la sécu, les congés et autres acquis sociaux leur ont été servis tout chauds, sur un plateau qu'ils finissent à chaque repas, car on les a habitués très tôt à manger de tout.

 

 Ils ne savent pas que Nicolas était un honnête homme. Qu'il a vécu une époque et surtout une guerre que je ne souhaite à personne de vivre même à mon pire ennemi, même à un nostalgique du nazisme. Attention, je dis vivre une guerre en continuant d'être honnête ! Quand il a menti dans sa vie, c'était pour sauver des camarades. Quand il s'est menti à lui-même, c'était parce que la Fin justifiait le pacte germano-soviétique. De son père, il ne m'en dit pas un mot. Mais je crois savoir que c'était Staline. Quand Maurice n'était pas là. Et Maurice n'était pas souvent là, c'était un papa provisoire, le petit chef d'une famille d'accueil, en quelque sorte. Joseph Djougachvili lui, était très loin et très proche, un Père-partout, un Père des peuples. Qui avait beaucoup d'enfants et qui construisait quelque chose avec eux. Jusqu'en Sibérie il construisait quelque chose. Il avait beaucoup d'autorité, mais il en faut car les enfants ne sont pas toujours sages. Et ils aiment l'autorité, ils la réclament à leur façon, pas toujours en le disant. Bref, Nicolas avait un père. Sa femme était au fourneau, il lui parlait fort, de ces grosses voix qui n'admettent pas la contradiction et qui cachent une grande sensibilité et le respect de l'autre. Il lui rapportait sa maigre paie de charpentier. Ils vivaient heureux, au milieu d'amis fidèles et rigolards, car dans cette rue de banlieue il y en avait du beau monde.

 

 Si j'évoque cet homme, c'est que je peux le faire sans verser une larme. Nicolas, il n'a pas su. Il est mort avant. Certes, les patrons étaient encore aux commandes, mais là-bas l'Est tenait encore bon ses promesses. Et ici, le Parti était debout, vigilant.

 Nicolas est mort avant le soulèvement d'un coin du rideau, avant l'effondrement du mur, de l'Union Soviétique, du socialisme. Il est mort avant la fin. Avec lui il a emporté l'espérance, celle d'un peuple, des peuples, du mouvement ouvrier, de l'humanité entière. Je suis content pour lui. Il n'aurait pas mérité cela. Mais les autres, ses camarades ? Pensez : pour la première fois dans l'histoire, d'un bout à l'autre du monde, des hommes et des femmes qui ne se connaissaient ni d'Eve ni d'Adam regardaient dans la même direction, s'inventaient le même avenir. Et du jour aux lendemains, plus rien. Des secrétaires généraux qui bégaient, qui ne s'expliquent pas. Devant, le dragon capitaliste crache le feu. Derrière, un Parti exsangue, pire, mille fois pire, un Parti qui ne nous avait rien dit . Qui avait caché des faits réels, des malversations, des privilèges, des camps, des crimes. Derrière, il n'y a plus rien. Notre dépit à nous, il est à la mesure de l'espérance qui était la nôtre. Le mouvement ouvrier a été sabordé par ses propres capitaines. A l'Est par des usurpateurs, des bureaucrates sans foi ni loi qui ont défiguré puis trahi la plus belle révolution de tous les temps. A l'Ouest par des fils du peuple qui ont renié jusqu'à leurs origines, qui ont voté les crédits de guerre en 1914, qui ont montré du doigt les socialistes quand les fascistes d'Allemagne fourbissaient leurs armes, qui ont suggéré dans les usines, lors d'un grand mouvement social inspiré par l'Université, que les étudiants étaient des gosses de riches. Des fils du peuple qui qui qui qui qui qui....

 

 Oui c'est dur de se dire : « tu t'es trompé ». Le plus difficile n'est pas de regarder les choses en face, mais de se regarder soi-même. Combien de militants en ont eu le courage ? Tous sont à plaindre, et ceux-là sont des héros. Même si l'Amérique n'est pour rien dans l'échec du communisme -elle n'est intervenue ni en 1953 en Allemagne de l'est, ni en 1956 en Hongrie et Pologne, ni en 1968 en Tchécoslovaquie- on peut comprendre la haine de ces gens à son égard. Haine de l'Amérique, flambeau de l'Occident capitaliste triomphant.

 

 Plus difficile à admettre est cet acharnement à critiquer systématiquement la société occidentale, à l'accuser de tous les maux, à l'affubler de tous les mots les plus dégradants : un monde où règnent privilèges, corruption, mensonge, prostitution, misères matérielle et morale. Bref, la société dans laquelle nous vivons se résume à une bouteille de Bourbon tenue par une femme dévêtue, représentés sur un énorme panneau publicitaire sous lequel gît un homme sans domicile fixe. Alcool, luxure, déchéance. Condamnation sans appel qui ressemble étrangement à celle proférée contre la démocratie par ses pires ennemis extérieurs. Etrange cette sympathie affichée pour des hommes, des mouvements, des états -quels qu'ils soient- pourvu qu'ils combattent l'Occident. Dangereuse attitude qui risque de coûter cher à tous les démocrates, mais aussi à ceux qui entretiennent ces amitiés. Car ne l'oublions pas, en démocratie les femmes et les hommes vivent, respirent, circulent, professent, critiquent, manifestent, arrêtent le travail, votent, dessinent la caricature de leur président à la une d'un journal librement diffusé, volent et tuent aussi, et des avocats sont là pour les défendre jusque sur des ondes publiques qui ne connaissent de limites que celles de la fiabilité électronique des satellites de communication.

 

 Comme c'est désolant de voir ces fils, ces petits-fils des pionniers du socialisme s'acoquiner aux doctrines et mouvements les plus réactionnaires, quand ce n'est pas pour se faire les avocats des états qui protègent des criminels. Si j'osais, je demanderais :

 

« Franchement, les yeux dans les yeux, qui parmi vous, toi Olivier, toi Raoul, toi Quentin, toi Alain, lorsque le 11 septembre 2001 les tours du World Trade Center se sont écroulées sous les coups des terroristes, qui parmi vous n'a pas pensé :  c'est bien fait  ? Qui ? ».

 

Mais je n'ose. Peut-être méditent-ils aussi ? Peut-être pensent-ils leurs plaies ? Le mal totalitaire est encore purulent. Il faudra du temps.

 

 

§

13/01/2010

Lettre à mon ami

 

 Puisque tu n'as pas disparu et que tu habites encore ma mémoire et mon cœur, j'ai pensé à te faire part de mes réflexions en ruminant cette sentence de Nietzsche (1) :

 

« Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges. »

 

 Pour ma part, j'ai été deux fois convaincu. En religion et en politique. Je ne sais pas si mes convictions religieuses furent si profondes quand j'avais dix ans (environ) quand mes parents m'inscrivirent à l'éducation religieuse de l'Eglise réformée le jeudi après-midi. Certes, j'appris beaucoup à la lecture de la bible, mais je me rappelle surtout l'odeur du chocolat chaud venant de la cuisine, qui nous était servi par l'épouse du pasteur accompagné de tartines, beurre et confiture. J'exagère.

 Le pasteur, Monsieur Belmont, venait me prendre avec sa Dauphine noire, le volant grinçait, il conduisait nerveusement et venait de loin, la grande ville la plus proche, Poissy à dix kilomètres (j'habitais Andrésy), et faisait le « ramassage » du jeudi, nous étions trois enfants dans le canton à suivre l'éducation religieuse de l'Eglise réformée ! Dans ma classe, le mercredi après-midi, les copains se donnaient rendez-vous pour le patronage (catholique) du lendemain. Ils me sollicitaient et ne comprenaient rien à ce que je leur racontais : pasteur, Poissy, goûter, chocolat chaud, tartines, confiture, sans parler de la lecture suivie de la bible, pour eux c'était de l'hébreu. Il y en avait un autre justement qui n'allait pas au patronage, il était juif. Bon, on n'était pas proscrit, mais dans ma vie, j'ai vérifié ça, je n'ai jamais nagé dans le sens du courant. Je n'en garde aucun ressentiment à l'égard de quiconque, et surtout pas la moindre gloriole, car je n'y suis pour rien, le hasard en a décidé, c'est comme ça. J'avais une admiration sans borne pour le pasteur et le chocolat chaud de son épouse, je sais que je vais faire sourire, chaque fois que mes petites filles touillent le chocolat dans leur bol, ce sont des paraboles de Jésus qui me reviennent à l'esprit ! Pour revenir au pasteur, cet homme intègre aurait remué ciel et terre pour transmettre sa foi à un enfant, quand je dis sa foi, c'est au sens large, le respect, l'honnêteté, la fidélité, l'amour du prochain. C'était un homme de confiance plus que de conviction, plus que ses paroles, c'était son art de vivre, sa façon de s'adresser à sa femme, à ses enfants, la vie paisible, harmonieuse de cette famille qui m'enchantaient, m'enjôlaient.

 J'admirais cet homme de foi sincère et bon. Plus qu'aux paraboles de Jésus, je me demande si mon assiduité au catéchisme n'était pas due en réalité à la personnalité de cet homme, en particulier ces grands moments de silence pendant la lecture, et après, sa voix douce et ce qui était nouveau pour moi à l'époque: il prenait le temps d'écouter chacun d'entre nous, ne coupait jamais la parole. De Luther et Calvin je ne savais rien, mais jusqu'à l'âge de 15 ans, je fus un bon lecteur des évangiles, et je reste fidèle aujourd'hui à ... comment dire cela... une certaine morale, certains principes ...voilà, pour tout dire : de l'éducation religieuse qui me fut accordée, j'ai retenu l'éducation, disons plus modestement une certaine forme d'éducation.

 Conviction certes, il en faut pour enseigner le catéchisme. Il faut être convaincu pour convaincre. Mais alors, il faut inventer un autre mot pour qualifier ces gens qui prêchent d'une façon et agissent autrement. Dans les milieux religieux et politiques, je constate que pour beaucoup c'est la règle. La formule de Nietzsche citée plus haut est certes ramassée, mais très pertinente car elle montre du doigt un danger lié à une façon d'être et d'agir qui a toutes les apparences de la sincérité, de l'honnêteté. La force de la conviction est telle que les faits avérés, vérifiés ne pèsent pas lourd face à elle. Je me rappelle les premières réactions des gens autour de moi lors de la traduction des premiers livres de Soljénitsyne (Une journée d'Ivan Denissovitch) : l'incrédulité, la méfiance. Je ne parle pas des dirigeants politiques qui savaient ce qui se passait dans les bagnes soviétiques et qui s'interdisaient de le révéler. Je pense à ces personnes pour qui à l'est de l'Europe une société d'un type nouveau était en train de naître, et pour ces gens plein d'espoir,  pour la plupart ouvriers, fonctionnaires, étudiants, la déportation et la persécution de dissidents politiques était inenvisageable, ils n'en démordaient pas. Et là, on voit le travail de sape exercé par la « conviction » : on ne jugeait pas les révélations du samizdat, de Soljénitsyne, Martchenko, Plioutch, Sakharov ou les autres d'après le contenu de leurs témoignages (d'ailleurs leurs livres étaient tellement brocardés qu'ils étaient peu lus), mais en fonction des conclusions induites par leurs témoignages. Ils remettaient en question le dogme.   

  En politique comme en religion, il y a des doctrines, des préceptes, pire : des dogmes. Ces derniers sont terribles, car ils n'admettent pas le moindre questionnement, le moindre écart de pensée et parfois même, de langage. Les dogmes sont totalitaires. Vous acceptez tout d'un bloc, ou vous partez (en démocratie, car ailleurs, on vous déporte, on vous assassine). Accepter tout d'un bloc, c'est être convaincu. Et il le faut pour convaincre. La force de la conviction est telle que les faits avérés, vérifiés ne pèsent pas lourd face à elle. Je suis tombé dans le piège, et j'y suis resté trop longtemps, aveuglé. Si elle soulève des montagnes, et cela me séduisait, la foi aveugle aussi. Et pendant des années, je n'ai rien vu, rien entendu, car c'est l'esprit qui voit et qui entend. Et l'esprit, mon esprit, considérait le monde non tel qu'il était, mais tel qu'il FALLAIT que je le vois.

 De la religion, Jean-Bernard, je n'ai rien retenu, si ce n'est la rencontre d'un homme admirable et le respect de certains principes. Même ma bible, qu'il m'avait appris à lire, dans la tourmente qui a suivi, je l'ai perdue. De la politique, j'ai souffert et je souffre encore. J'ai perdu les plus belles années de ma vie. J'en tire au moins quelques leçons. Depuis que Georges Brassens a chanté Mourir pour des idées, qu'oserais-je ajouter ? Que la soif du pouvoir des hommes est sans limite ? Ou plutôt, puisqu'il était question de Nietzsche, de tête une autre pensée me revient : qu'après la mort de Dieu, sur son trône encore chaud est venu s'installer -je vais te faire bondir- le socialisme.

 

§

(1) Humain, trop humain