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28/06/2016

Trois mots

 

 

 En flânant dans la rue il vous arrive certainement de vous arrêter devant un kiosque et de jeter un œil sur la une des quotidiens. Ce fut mon cas la semaine dernière, il faut dire que l’actualité, sociale en particulier, incite chacun d’entre nous à s’informer. Si on ajoute au climat social délétère le danger terroriste, chacun s’enquiert heure par heure de ce qui se passe dans le pays. Je tombai donc sur ce titre en grands caractères :

 

LIBERTE, EGALITE, MANIFESTEZ !

 

 Plus qu’un titre, plus qu’un scoop, c’était une injonction. J’oserai même, vu l’état d’urgence dans lequel les fous de l’islam ont plongé le pays : un appel au meurtre. Les policiers déjà mobilisés chacun sait pourquoi, et fatigués, avaient bien besoin d’être appelés à protéger vitrines, magasins, bâtiments publics et hôpitaux contre des cagoulés qui profitent du conflit social pour faire connaître au peuple leur programme : tout casser, à commencer par la police. On peut regretter que des syndicalistes, des journalistes, des gens de tous les jours aient déjà oublié ce qu’ils doivent à nos policiers sans la vigilance desquels les libertés de circuler, de dire, de publier et de blasphémer seraient réduites à néant.

 Mais il y a autre chose. De qui est venue l’idée d’un titre aussi provocateur ? Ce journaliste doit pourtant savoir que du temps où ses maîtres à penser régnaient sur la moitié de l’Europe, il n’était pas question de manifester, impensable de revendiquer, dangereux d’exprimer une opinion autre que celle du secrétaire général, quand à l’égalité, elle était le fait de ceux qui n’étaient pas membre du parti, qui devaient se contenter du minimum en attendant des jours meilleurs, après l’édification définitive du bonheur sur la terre. On me dira, les communistes ont changé, ce ne sont plus les mêmes aujourd’hui, regardez en Italie, le mot lui-même n’est plus revendiqué. J’écoutais leur secrétaire général l’autre jour, il me faisait presque de la peine, pas de grande envolée, encore moins de colère, un ton monocorde, quand à l’humour vous aurez plus de chance d’en trouver chez les militaires. Aucune référence au passé, le Goulag, les procès de Moscou, les internements en hôpitaux psychiatriques, l’écrasement des révoltes ouvrières dans les pays de l’est,  tout est passé sous silence, tout est oublié. C’est dangereux l’oubli, ça peut coûter cher. J’y pensais il y a quelques mois en apprenant que sur la place de la République où manifestait l’extrême gauche, un philosophe avait été interdit.

 

                                                                           §  

 

26/01/2016

Coucou c'est nous !

 

 

La cour siège devant une femme gigantesque qui, poitrine nue et d’un pas décidé, guide le peuple. 

Sur le banc, Ricardo, Smith, Mill sont accusés d’avoir dépouillé la grande dame de ses propriétés humaines, créatrices, qui faisaient de l’homme un être responsable et maître de son destin. Ces libéraux ne sont pas des libérateurs, mais des promoteurs de l’économie libérale, en termes clairs, du capitalisme sans entraves pour lequel la seule recherche du profit donne tous les droits à l’entrepreneur, y compris celui d’oublier ceux de l’homme. D’oublier que la force de travail qui produit ses propres richesses est aussi constituée de femmes et d’enfants. 

Sur le banc, Marx et Engels. En défendant l’idée que l’homme est totalement dépendant des lois de la nature, de l’histoire et de la société, ils ont préparé l’asservissement de l’homme, conçu l’idée d’une dictature du prolétariat comme un mal nécessaire, en échange de la promesse d’une liberté toujours reportée dans le futur. 

Sur le banc, Hitler et Staline. Pour eux, la liberté de l’individu était un danger pour l’état. Ils ont mis un terme à toutes les libertés en instaurant des régimes de terreur dont le caractère totalitaire a entraîné une partie du peuple à se faire le complice, à feindre d’ignorer, sinon à ignorer l’accomplissement des pires crimes contre l’humanité. 

Ces sept hommes ont un point commun : leur casier judiciaire est vierge. Ils n’ont encore jamais été jugés. 

 

Les charges contre Ricardo sont légères. Le président rappelle tout de même que le prévenu s’est fait le chantre du libéralisme économique. 

Ricardo : « J’ai écrit, Monsieur le président, mot pour mot, que les amis de l’humanité ne peuvent que désirer que, dans tous les pays, les classes laborieuses aient le goût du confort et qu’elles soient stimulées par tous moyens légaux à se les procurer. »  

Le président s’adresse à Smith :  « Smith, Adam, vous êtes né en 1723 à Kirkcaldy. En philosophe, à vos débuts, vous avez fait des recherches sur les sentiments moraux, mais très vite, votre pensée a dérapé, et vous penchant sur l’économie, vous êtes devenu le théoricien du capitalisme libéral, vous en avez fait l’apologie, défendu la division du travail, sans jamais évoquer la misère ouvrière et l’aliénation qu’elle entraîne. » 

Smith : « Faux, j’ai dit que le travail accroissait la production, qu’il était la source de toute richesse. J’étais économiste, mon rôle ne consistait pas à m’apitoyer sur le sort des uns et des autres, mais d’analyser, de théoriser, car il ne s’agissait pour moi ni de rire, ni de pleurer, mais de comprendre. » 

Le président : «  Vous avez dit que tout homme demeure en pleine liberté de suivre la route que lui dicte son intérêt et de porter où il lui plaît son industrie et son capital… » 

Smith : « J’ai écrit que cette liberté existait pour tout homme à la condition qu’il n’enfreigne pas les lois de la justice. »  

Le président : « J’appelle à la barre le premier témoin. » 

 

 Un enfant entre dans la salle d’audience. 

Le président : « Veux-tu nous dire ton nom, ton prénom, ton âge et … »  

L’enfant : « Dickens, Charles. Je suis trop jeune pour porter toute la responsabilité de mon existence. En allant, le matin, à Hungerford Stairs, je ne peux résister à l’achat d’un gâteau rassis vendu à moitié prix sur des plateaux, à la porte des pâtissiers de Tottenham Court Road , dépensant souvent ainsi l’argent que j’aurais dû garder pour mon déjeuner. Nous avons une pause d’une demi-heure pour le thé. Lorsque j’ai assez d’argent, je me rends dans un café et prend une tasse de café et une tranche de pain et de beurre. Quand je suis sans le sou, je fais un tour au marché de Covent Garden et regarde fixement les ananas.

Je n’exagère pas, inconsciemment et involontairement, l’insuffisance de mes ressources et les difficultés de la vie. Je sais que dès que j’ai un shilling, je le dépense pour déjeuner ou prendre le thé. Je sais que je travaille du matin au soir, avec des hommes et des garçons vulgaires, moi-même minable… Je sais que je traîne dans les rues, insuffisamment vêtu et mal nourri.

Je sais que sans la miséricorde de Dieu, je deviendrais facilement, vu l’abandon dans lequel je vis, un petit voleur ou un petit vagabond. »

 

L’enfant remercie l’assistance qui l’a écouté avec attention, et quitte la barre. 

Le juge rappelle alors les charges qui sont retenues contre Mill John Stuart: « Vous êtes né en 1806, philosophe de formation, pour vous, la liberté ne vous intéresse qu’économique. Elle est un bien qui passe avant l’égalité, ce qui est votre droit. Mais vous vous en êtes violemment pris à la notion d’égalité sociale, en affirmant que si celle-ci était mise en œuvre, elle dépouillerait les individus des caractères les plus élevés de la Nature humaine. Vrai ou faux ? » 

L’accusé se tourne vers son défenseur, il est un peu perdu. L’avocat de Mill rappelle que celui-ci avait demandé à l’état d’intervenir pour venir en aide aux déshérités, qu’il avait prôné une réforme du droit de propriété, et la création de coopératives de production, propositions qui, appliquées par un souverain courageux, auraient pu atténuer les inégalités trop criantes engendrées par un capitalisme incontrôlé. 

Karl Marx, hors de lui, tente de se dresser sur ses maigres jambes, mais son handicap ajouté à la loi réelle de la pesanteur le rappellent à la triste matérialité d’un fauteuil roulant réel : « Venir en aide aux déshérités ? Charité ; réforme du droit de propriété ? Mais la propriété est un vol ! Des coopératives de production ? Entre qui et qui ? La coopération c’est du vent, chaque fois que l’histoire humaine a produit quelque chose de positif, ce fut à l’issue d’une lutte, d’un affrontement ! Et puis, de souverain courageux, laissez-moi rire, citez-m’en un seul…» 

Le Président : « Monsieur Marx, je vous rappelle que vous êtes vous-même accusé, cela vous aidera à mesurer vos propos, et peut-être aussi à argumenter. Quant à vous, Messieurs Smith et Mill, vous avez prôné ce libéralisme économique débridé, favorisant une concurrence effrénée dans un siècle où l’industrialisation à régime forcé n’a oublié que l’homme, la femme et l’enfant. Quand je parle d’un siècle, je pourrais dire deux. Car lorsque tout a été librement industrialisé ici, en Europe, il a fallu trouver de nouveaux débouchés, et pour cela : coloniser, librement. Et faire la guerre à ceux qui, librement aussi cherchaient des débouchés. Oui, la guerre ! » 

Marx : « …portée par le capitalisme comme la nuée porte l’orage ! »

 

Confusion chez les libéraux. Ils tentent une dernière carte. Ils font entrer un témoin. 

«  John Locke, né le 29 Août 1632, philosophe. » 

L’assistance est médusée. Elle est composée de gens instruits. Une rumeur –chuchotée- parcourt les rangs du public : « C’est le théoricien de la première révolution sociale, en Angleterre, en 1688 ! » 

Le président : « Du calme ! Maître, vous avez la parole. »  

 John Locke : « Monsieur le juge, mesdames, messieurs, je ne suis ici ni pour mettre en cause ni pour défendre les intérêts de quiconque. Un mot, un seul, entendu au cours de ce procès me porte ce jour devant vous. Ce mot est : liberté.

J’entends évoquer le droit, l’état, la propriété, les richesses, et surtout, j’entends des hommes défendre le plus fermement leur conviction. Je voudrais dire qu’à mon sens et s’ils parlaient d’une seule voix, ils auraient tous raison.

Nous avons trop souffert dans notre Angleterre d’une monarchie qui accordait au monarque un droit divin, d’une société dont le prince était nécessairement au-dessus de toute loi, où le sujet ne pouvait prétendre à aucun recours, à aucune liberté. L’homme est l’œuvre d’un Créateur tout-puissant, il en est la propriété, chacun doit la respecter. Cela vaut pour l’état, fût-il le plus puissant. Cela donne à l’homme une liberté à l’égard de tout pouvoir terrestre… » 

A ces mots, des applaudissements se font entendre sur les bancs des « libéraux », que le président fait rapidement cesser. 

« … mais par le fait qu’elle est accordée à chacun d’entre nous par un acte divin, cette liberté n’est pas une licence, elle n’octroie pas le droit de mettre en cause celle d’un autre. »

 

L’avocat de Karl Marx, tout sourire, demande la parole : 

« Maître, pouvez-vous nous dire s’il était dans le Projet du Créateur d’octroyer à quelques individus la liberté de faire ramper des petits enfants sous des machines, de jour ou de nuit pendant de longues heures, et cela pour quelques sous ? » 

« …j’ai dit, monsieur, que cette liberté n’accorde pas le droit de mettre en cause celle d’un autre. Personne n’a de pouvoir arbitraire sur lui-même et encore moins sur les autres, nul ne peut détruire une vie, ni les biens d’autrui. » 

Les propos du philosophe, sans être sibyllins ne sont pas suffisamment engagés d’un côté ou de l’autre pour recueillir l’assentiment des uns ou des autres. A cela s’ajoute le fait que la tension qui règne dans le tribunal où tant de grandes idées sont en cause, et aussi peut-être la vie ou la mort de quelques hommes qui les prônèrent, cette tension ne permet pas aux accusés, au public, aux jurés même de s’accorder la distance nécessaire pour comprendre, ou seulement entendre les propos d’un sage. 

Le président : « Témoin suivant ! Levez-vous, présentez-vous… 

L’accusé : Marx, Karl, né en 1818 à Trèves, en Allemagne, philosophe, journaliste, fondateur avec Engels de l’Association Internationale des Travailleurs. 

Le président : Marx Karl, la liberté pour vous, dans la société que vous qualifiez de bourgeoise, dîtes-moi si je me trompe, se réduit au droit de propriété privée… 

Marx : …droit de jouir de ses biens à son gré, sans tenir compte d’autrui, indépendamment de la société, droit d’en disposer, droit de l’égoïsme… 

Le président : Vos propos vont à l’encontre de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui reconnaît le droit de propriété comme un droit fondamental. En avez-vous conscience… 

Marx : …déclaration conforme à une conception bourgeoise de l’individu, très pointilleuse dès qu’il s’agit de préserver l’ordre social existant. 

Le président : Reconnaissez-vous avoir déclaré que la liberté ne deviendra une réalité pour l’individu que lorsque le mode de production fondé sur l’exploitation de l’homme par l’homme aura pris fin… 

Marx : …oui… 

Le président : … que la liberté vraie ne peut se concevoir qu’au stade supérieur de la société communiste, après le dépérissement de l’état ? 

Marx : Oui. 

Le président : Monsieur, le troisième millénaire étant entamé, et en estimant la date de vos premiers écrits aux alentours de 1840-1850, un calcul mental rapide nous donne pour vos thèses un âge d’un siècle et demi. Un petit pas pour l’humanité, mais un grand pour l’ère industrielle, que vous définissez comme la grande époque des guerres et des révolutions. Pour les guerres, on ne peut pas vous donner tort. Pour le reste, la société communiste et le dépérissement de l’état, pouvez-vous préciser votre pensée, en l’illustrant d’exemples ? 

Marx : ….. 

Le président : Veuillez monsieur, nous citer le nom d’un seul pays dans lequel la société devenue communiste a vu dépérir l’institution étatique ? 

Marx : ….. 

Engels : L’état… 

Le président : Veuillez vous présenter ! 

Engels : Engels Friedrich, né en 1820 à Barmen, en Allemagne, auteur d’ouvrages sur les premières sociétés humaines et co-auteur avec Karl Marx de traités et pamphlets politiques. Je voudrais revenir sur l’état. Il ne devint une réalité qu’avec la division de la société en classes. De Force publique, il n’en a que l’apparence. Il est la force nécessaire au maintien d’un ordre compatible avec les intérêts de la classe dominante. Il faut replacer la question des libertés individuelles dans ce contexte. Quelle liberté pour le prolétaire dans une société qui ne reconnaît son existence qu’en tant que force de travail, qui ne voit en lui qu’un simple agent de production ? 

Le président : Monsieur Engels, nous ne sommes plus au XIX° siècle. Ce prolétaire dont vous parlez a des droits, aujourd’hui, et il en use. Je vous retourne la question : Quelle sera la liberté du prolétaire dans la société que vous appelez de vos vœux ? 

Marx : Dans la société communiste, par définition, il n’y aura plus de prolétaires ! 

Le président : Donc, du jour au lendemain… 

Marx : Non, au cours d’une étape transitoire le prolétariat établira sa dictature… 

Le président : Je vous remercie.

 

Les avocats de Marx sont nombreux dans la salle, philosophes, universitaires, intellectuels de gauche modérée ou extrême, cinéastes, poètes, anciens résistants de toutes les heures –de la première ou de la dernière. Ils sont indignés. Trop habile, ce président qui réussit en quelques minutes à faire prononcer au Grand Maître le mot fatidique, le mot qui condamne, le mot qui tue. Dictature. Ils viennent à la barre les uns après les autres, ces avocats de l’impossible, maîtres du langage, sans jamais se répéter ni s’attarder sur l’argument. Ils récitent, ils déclinent le dogme par tous les bouts, dix orateurs, dix fois le même discours dans des termes, des modulations, des effets toujours renouvelés. Du travail d’artiste.

 -Monsieur le président, dans l’histoire certaines dictatures ont eu un caractère progressiste, regardez la France de Robespierre, la Russie de Lénine… 

-Regardez la Grande Egypte de Nasser, Cuba de Castro, la Chine de Mao, la Roumanie de Ceaucescu, l’Albanie de Hodja, le Vietnam d’Ho Chi Minh, le Cambodge de Pol Pot, dictatures certes, mais tellement riches de progrès social et aussi ne l’oublions pas, bastions anti-impérialistes ! Oh des excès il y en eut, pour ça oui ! De la terreur, de la guerre révolutionnaire, de la violence, de la délation, de la déportation, de la rééducation, de la psychiatrie, il y en eut, pour ça oui … 

L’orateur s’enflamme. Ses amis lui font signe de raccourcir. 

-…des peuples entiers, Monsieur le président, vous entendez, des peuples ont été déplacés, et je suis gentil. Des années après, ceux qui tentaient de retourner dans leur village en étaient chassés, car un nouvel article de la Constitution exigeait un passeport. Je passe sur la chasse aux juifs, je passe sur le chauvinisme Grand Russe, je passe sur la déportation en Sibérie de ceux qui avaient -en libérateurs- pénétré dans les camps de la mort nazis. Je passe sur l’internement, la torture, les aveux, la mise à mort de révolutionnaires sincères par des révolutionnaires de circonstance, bureaucrates sans principes, usurpateurs, je passe sur les génocides. Je passe Monsieur le Président sur beaucoup de grands malheurs et je vais vous étonner. Tout cela était nécessaire ! 

Hurlements dans la salle, l’indignation gagne même les bancs de la défense. On lui fait signe d’aller s’asseoir, d’autres demandent la parole, l’orateur s’accroche à la barre : 

-Oui…tout cela était nécessaire : Car l’Histoire est une lutte de classes, il faut un parti pour mener cette lutte. Au regard de l’Histoire, le Parti a donc toujours raison et ceux qui agissent contre le Parti, ou même hors du Parti, ou encore sans tenir compte de la stratégie du Parti, ceux-là s’excluent eux-mêmes du processus historique, ils doivent être éliminés. 

Murmures dans la salle, qui s’amplifient et deviennent des hurlements en réaction au dernier mot « éliminés ». 

Le président : La révolution serait donc incompatible avec les minorités, les juifs, les héros de la deuxième guerre mondiale, les révolutionnaires d’un autre tendance que celle du …chef ? 

- vous oubliez les koulaks, les ouvriers dont la productivité n’atteint pas la limite basse de la norme du plan, les écrivains, les scientifiques, les sportifs, les cosmonautes, les médecins, surtout celui du secrétaire général, bref la totalité des personnes qui occupent une position sociale critique par rapport à la construction planifiée de la société future…

 Hurlements redoublés. La défense réalise qu’elle est trahie par l’un des siens. Suspension de séance. Concertations. C’est un universitaire de gauche modérée qui est choisi pour rattraper le coup. 

- Monsieur le Président, qui aujourd’hui pourrait se faire l’avocat du diable ? De gauche ou de droite, une dictature est une dictature. Mais il ne faudrait pas qu’on s’égare. Doit-on rendre le Christ responsable des crimes commis par l’Eglise ? 

Le président : Certes non ! 

-Doit-on rendre Marx responsable des crimes commis en son nom après sa mort ? 

Le président : Le prévenu n’est pas jugé pour des crimes, mais pour avoir élaboré des thèses qui ont inspiré un certain type de régime d’où était exclue la liberté humaine, pire : où la détention abusive et le meurtre de millions d’individus furent justifiés au nom de l’édification d’une société nouvelle. Inspirer n’est pas commettre. Marx est accusé de génocide involontaire. 

-S’il fallait juger les inspirateurs de dictatures, Monsieur, il faudrait repousser les murs de cette salle ! 

Le président : Qui vous parle de dictature ?, Nous ne jugeons entre ces murs ni les instigateurs ni les dictateurs. Ces derniers ne supportent ni le dialogue, ni la contradiction, encore moins l’opposition. La tyrannie prive l’individu des libertés fondamentales y compris celle d’exprimer sa pensée. Il s’agit aujourd’hui de bien autre chose. Ayez l’obligeance de regagner votre siège, monsieur, je vais m’expliquer.

Les victimes des déportations, des camps de concentration, des exterminations au siècle dernier n’étaient pas, dans leur majorité, des opposants politiques. Ce ne sont pas les idées qui étaient insupportables, mais les gens. Le citoyen devint l’élément actif d’un système dont l’idéologie reposait sur un axiome. Pour l’un, la lutte des classes, et la nécessaire disparition de celle des capitalistes, pour l’autre, la lutte pour la pureté raciale et la nécessaire disparition des races non germaniques. Dans ce dernier cas, si l’on excepte les années d’instauration du régime où l’opposition devait être éliminée, les victimes du III° Reich ne l’ont pas été à cause de leurs idées, mais parce que leur existence ou leur mode de vie étaient incompatibles avec l’exigence chimérique d’une pureté de la race germanique. En Union Soviétique, le koulak, le paysan ukrainien, le Tatar, le juif et d’autres empêcheurs de nationaliser en rond perturbaient la logique implacable de la lutte des classes, d’ailleurs leurs noms n’étaient même pas mentionnés dans les manuels de l’idéologie officielle.

S’il arrivait au citoyen d’émettre un avis différent, d’être différent, de ne pas trouver sa place dans une société qu’il réprouvait, ou même simplement de ne pas jouer son rôle avec l’enthousiasme réclamé par l’enjeu formidable de la construction d’un monde futur, alors devenait-il pour l’Histoire un obstacle, aux yeux du peuple un ennemi. Un danger pour sa famille, ses élèves, ses patients, ses collègues de travail car dans cet enfer, ce n’était pas le bon sens la chose du monde la mieux partagée, mais la terreur. 

Messieurs Hitler et Staline ne furent pas des dictateurs ordinaires. Leur sujet idéal n’était ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais l’homme qui renonçait à ce qui lui est le plus cher : la liberté intérieure, chez lui, dans son domaine privé, jusque dans son cœur, dans son esprit. Ainsi s’expliquent les aveux des innocents, aveux à peine extorqués parfois, mais déclarés dans l’intérêt supérieur de l’Histoire. Ainsi s’expliquent, au-delà des dénonciations racistes criminelles, les silences de personnes ordinaires commandés certes par la peur, mais aussi par la promesse d’une vie meilleure dans un Reich de mille ans

De l’humanité, Hitler et Staline en ont pris la totalité, la famille, les enfants, les sentiments, la pensée. Ils ont fait de l’homme un tyran par rapport à lui-même. 

 

§

 

Là, cher lecteur, je marque un temps d’arrêt : trou de mémoire. Je me souviens vaguement du réquisitoire. Ricardo et Smith sont accusés d’avoir inspiré le libéralisme économique et ses effets désastreux sur les classes laborieuses, Marx et Engels d’être les initiateurs d’un système politique liberticide. Puis les charges contre Hitler et Staline ont été énumérées. Cela a pris plusieurs jours. On a parlé de millions de victimes innocentes. La cour n’a pas souhaité entendre les accusés. Rien n’a été requis contre eux, le seul mot de « réquisitoire » devenait ridicule. S’ils n’étaient déjà morts, il aurait fallu qu’ils vivent éternellement. Que dans le regard des autres, et jusqu’à la fin des temps, ils puissent évaluer l’ampleur de leurs crimes. Le seul tribunal devant lequel ils auraient pu comparaître, selon le président, c’est l’Humanité.

Puis il s’est levé, et à la fin d’un discours qui marquera les esprits pour les siècles des siècles, il conclut en répétant les trois mots du serment de Buchenwald : 

« Plus jamais ça ! » 

« Assez de misère, assez de drames, assez de souffrances, assez de meurtres ! Alors que nous entrons dans le XXI° siècle, il est temps pour nous de clamer à l’issue de ce procès : c’en est fini du totalitarisme ! »

 

Grincement strident au fond de la salle. La porte d’entrée s’ouvre lentement sur un groupe de silhouettes humaines encagoulées. Un homme s’avance.

 

« Coucou, c’est nous ! »

 

Il porte la barbe et sur sa tête enturbannée trône une petite fusée avec une mèche au bout. A son côté, une grande dame vêtue de noir. Son visage est dissimulé derrière une sorte de grille. Elle porte la main sur sa nuque, détache quelque chose par derrière et rabat la capuche. C’est ma fille. 

J’ai hurlé tellement fort que j’ai réveillé toute la maison. J’étais assis sur le lit, haletant, la porte s’ouvrit brusquement. Mon fils était là, interrogatif. Mon cher enfant ! Un beau garçon gentil comme tout, sérieux et appliqué. 

« Non, non, va te recoucher, j’ai encore fait le même cauchemar, que tu passais le bac, que tu étais recalé sans même passer l’oral. »

 

§

 

 

04/09/2015

Si l'on excepte quelques penseurs honnêtes

 

 

Cité par Emmanuel Carrère dans « Limonov » : George Orwell parlait de common decency,  

« …cette haute vertu qui est plus répandue dans le peuple que dans les classes supérieures, extrêmement rare chez les intellectuels, et qui est un composé d’honnêteté et de bon sens, de méfiance à l’égard des grands mots et de respect de la parole donnée, d’appréciation réaliste du réel et d’attention à autrui. »

 Ce livre d’Emmanuel Carrère est une source inépuisable pour celui qui veut comprendre notre temps. J’y reviendrai. Common decency : le dictionnaire traduit par décence, bienséance, convenance, respect humain, pudeur, honnêteté. Je retiens ces trois derniers, ce sont des piliers solides sur lesquels peut s’édifier une conduite humaine. Qualités essentielles mais rares. Qualités qui ont peu de rapport avec le niveau culturel des personnes.  

 Au commentaire de E.Carrère qui évoque les grands mots, sous-entendant par là qu’ils sont proférés par les intellectuels, j’applaudis. Bavards intarissables, ils parlent trop souvent pour ne rien dire. Je mettrai un bémol. Le vingtième siècle les a trop souvent vus parler alors qu’il aurait fallu qu’ils se taisent, mais n’oublions pas qu’ils se sont aussi tus quand il aurait fallu qu’ils parlent. Car si les longues études développent l’intelligence, elles donnent des responsabilités. Qu’un philosophe dispense ses cours à l’université sous un régime qui sème la terreur, qu’il approuve même ce régime, c’est incompréhensible, ce fut pourtant la réalité. Que des écrivains ou des artistes reviennent enthousiasmés et glorifient l'intolérable, c’est révoltant mais ce fut la réalité. Quand je dis que je mettrai un bémol sur le penchant des intellectuels pour le bavardage, c’est qu’il faut leur accorder aussi cette faculté qu’ils ont de se taire. Au besoin, ils sont les rois du silence.  

 Je n’ai jamais reproché à cet ami de ma grand-mère dont j’ai longuement parlé ici-même, il s’appelait Nicolas, je ne lui ai jamais reproché d’être communiste, c’est-à-dire stalinien tout simplement, même quand on savait que le « petit » père des peuples était champion du monde du crime –excepté Hitler, on ne va pas comparer le nombre de morts, les déportations, les souffrances. Je ne lui ai pas reproché pour deux raisons. D’abord, Staline déportait, tuait et torturait au nom du communisme, et le communisme c’est le plus bel objectif qui ait été à ce jour proposé à l’humanité. Pour Nicolas, comme pour des millions d’ouvriers français, l’Union soviétique c’était l’espoir, et pour les plus combatifs : l’avenir. Alors pour les crimes, mais de quels crimes parlez-vous donc quand c’est pour le bonheur des peuples ? Ensuite, Nicolas n’avait lu ni Hegel ni Feuerbach ni Marx ni Engels ni Lénine. Sa culture était celle de l’Humanité quotidienne et de Paris turf pour le tiercé du dimanche. Donc pour lui, à partir de 1941, l’horreur était nazie, terrible, insupportable, mais limitée à l’Allemagne, certes importée en France mais par des traîtres à la solde des « boches ». Par contre, nos poètes à la Aragon qui en appelaient au Guépéou, nos universitaires qui se taisaient en 56 lors des événements de Pologne et de Hongrie, et qui pour certains ne rompaient le silence que pour accuser les ouvriers hongrois d’être manipulés par l’ogre américain, justifiant ainsi l’écrasement de leur révolte par les chars du grand frère soviétique, ah oui à ceux-là il y aurait des reproches à faire mais c’est trop tard toujours trop tard. Combien de ces intellectuels ont bougé leur cul pour accueillir Leonid Plioutch à l’aéroport français, ce mathématicien chassé de son pays pour dissidence ? Quelques dizaines. Silence radio. Ces écrivains qui ne savent plus raconter des histoires, sauf quand on ne leur demande pas, qui n’ont jamais souffert, qui n’ont vécu aucune aventure, qui s’auto analysent sur du papier à grand tirage, ils se sont tus quand d’autres à l’est recopiaient sur du carbone des chefs d’œuvre interdits. Des courageux comme Pierre Daix, il y en a eu peu, trop peu pour parler, pour dire que l’Archipel du Goulag était plus qu’un beau morceau de littérature. 

 Ils sont les rois du silence quand le réel ne coïncide pas avec l’idée qu’ils se font du monde. Dans les moments cruciaux de l’histoire des hommes, quand les dogmes menacent de s’effondrer, le silence des maîtres à penser les maintient encore debout. Pour quelques temps seulement, mais c’est déjà trop.  

 Posons d’emblée cet axiome : les intellectuels sont très majoritairement de gauche. Pourquoi ? Défendre ou même promouvoir le capitalisme, l’idée du profit, le système bancaire, l’exploitation de l’homme par l’homme, bref se faire l’avocat du diable est une tâche pratiquement insurmontable pour quiconque a fait de longues études, et souhaite en tirer quelque chose en général pour faire carrière, mais pas toujours, quelquefois aussi pour améliorer le sort de ses contemporains même si c’est contre le gré de ces derniers, au péril de leur vie. L’intellectuel penche donc à gauche et rêve de faire le bonheur des peuples. Je reviens au livre de Carrère pour une longue citation qui en vaut la peine (il reprend lui-même des propos d’un certain Martin Maria) : 

« Le socialisme intégral n’est pas une attaque contre des abus spécifiques du capitalisme mais contre la réalité. C’est une tentative pour abroger le monde réel, tentative condamnée à long terme mais qui sur une certaine période réussit à créer un monde surréel défini par ce paradoxe : l’inefficacité, la pénurie et la violence y sont présentées comme le souverain bien. »  

 Pour expliquer le silence de nos intellectuels pendant les riches heures du totalitarisme soviétique, il faut noter que ce dernier ne s’en est jamais pris au peuple, ni à l’honnête citoyen, mais aux « ennemis du peuple ». Là réside toute la force du système : on met tout en œuvre pour faire le bien, et quelques énergumènes (en réalité entre 10 et 15 millions) pour la plupart agents de puissances étrangères ourdissent des plans contre-révolutionnaires. Ajoutez à cela l’aura dont jouit le père des peuples et sa clique après la victoire sur l’Allemagne nazie, et on comprend mieux pourquoi ici à l’ouest la gauche s’est tue, et même parfois a complaisamment entendu la propagande communiste.  

 On va me dire : mais enfin pourquoi revenir sans cesse sur ce passé ? C’en est fini du communisme, tirons un trait.  

 Non. Le parti est mourant, mais les idées qui furent les siennes sont encore vivantes. A l’extrême gauche c’est certain, mais aussi colportées par la majorité des médias : américanophobie, critique du capitalisme sous toutes ses formes, silence ou bavardage complaisant sur les crimes de guerre quand ils ne sont pas le fait des puissances occidentales, culture de l’irresponsabilité, justification de la délinquance par le chômage des jeunes, du terrorisme par l’extension de la misère dans le monde, explication des guerres et génocides en Afrique par la richesse du sous-sol convoitée par les puissances occidentales…on se croirait revenu dans les années cinquante quand les unes de l’Humanité imputaient les malheurs du monde à l’impérialisme américain, US go home. 

 Nos intellectuels aujourd’hui, si l’on excepte quelques penseurs honnêtes qui ne craignent pas d’appeler un chat un chat, d’aller contre l’opinion au risque de passer pour des complices de ce que la gauche a estampillé comme étant la « réaction », nos intellectuels donc, c’est le prix à payer pour se faire un nom, caressent le pouvoir, tous les pouvoirs, politique, religieux, médiatique, dans le sens du poil. Pour les aider, les gentils journalistes qualifient leur discours de « décalé ». On ne m’empêchera pas de penser que l’humanisme haut de gamme qu’ils manifestent partout et sur les ondes est une couche de vernis étalée sur de la mauvaise conscience. A l’image des bourgeois bohèmes qui les admirent : à des kilomètres du monde réel et des cités dangereuses, tout ce qu’ils risquent, c’est une rayure sur leur puissant 4x4 hybride. Si si, ça existe, dans les beaux quartiers l’avenir de la planète est préoccupant. 

 

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