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30/01/2024

Quel plaisir d’entendre des gens qui savent de quoi ils parlent!

 

 Faut-il la maudire cette société qui tire un trait sur le savoir-faire, l’inventivité, la créativité, l’intelligence, qui sacrifie ceux qui font, qui fabriquent, qui produisent les richesses. Je pense à mon père qui était fraiseur, à la qualité de son travail, travail effectué maintenant par des machines, et loin d’ici. Je pense aussi à Simone Weil qui parlait si bien de la condition ouvrière, et de celle du paysan. Si la vie de ce dernier est laborieuse, elle est aussi conditionnée par les caprices de la nature. Eleveur et agriculteur ne peuvent agir librement, indépendamment du climat, des saisons, de la qualité de la terre, du soin à apporter aux animaux. Il en est ainsi depuis des millénaires. Par rapport au travail en usine, c’est encore un avantage de dépendre des caprices de la nature. Mon père travaillait en alternance quinze jours de jour et quinze de nuit. Quand il était à la maison, il dormait. Quand on le voyait, c’est qu’il se dépêchait d’aller prendre son car. Longtemps son atelier fut installé près des presses, il en devenait sourd. De jour, de nuit, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente, il allait prendre son autocar, la gamelle sous le bras. On lui demandait ce qu’il faisait, ses chefs ne lui disaient pas toujours. Et encore, lui était qualifié. On imagine le peu d’intérêt que devaient porter à leur travail ceux dont les gestes étaient répétitifs, chargés de reproduire à l’infini des pièces dont ils ignoraient tout sauf l’endroit où il fallait percer des trous.

« Lorsqu’il met mille fois une pièce en contact avec l’outil d’une machine, il se trouve, avec la fatigue en plus, dans la situation d’un enfant à qui on a ordonné d’enfiler des perles pour le faire tenir tranquille (…) Il en serait autrement si l’ouvrier savait clairement, chaque jour, chaque instant, quelle part ce qu’il est en train de faire a dans la fabrication… » (1)

 Quel chemin parcouru depuis ! L’ouvrier aujourd’hui, malheureusement n’a plus ces soucis. On le chasse. Il part, avec quelques sous en poche, laissant sur place son outil de travail. Reclassement, reconversion, baratin. Des millions d’hommes et de femmes restent sur le carreau, et leurs enfants avec. Plus d’usine, plus d’artisans, plus de commerces, plus de gare, plus de bureau de poste, plus d’école. Mais si ! On propose quelque chose, dans l’animation, les associations, la visite des personnes âgées, le gardiennage, les loisirs, et on en trouve des petits boulots, si on en manque, on les invente. Tout est bon pour apaiser la conscience de ceux qui savent. Qui savent qu’il n’y a pas d’autre solution que de jeter à la rue des millions de personnes. Alors, la transmission du savoir-faire, peut-être a-t-elle encore un sens quelque part dans le monde, mais ici, c’est foutu, le travail c’est fini, place à l’ipade et je me fous de savoir comment ça s’écrit, place aux loisirs, au jeu, rien de tel pour occuper le chômeur.

 Quand au paysan aujourd’hui, il doit subir d’autres caprices, pires que ceux de dame Nature. Les quotas, la concurrence au-delà des frontières et jusqu’aux antipodes, les prix des semences, les exigences des distributeurs, sans oublier les difficultés croissantes dans sa vie quotidienne liées à la fermeture des commerces, des écoles, à l’exode des services publics.

En plus, il doit s’accommoder de mesures qui nuisent à son travail, mesures imposées par des “je sais tout” qui n’ont jamais pénétré dans un champ sauf pour y faire des dégâts, qui ont l’oreille des officiels et le tiennent pour responsable des problèmes de la planète. Mais depuis quelques jours, grâce à ce mouvement de révolte et à l’accueil favorable que lui font les français, on peut reprendre espoir. Comme ça fait du bien de voir et d’entendre des personnes qui savent de quoi elles parlent, voilà bien longtemps que ce n’était pas arrivé!

 

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(1) Simone Weil, L’enracinement;

15/07/2023

sans titre

 

Nous sommes dans une situation comparable au processus de formation d'un raz-de-marée: la mer d'abord se retire (valeurs et principes laissent un grand vide). Comme une immense république de Weimar, le monde titube. Quand la mer reviendra-t-elle? Ce qu'il adviendra de nous, personne ne peut le dire, comme personne ne pouvait prévoir l'avènement des grandes catastrophes du XX° siècle.

 

27/11/2022

La condition du soldat

 

 

On parle du travail difficile des ouvriers du bâtiment sous la canicule, du surmenage du personnel hospitalier et pourtant toujours prêt à tout faire pour soigner, de l’enseignement scolaire qui devient presque impossible dans certains quartiers, de la pauvreté qui s’étend à la ville comme à la campagne, des étudiants sans ressources qui ne mangent plus à leur faim… mais on n’aborde jamais la condition du soldat. Parce que nous vivons en paix. Mais les nouvelles qui nous viennent d’Ukraine et de Russie nous transmettent l’image d’un autre monde, de gens dont la souffrance est incomparable avec celle des gens les plus malheureux de chez nous.

 Je pense aux soldats, puisque ce sont eux qui font la guerre. Et d’abord aux soldats russes. Les images qui nous parviennent dressent un tableau de leurs conditions de vie. Je crois que les combattants allemands ou français de 1914 dans leurs tranchées n’étaient pas plus mal traités que les russes d’aujourd’hui. Il y eut des massacres, tous plus inutiles les uns que les autres (sauf pour les marchands de canons). Il y eut des fusillés pour l’exemple, des gens courageux qui n’en pouvaient plus de la guerre et qui osaient le dire. Mais il y a plus d’un siècle de cela. En 2022, l’armée russe ne fournit même plus à ses soldats de quoi passer l’hiver. Ils passent leurs nuits sous des plastiques gelés et n’ont pas les vêtements qui, au moins, les protégeraient du froid.

 En 1991 au cours d’un voyage en Allemagne orientale, à Ohrdruf en Thuringe, nous rencontrâmes un jeune homme. Il promenait un bébé dans une poussette. Au milieu de cette vaste place de la gare, nous n’étions que quatre êtres humains. Nous étions français, il était soviétique. Soldat, mais en civil. Le bébé était celui de sa copine. Il n’avait qu’une idée en tête: le mariage. Car c’était le seul moyen pour lui de devenir allemand. Derrière lui, au loin, nous distinguions de grandes barres d’immeubles. Elles étaient délabrées, les vitres étaient cassées et parfois remplacées par des cartons. Des cables pendaient aux fenêtres, sans doute pour la télévision. Et bien savez-vous, c’était là que vivait l’armée russe. La grande armée rouge qui avait vaincu le nazisme vivait dans des taudis. Et le soldat avec qui nous parlions nous expliquait qu’il ne voulait plus revenir dans son pays, d’abord parce qu’il risquait d’y rester, et aussi parce que là-bas, nous disait-il, c’était la misère.

 Il m’est impossible de ne pas évoquer l’immense espoir que représenta pour les peuples la Révolution d’Octobre en 1917. Dans les années soixante en France et dans le monde, des millions de jeunes se soulevèrent avec cette idée en tête: à l’image de ce qu’avaient fait les révolutionnaires russes cinquante ans auparavant, transformer le monde, le remettre à l’endroit, en finir avec l’injustice. Mais la lecture de Soljénitsyne et l’entrée des chars soviétiques à Prague en août 68 mirent fin à ce qu’il restait d’espoir dans le coeur des plus convaincus d’entre nous. Quand je vois aujourd’hui qu’après soixante treize ans de socialisme et trente ans après la chute du régime, de jeunes hommes s’engagent dans une armée misérable pour ne pas mourir de faim chez eux, qu’ils sont mobilisés pour envahir un pays sans même le savoir, que probablement on ne leur avait pas appris que l’Ukraine existait, que beaucoup sombrent dans l’alcoolisme, c’est à désespérer.

 J’entends des cris et des rumeurs, comme quoi ici rien ne va, que le pouvoir d’achat est en baisse, que les allocations pour le chômage sont menacées. J’entends aussi que “la police tue”. Et soudain, regardant ces images montrant la violence, la misère et la détresse humaines près, tout près de chez nous, je réalise à quel point nos vociférations manquent de retenue.

 

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