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08/05/2018

Programme minimum et programme maximum

 

 

 Dans un discours récent, le président de la république a réussi un tour de force. Evoquer dans un même élan l’acte héroïque du commandant Beltrame et l’impopularité d’une mesure gouvernementale: la diminution de 50€ annuels pour l’aide au logement. En y regardant de plus près, en suivant le fil de son discours, ce rapprochement n’a rien d’un raccourci. Il s’agissait pour lui de remettre les choses à leur place. Les requêtes touchant le contenu du porte-monnaie du citoyen ne peuvent faire oublier l’essentiel : les hautes valeurs nationales qui sont à l’origine de la bravoure et du sacrifice d’un français. Le but ultime de la stratégie présidentielle plaçant au-dessus de tout la grandeur de la France ne peut s’identifier aux revendications liées aux petits soucis quotidiens du peuple. On comprend la colère de l’auditeur lambda qui admira certes le geste sublime du héros, mais qui doit jongler chaque fin de mois entre le paiement du loyer, les frais de garde des enfants et tout le reste.

 Et pourtant, au deux centième anniversaire de la naissance de Karl Marx, je sais que je vais faire hurler les bobos parisiens, la boutade du président nous rappelle quelque chose : la critique que faisait le philosophe des programmes de Gotha et d’Erfurt de ces socialistes qui s’en tenaient au programme minimum, combattant pour les seules revendications salariales. Non seulement ils oubliaient le but final : la lutte pour une société mettant fin à la lutte des classes, le communisme. Mais plus encore : ils n’avaient pas compris que le combat revendicatif quotidien était indissolublement lié à celui pour l’émancipation de la classe laborieuse.

 Au-delà de la brutalité du propos, je ne pense pas que le président actuel de la France soit si peu que ce soit inspiré par le père du socialisme scientifique. Il reste que, sauf à vouloir absolument le décrier, on peut imaginer que dans son esprit les 50€ annuels pris dans le porte-monnaie du pauvre pourraient aider à résorber la dette du pays, associés bien sûr à d’autres mesures pour un temps impopulaires, pour finalement au bout du bout, comme récompense de l’effort accompli, grâce au rétablissement de la nation par sa grandeur retrouvée, rendre à chacun de ses membres ce qui leur est dû, au centuple.

 

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12/02/2018

Le chemin et le but

 



 Je lis « Le chant des roues » de Claude Marthaler (1). Il raconte son voyage autour du monde à bicyclette, périple qui, en sept ans, lui a fait traverser quatre continents : l’Europe, l’Asie, l’Amérique et l’Afrique. Cette lecture me passionne, comme tous les récits de voyages et peut-être un peu plus. Car ce voyageur au long cours, par ses découvertes, ses rencontres, ses joies, ses déceptions aussi et jusqu’à ses colères, nous dresse un tableau de l’humanité. Des hauteurs de l’Himalaya à la Vallée de la mort quatre vingt mètres sous le niveau de la mer, en passant par le cercle arctique, la Cordillère des Andes et pour finir l’Afrique, partout il a rencontré des femmes et des hommes qu’il a su regarder sans préjugé, sans jamais manifester la moindre condescendance, sans juger. Mieux encore : son regard n’est pas celui d’un observateur. Il est observé lui aussi et peut-être plus car là où il arrive, il est inattendu. Le voyage à bicyclette s’il est difficile physiquement et souvent moralement pour celui qui l’entreprend est aussi un moyen de susciter la curiosité, les échanges et la fraternité. Les problèmes les plus graves que Claude Marthaler a dû surmonter sont ceux créés par des administrations tatillonnes avec lesquelles il lui fut souvent impossible de s’entendre. Mais avec les hommes et quelquefois les plus humbles vivant dans les régions du monde les plus déshéritées, partout : de l’accueil, de l’entraide, du plaisir.

 Outre l’intérêt de cette lecture, je suis tombé sur une réflexion qui m’inspire. C’est à la page 222. Il est en Amérique du sud, en route pour l’extrême sud du continent : Ushuaia. L’inquiétude grandit en lui car la certitude d’y arriver concrétise la fin de son voyage. Il aurait presque envie de ralentir pour faire durer encore ce voyage déjà long de cinq ans.

« Une fois de plus je réalise combien le chemin est plus important que le but. »

 Il m’est arrivé au cours de déplacements –certes plus modestes que celui de Claude Marthaler- de vérifier cette remarque. En Irlande par exemple, la rencontre avec Peter –dont j’ai déjà parlé sur ce blog- m’aurait presque fait oublier les curiosités que les guides touristiques disent incontournables. Les paysages fantastiques, la lumière et l’omniprésence de l’océan, le Connemara, les jeux celtiques et les chevaux sauvages ne m’ont pas fait monter les larmes aux yeux. Peter oui. Je suis encore ému en prononçant son nom.

 Il faudrait s’entendre sur ce qu’on appelle le but du voyage. A l’évidence pour l’auteur du livre, ce n’était ni la Patagonie ni l’Himalaya ni même l’accomplissement de l’exploit : faire le tour de la planète en vélo. Je crois que si le voyageur a un but, c’est le voyage lui-même. La vadrouille, l’errance. Voyager autour du monde, c’est faire un tour comme on dit. Au gré de l’envie ou des rencontres mais pas seulement. Par obligation quelquefois, le temps d’obtenir un visa. Par nécessité pour trouver à manger, faire le plein d’eau, s’assurer un abri pour la nuit. Au bout de la vadrouille il n’y a rien qui pourrait être inscrit dans un guide. Parce qu’il n’y a pas de bout. Que du sentiment, des questions, de l’émotion.

 Seulement voilà, nous sommes ainsi faits que nous ne pouvons vivre sans savoir où nous allons. Même les nomades se déplacent en fonction de quelque chose, les saisons, les besoins de leurs animaux, les pèlerinages, les rassemblements, sans parler bien sûr des interdictions qui leur sont faites ou des persécutions. Nous aimons savoir où nous allons : c’est plus qu’une question d’assurance, de garantie quant à l’avenir. Les hommes politiques l’ont bien compris qui exploitent à outrance notre souci du lendemain. Sous forme de promesses, on nous dessine un avenir jusque dans les moindres détails, inversion de la courbe du chômage, augmentation des salaires, exploration de la planète Mars, des repas pour tout le monde, plus un seul SDF pendant l’hiver, on donne même des dates, des échéances. Imaginez-vous une société dans laquelle le chef de l’état pourrait dire :

« Nous ne savons pas de quoi demain sera fait, nous verrons bien ! » ?

 Et pourtant, ferait-il plus de mal qu’un autre qui nous promet la lune ?

 Il y a aujourd’hui des sociétés qui vivent au jour le jour, sans se préoccuper du lendemain ou si elles s’en préoccupent, elles le lisent dans les astres ce qui revient pour nous rationalistes à s’en remettre au hasard. Mais ces sociétés sont loin, très loin d’ici. En grands seigneurs que nous sommes, nous nous en remettons à l’infaillibilité du bulletin météo et des programmes électoraux...Finalement, qu’un président prévoie dans un an et trois mois l’inversion d’une courbe, ce n’est pas bien grave, en tout cas ça l’est moins que le chômage.

 Ce qui serait plus grave, même inquiétant, serait de tracer l’avenir en fonction d’une fin. Les sociétés qui ont agi ainsi ont sombré dans le chaos et l’inhumanité. Car si un but ultime est déterminé, fixé, décidé, la société tout entière y est assujettie et quiconque s’écarte du chemin tracé devient un hors-la-loi. Un déserteur s’il s’agit du sort même de la nation. Pour ceux qui s’écartent du chemin en cas de guerre, la langue française dispose d’un catalogue fourni : séditieux, traître, félon, mutin, rebelle, insoumis, agent de l’étranger...

 Mais la guerre n’est pas une fin, un but ultime. Même la victoire n’est pas une fin. Elle est insuffisante pour satisfaire la soif d’absolu qui est la nôtre. Il nous faut des dieux, et si c’est impossible, à défaut de croire en un au-delà réparateur, d’un monde où toutes les justices seraient rétablies, qu’au moins on instaure ici-bas un monde de paix et de bonheur.

 Des idéalistes –ou qu’on croyait tels- s’y sont essayés, parfois avec succès, je pense à Godin qui conçut pour ses ouvriers le Familistère de Guise. Owen aussi en Grande-Bretagne. Mais ce furent des expérimentations réalisées à l’échelle d’une usine, d’une ville ou d’une région. Dès qu’on a voulu aller plus loin, sur un pays, un continent ou la planète entière, l’application d’idées au départ généreuses a mené à des tragédies. Il ne s’agissait plus de sauver une nation, d’engager des millions d’hommes et de femmes sur un programme ou un acte même d’envergure historique, mais d’appliquer une idée, de s’engager dans un système où l’existence de chacun, jusque dans sa vie la plus intime était impliquée. Jalonnée de discours, de plans, de quotas, de records et d’exploits, l’idée devient vérité universelle, porteuse tout à la fois du but final et des moyens d’y parvenir. En conséquence, tout ce qui gêne ou ralentit l’accomplissement du plan doit être combattu. Avec succès car le but final étant le bien de tous, celle ou celui qui se met en travers du chemin –plus qu’un dissident ou un renégat- devient l’ennemi de tous, l’ennemi d’un peuple. La pire des accusations, fatale. Quoi de plus horrible que cette maxime « qui veut la fin veut les moyens ». Horrible car trop souvent approuvée, plus d’une fois appliquée dans l’histoire.

 Comme le voyageur qui n’a d’autre but que de tourner autour de la terre et de faire des rencontres, viendra le temps j’espère où, bien que vivant dans le projet car nous sommes ainsi faits, réduisant la voilure, nous serons bien contents de suivre notre bout de chemin, un œil sur l’horizon certes, mais en regardant où nous mettons les pieds.

 

§

(1) éditions Olizane, Genève, 2002

08/01/2018

Vivre avec son temps

 

 


 J’ai reçu la visite d’un témoin de Jéhovah qui semblait étonné de l’aménité de mon accueil mais aussi d’apprendre que je lisais la Bible. Il faut croire que peu de gens la lisent. La lecture n’est plus le passe-temps favori dans nos sociétés, quand aux Ecritures, elles sont un recueil de textes anciens écrits par des personnes prisonnières de leur temps, parfois trop inspirées pour voir et relater les choses telles qu’elles sont. Un monde créé il y a quelques milliers d’années, un homme et une femme à l’origine de l’humanité, des patriarches vivant plusieurs siècles, des buissons qui s'embrasent sans se consumer, des lois gravées dans le marbre et inapplicables, des peuples massacrés, une cruauté sans bornes et pourtant voulue par le Créateur, des miracles à tire-larigot, un homme mort et qui ressuscite. Historiens et scientifiques accordent avec le sourire que ce sont là de beaux contes. L’Eglise bien obligée de se mettre au diapason de la science retient ce qui ne peut pas être contredit : le mystère, l’inconnaissable, elle se bat avec des armes redoutables, ses martyrs et ses saints, la foi inébranlable de millions d’hommes et de femmes en un dieu qui sauvera le monde. Mais la Bible ? Ses livres qui montrent tout ce dont l’homme et la femme sont capables dans le pire et le meilleur ? Leçons d’amour et de fraternité, manigances et trahisons, hypocrisie des prêtres, exaltation des religieux installés, extraordinaires paraboles de Jésus, que l’on croie ou que l’on ne croie pas il est dommage que cette richesse reste inaccessible aujourd’hui, en particulier à nos enfants.

 Si ce n’était que la Bible ! Mais le sourire des historiens et scientifiques cités plus haut éclaire aussi le visage des personnes à qui on évoque les préceptes des Anciens ou la morale de Kant. Que nos actions soient guidées par un impératif catégorique, quelle horreur aujourd’hui ! Allez donc enseigner qu’il faut agir de telle façon que l’action de chacun puisse être érigée en règle universelle, vous allez provoquer les quolibets, même un président ne pourrait pas le dire. Des millions de tablettes et d’ipades colporteraient aussitôt la nouvelle, des milliers d’individus rompus au déclenchement et à l’entretien des rumeurs iraient fouiller dans le passé et montrer que les actes ne sont pas en rapport avec les bons principes philosophiques.

 Un philosophe s’aventurerait à estimer que la maladie de notre société vient de l’oubli ou du mépris de principes et d’obligations qui réglaient hier les rapports entre les gens, on lui rétorquerait que c’était loin d’être mieux hier en lui rappelant les crimes et les guerres et qu’aujourd’hui le pire des attentats ne fait que quelques centaines de morts. Ne versez surtout pas dans la nostalgie, c’est démodé, désuet, ringard. Ne dites jamais que c’était mieux hier, non pas parce que c’est faux, mais parce qu’il faut vivre avec son temps, sans réfléchir, sans se mettre en cause, sans prendre le moindre recul par rapport à « ce qui se fait », sans lever -ne serait-ce que le temps de monter dans le train- le nez de son téléphone portable qui diffuse toutes les « infos » disponibles. Informations tronquées non seulement par le pouvoir politique, mais par tous les pouvoirs à commencer par moi-même qui ne veut pas voir les choses en face.

 Ne pas voir c’était plus difficile AVANT. Quand il n’y avait pas d’écran et qu’on regardait le paysage. On était moins distrait. On lisait ce qu’on décidait de lire. Les racistes et les antisémites pullulaient, on savait qui ils étaient, dans quels brûlots ils écrivaient. Aujourd’hui vous demandez à des élèves de faire une recherche sur l’univers concentrationnaire, ils vous impriment des textes négationnistes sans le savoir car on peut diffuser toutes les sornettes possibles sans être contraint d’apposer sa signature au bas d’une déclaration. L’anonymat convient parfaitement à ces nouveaux modes d’expression qui circulent dans tous les tuyaux comme une eau qu’on empoisonnerait en secret. Impunément.

 On a renversé le « c’était mieux hier » en affirmant que « c’est mieux maintenant ». Cela s’accompagne d’un mépris non seulement pour le passé, mais pour tout ce qui le rappelle. On respecte le patrimoine pour en faire une pièce de musée. La langue, l’orthographe, la grammaire, la calligraphie, les majuscules, allez, à la poubelle ! Le latin et le grec sont-ils encore utiles quand on communique par SMS, comme si notre histoire tournait en boucle pour revenir peut-être un jour aux signaux de fumée.

 Les chefs d’œuvre des inventeurs du cinéma doivent faire sourire quand les effets spéciaux d’aujourd’hui renvoient Méliès dans les cinémathèques. On ne dit plus « trucage » mais « image virtuelle ». La technologie rend la virtualité tellement vraisemblable qu’on la confond avec la réalité. Par hologramme un orateur peut s’adresser aux foules à deux endroits différents. On se demande même si bientôt la même foule pourra défiler dans les rues de deux villes différentes. Et pourquoi seulement deux ? Un million de personnes manifestant simultanément à Paris, Marseille, Lyon, Bordeaux et Lille cela ne ferait jamais qu’un million en tout, mais hormis la poudre aux yeux, par rapport à l’époque où les manifestants étaient de chair et d’os, le compte n’y serait pas. On pourra même faire défiler dans mon village un million de personnes derrière un calicot exigeant le rétablissement du bureau de poste.

 Quand les belles choses ne sont plus enseignées, plus vues, plus écoutées, la musique n’émeut plus personne. L’appassionata, une messe de Bach, la Symphonie pathétique, le gospel et le blues ne parviennent pas aux oreilles des enfants. Ils sont pourtant élèves de collège et de lycée.

 Comme je voudrais qu’un jour on se retrouve quelque part avec les petits, sans téléphone, sans tablette. Que nous. Et que, sur un disque qui grésille, on écoute une chanson.

 

Il nous faut regarder
Ce qu’il y a de beau
Le ciel gris ou bleuté
Les filles au bord de l'eau

 

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