Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

19/07/2010

Branle-bas de combat dans la bibliothèque

 

 Nuit blanche. J’ai sommeillé jusqu’aux environs de minuit, sans pouvoir fermer l’œil : j’entendais des chuchotements. Comme j’étais à demi conscient, ces bruits m’énervaient mais ne me tourmentaient pas. Puis je me mis à penser. Depuis des années nos enfants avaient quitté le domicile familial. Mon épouse regardait une émission à l’autre bout de la maison, de toute façon, elle ne parle jamais toute seule. C’est donc l’inquiétude qui me mit en éveil. Des personnes parlaient dans la pièce à côté.

 

 Bien que prononcés à mi-voix, et assourdis par la cloison, les premiers mots que je perçus étaient latins. « Respondeo dicendum ». « Ad primum sic proceditur ». Personne ne s’était jamais exprimé en latin dans cette maison. Rêvais-je ? Pas du tout. Puis quelqu’un se mit à parler en français. C’était susurré, à peine audible. Puis, un autre (encore une voix d’homme) lui répondit, mais cette voix semblait venir de plus haut, de l’étage, de plus haut encore, du grenier ? Elle s’exprimait comme si elle lisait un livre, en une langue, comment dire, religieuse :

 

 « Le Seigneur l’a engagé dans un rude combat, afin qu’il remportât la victoire ».

 

 Fier, le premier se rengorgeait et tentait avec peine de reprendre son discours, sans succès. Il dut se taire car, et voici le premier événement incroyable de cette folle nuit, un chœur, oui je dis bien un chœur entonna un chant de louanges à l’adresse de notre homme.

 

Joyeux de cœurs et de visages,

Chantons un triomphe si beau !

De l’erreur ont fui les nuages,

Aux rayons d’un soleil nouveau.

 

Oh Thomas, Saint d’entre les Saints

Lumière de l’Eglise militante

Oh Thomas, Saint d’entre les Saints

Ange exterminateur des hérésies !

 

 J’étais assis dans mon lit, je tremblais de tout mon corps, le chant venait de la bibliothèque. D’un coup, je compris ce qui se passait. Voyons, Thomas, Thomas d’Aquin… ce livre que je venais d’acquérir, une oeuvre dédiée à la jeunesse du Révérend Père des Frères Prêcheurs Charles-Anatole Joyau, une somme consacrée à Saint Thomas d’Aquin, imprimatur Lugduni, Die 13 Julii 1887. Ce n’est pas le genre d’ouvrage qui vous est vendu avec un CD audio, interview de l’auteur, chant d’accompagnement et bonus. Il fallait me rendre à l’évidence. J’étais, aux premières loges, témoin d’un phénomène paranormal. Je sais que personne ne va me croire, j’en connais même que cette aventure fera rire, peu importe, je rapporte ce que j’ai vécu. Le monde s’ébaubit naguère à l’écoute de témoignages sur des lieux miraculeux où apparurent des êtres surnaturels. Les plus hautes autorités religieuses y ont construit des monuments et organisé des pèlerinages. Pourquoi n’aurais-je pas moi-même le droit d’apporter mon grain de sel, de plus tout à fait laïque, comme je l’appris par la suite ?

 

 Qu’un Saint déclamât de l’autre côté du mur n’apaisait nullement mes craintes. Par nature, la bravoure n’est pas ma première qualité, et les hommes d’église n’ont jamais été pour me rassurer, leur silhouette, leur démarche, leur habit, le ton de leur voix, leur façon de me regarder, toutes ces choses, depuis mon plus jeune âge, provoquent chez moi dégoût et répulsion. C’est idiot, c’est comme ça, je n’y peux rien. Pas plus que je ne peux vaincre ma peur des araignées, je m’évanouis à la seule vue d’une goutte de sang, alors pensez, quand tout jeune encore, le jeudi après-midi, c’était mon tour de lire quelques versets de la Bible ou des Evangiles, que je devais, à haute voix clairement et distinctement relater des atrocités présentées comme des prouesses car voulues et commandées par un dieu, cela ne m’incitait pas à approfondir la chose religieuse. Et tous ces grands et petits maîtres qui exposent depuis des siècles dans les églises sous tous les angles et dans le moindre détail en cinq mètres sur trois toutes les souffrances et tortures que des hommes ont infligées à d’autres hommes, ah ça, on peut toujours s’indigner que des films d’horreur soient proposés à des petits enfants aux heures de grande écoute à la télévision, quand depuis les siècles des siècles, on leur présente aux murs des églises une tête ensanglantée sur un plateau, un homme aux mains et aux pieds cloués sur une croix, pendant qu’un soldat lui perce le ventre de sa lance, le sang giclant jusqu’au sol.

  

 J’étais assis dans mon lit, je tremblais de tout mon corps. Thomas parlait. Il s’enflammait. Je ne le voyais pas (une cloison nous séparait), mais je l’imaginais brandir les quatre évangiles, fulminant contre l’hérésie, les Fraticelles et les Béguins, les Manichéens et les Gentils. Alors d’autres voix s’élevèrent. Le ton monta. Prenant mon courage à deux mains, je m’écriai…

 

 Pourquoi mentir ? Du courage ? Pas du tout. Si j’ai crié, c’était pour conjurer ma peur, comme les petits enfants qui parlent fort pour affronter l’obscurité.

 

- NON,  MAIS  VOUS  ALLEZ  BIENTOT  VOUS  TAIRE ?

 

Le seul résultat fut qu’un autre se mit de la partie. Un philosophe des temps nouveaux, un Lord. Il ne trouva rien de mieux à faire que d’invectiver Thomas, couvrant à peine un sermon qui déclinait en français, grec et latin tout le savoir d’Aristote, de Paul et d’Augustin, puis profitant d’une respiration du saint, sur un ton professoral, exposait pourquoi il n’était pas chrétien, affirmant qu’il était aussi convaincu de la nocivité des religions que de leur fausseté ! C’en était trop. Thomas se mit à hurler. Ma femme accourut dans la chambre, pâle comme la mort. Nous étions tous les deux cloués sur le lit, muets de stupeur. Mais la chose était tellement étrange que pas une seconde nous ne pensâmes alerter la police. En outre, il aurait fallu sortir de la pièce pour atteindre le téléphone dans la grande salle. En arrivant, elle avait claqué la porte derrière elle, il n’était pas question de la rouvrir. 

 

 Non seulement le ton montait à côté, mais les portes vitrées de la bibliothèque se mirent à brinquebaler. Thomas hurlait, Russell dissertait, imperturbable. Il prenait l’avantage, au point qu’il se mit à rire. Cela nous fit du bien, la peur nous abandonnait, et nous prêtions l’oreille aux propos des combattants. Russell en son avantage n’avait que peu de mérite. Car il parlait de choses que Thomas ne pouvait pas savoir : la condamnation par l’Eglise du contrôle des naissances qui, d’après lui aurait permis de vaincre misère et famine dans le monde. Il rappelait les guerres de religion, le fanatisme impliqué par la rigidité des dogmes, mais aussi il abordait des questions que Thomas pouvait savoir : il s’attaquait à l’idée bien catholique que l’existence de Dieu est nécessaire pour introduire la justice en ce monde.

 

 Le Docteur angélique, Prince des théologiens, Ange de l’école et Patron de toutes les écoles catholiques écoutait. Un moment la maison tout entière fut plongée dans le plus surprenant silence. Puis, impérial, Bertrand Russell, athée parmi les athées, mécréant déclaré et fier de l’être, je ne le voyais pas mais je devinais son sourire, déclama :

 

-         Mais oui voyons, il faut qu’il y ait un dieu, un paradis et un enfer pour que la justice règne.

 

Ce diable de Russell marqua un temps.

 

-         …Pour que la justice règne…à la longue ! Oui à la longue, vous proclamez que les derniers seront les premiers, plus tard, dans l’autre monde. Mais la ménagère qui voit des oranges avariées sur le haut du panier, ne suppose pas que pour rétablir l’équilibre, celles d’en dessous seront saines et fraîches. Il y a gros à parier que ces dernières seront aussi avariées que les premières. Injustice ici-bas. Pourquoi pas au-delà…si encore il y a un au-delà, mon cher Thomas.

 

On entendit un claquement sourd, un livre se refermait (1).

 

 Thomas maugréait. L’argument du contrôle des naissances l’avait interloqué. Peu à peu il reprit le dessus. Russell parti, il restait seul en scène. Il en voulait au monde entier, il fulminait contre Averroès qui n’avait rien compris à Aristote et qui soutenait l’opinion insensée d’une intelligence unique existant dans l’univers et dont les âmes individuelles n’étaient que les modifications ou des manifestations diverses. Un tel système favorisait les passions et attaquait la vertu. Un condamné à mort n’avait-il pas déclaré, refusant l’assistance d’un prêtre :

 

« Si l’âme de Saint Pierre est sauvée, la mienne le sera pareillement, car, n’ayant qu’un même esprit, nous ne devons avoir qu’une même fin. »

 

Ce furent, cette nuit-là, les derniers propos sensés de Thomas. Ce que de lui nous entendîmes ensuite fut plus crié que dit, il s’en prit à la doctrine pestilentielle de ceux qui veulent empêcher l’entrée en religion, il mit les grecs, les Arméniens et les Sarrasins au rang des accusés. Sans oublier le malheureux Marc d’Ephèse qui en mourut de honte et de chagrin. Il marmonna encore un peu, puis se tut. Il avait senti tout à coup dans sa bouche une excroissance fort gênante pour la parole. Aussitôt Paul de Tarse, apôtre des gentils, tel Lazare ébouriffé soulevant le couvercle de son tombeau, Saint Paul donc, Dieu ait son âme, surgissant de la Sainte Bible (je la range près d’Augustin et Thomas d’Aquin) interrompant sur le champ la lettre qu’il était en train d’écrire à des Mécréants de son Epoque, s’efforça de rassurer le Docteur angélique. Il était trop tard pour mander un chirurgien, lui dit-il, mais il serait facile de prévenir demain matin les membres de l’Université de l’accident qui rend toute argumentation impossible.

 

-         Je ne vois d’autre ressource que de m’abandonner à la providence de Dieu. 

 

rétorqua le patron des écoles catholiques. Puis ce fut un choc sur le parquet. Nous sursautâmes. Thomas d’Aquin, à genoux dans la bibliothèque, était en oraison. Le calme revint dans la pièce. Les vitrines brinquebalèrent. Le saint avait regagné son livre.

 

 Une douce voix, telle un parfum se répandit alors dans la maison. Cette voix je la connaissais, l’ayant une fois entendue, celle d’un professeur de philosophie, monsieur Parisot. Elle semblait venir de partout, d’en haut, d’en bas, elle traversait les murs. Instantanément, l’image de cet homme me revint en mémoire, ses allées et venues sur l’estrade de bois, il s’arrêtait, la classe était plongée dans le silence, d’ailleurs la classe n’existait plus, le groupe n’existait plus, chacun se trouvait face à lui-même, plongé dans ses pensées, le silence durait parfois longtemps. Puis les mots –jamais compliqués- retrouvaient leur juste place, près des idées. Rien n’était jeté en l’air, tout était pesé, examiné, vérifié. Et si parfois, devant tant de sérénité notre sang d’adolescents ne faisait qu’un tour, et que l’une ou l’un d’entre nous, n’en pouvant plus d’être mis à l’épreuve d’une sagesse que nous croyions d’un autre âge, se levait le cheveu en bataille pour lancer à Socrate, Epictète, Descartes, Pascal ou Kierkegaard une salve à la Paul Nizan ou pire, digne du plus inexpérimenté militant de base, du genre :

 

- Tout ça, ce sont des mots, mais qu’ont-ils fait, tous ces grands sages, qu’ont-ils fait, dans les actes pour soulager la souffrance humaine ?

 

Le professeur regardait tour à tour chacun de nous dans les yeux, puis reprenait sa course sur l’estrade. Il s’arrêtait à nouveau.

 

-         Ce n’est pas assez que Socrate meure en restant fidèle à ses idées, que Descartes s’exile pour poursuivre sa recherche du principe des choses, que d’autres, fuyant les vices et les passions expriment leur foi en l’homme, mais je retiens cette idée d’Epictète que le bien est l’enfant du jugement, que le mal et la souffrance s’expliquent par l’ignorance. C’est pourquoi mon cher, il nous faut philosopher.

 

Il nous disait aussi que toute la philosophie n’était pas dans les livres, qu’elle était une façon de vivre, une manière d’être, et qu’elle nous apprenait à ne pas confondre action et agitation. 

 

 Comme ces images d’école me revenaient en mémoire, cette nuit, un Sage avait longtemps, très longtemps laissé les savants -docteurs de la foi ou d’incroyance- diffuser leur savoir. La douce voix se répandait dans la maison.

 

-  Je ne puis m’empêcher de rire quand j’écoute ces illustres personnages : ils bégayent plutôt qu’ils ne parlent ; ils ne se réputent tout à fait théologiens, que lorsqu’ils savent parfaitement le barbare et le vilain jargon : il n’y a que ceux du métier qui puissent les entendre ; mais ils en font gloire, disant arrogamment qu’ils ne parlent pas pour le vulgaire profane. C’est, ajoutent-ils, c’est avilir la dignité de la Sainte Ecriture, de s’assujettir aux règles de la grammaire… Admirons la majesté des théologiens ! A eux seuls permis de faire des fautes dans le langage et il n’y a tout au plus que la canaille, qui ait droit de leur disputer cette prérogative. 

 

 Sur ces mots, Erasme regagna son livre (2), discrètement car celui-ci ne claque pas quand on le referme, lu et relu, aux pages jaunies et parfois déchirées, seulement cousu, à peine protégé d’une couverture souple.

 

 Nous étions plongés dans nos rêveries, somnolents, sous le coup de la fatigue due à ces heures sans repos, quand le radio-réveil se déclencha, il était 6 heures. Instantanément, à côté, les philosophes regagnèrent leurs œuvres. Silence de mort dans la bibliothèque.

 

 France-info, premier flash de la matinée. La présentatrice laissa la parole à un libre penseur qui expliqua dans un langage clair que les dogmes –religieux ou politiques- représentaient un danger pour l’humanité. Qu’il fallait armer la jeunesse contre l’obscurantisme qui risquait de nous ramener des siècles en arrière. Qu’il fallait développer l’enseignement de l’histoire, de la philosophie et des sciences dans les écoles et les lycées. Qu’il était urgent d’appliquer sans défaillir la loi de séparation des églises et de l’état, que ce dernier et les administrations publiques devaient cesser de financer la construction d’édifices religieux…

 

 Mais non, je plaisante !!!  La présentatrice nous annonça l’inauguration en grandes pompes et par le premier ministre de la mosquée d’Argenteuil. 

 

§ 

 

(1)     Bertrand Russell.- Pourquoi je ne suis pas chrétien, Guildes Associées SA, Genève 1960 ; 

(2)     Erasme.- L’éloge de la folie, Editions Verda ;

14:01 Publié dans étrange | Lien permanent | Commentaires (0)

15/07/2010

"Je ne veux pas voir l'immensité de ton univers..."

 

Des ressortissants cubains libérés ont pu gagner l’Europe. Qu’avaient-ils fait ces gens pour être si longtemps privés de liberté ? J’ai beau lire les journaux, je n’y apprends rien. Peut-être ont-ils été emprisonnés parce que… ils existaient tout simplement. Cela s’est vu dans le passé. Toutes les catégories ethniques, sociales, politiques ont été touchées par ce phénomène au cours de l’histoire. Le pire a été atteint au XX°siècle où l’existence de millions de gens devint insupportable pour les grands régimes totalitaires. Dans un cas, les victimes  furent les juifs et les tziganes. Dans l’autre, des paysans trop attachés à leur terre, des peuples sacrifiés et livrés à la famine, des nations entières déportées, des millions condamnés à survivre loin de chez eux, dans des contrées sauvages.

 

 On dit que les dictatures ne souffrent pas d’opposition. Mais ce qui pour eux est insupportable, c’est la vie, la vie tout simplement. Ces régimes tirent sur tout ce qui bouge. La vie est un danger pour des états animés par un Guide un seul ou une Idée une seule. Pour les idéologues de ces systèmes, la réalité n’est pas celle qui est donnée de voir et de vivre, souvent dans les conditions les plus douloureuses, mais celle qui doit être. Les pires souffrances ne doivent-elles pas être acceptées si l’on veut le bonheur dans un Reich qui doit durer mille ans ?  Si l’on a en vue, à la fin des fins, la construction d’un monde où chacun aura selon ses besoins ? Alors, pensez, les juifs, les gens du voyage, les syndicalistes, les démocrates, les philosophes et les poètes, tous ces empêcheurs d’imposer l’Idée, de mettre en place le Système, qui pourrait s’indigner de leur liquidation, sinon des ennemis du Peuple, des agents de l’Etranger ? Ces femmes et ces hommes de courage, le plus souvent dans l’impossibilité de faire connaître leur existence hors des frontières de l’état-prison, résistent tout seuls, meurent d’une balle dans la tête, croupissent dans des geôles dont la presse internationale nous dit peu de choses, car dans ces pays la presse internationale ne s’aventure pas hors des bâtiments officiels, et encore, quand elle réussit à passer la frontière. Il est significatif que sur la même île, les conditions de détention des prisonniers de Guantanamo ont fait le tour du monde sur tous les écrans, internet et les journaux, alors que, à quelques kilomètres de là peut-être, des opposants au régime castriste finissent leurs jours en prison sans que personne ou presque n’en soit informé. Il a fallu la chute de Sadam Hussein pour que l’on apprenne quel était le sort terrible réservé aux démocrates irakiens. Quand à la Corée du nord, tout semble aller pour le mieux, le communisme en construction réserve au monde de belles surprises dans un avenir proche.

 

 Dans ces pays donc, la réalité n’est pas celle qui est vécue au jour le jour, mais celle qui doit être. C’est une idée ancienne, selon laquelle nos sens nous trompent, la seule réalité vraie ne peut nous être donnée que par le travail de l’esprit, par l’intellect. L’idée selon laquelle l’homme vit dans le projet, oh combien cette idée peut faire de mal ! Car en scrutant l’horizon avec une longue vue, on risque de ne pas voir où nous marchons et, comme disait le philosophe, de tomber dans un trou. C’était très beau en 1961 d’entendre Youri Gagarine s’adresser au monde depuis son véhicule spatial, premier voyage de l’homme hors de l’atmosphère terrestre. Imaginez qu’au lieu de cela, les journaux du monde entier aient consacré leur une à décrire la condition de vie et de mort des milliers de déportés politiques en Sibérie ! Impensable, au sens strict du mot. L’avenir, c’était Gagarine, et pas seulement pour les journaux communistes. Pourtant en ces jours sombres, la réalité était plus que jamais à nos pieds, sur notre bonne vieille terre, et les dissidents soviétiques ont dû se sentir bien seuls.

 

 J’évoquais ces cubains récemment libérés, sans oublier ceux qui sont encore emprisonnés. Qu’ont-ils fait, sinon ne pas avoir saisi la situation réelle de leur pays, celle d’un avenir en construction. Ils ont fondé leur jugement sur ce qu’ils voyaient, ce qu’ils entendaient, ce qu’ils ressentaient, ce qu’ils vivaient, sans replacer ces impressions dans la perspective globale de l’édification du communisme. Le monde apprendra un jour qu’ils étaient dans le vrai et que l’état qui les privait de liberté était entre les mains d’une clique qui s’était arrogée le droit de décréter ce qui était vrai et ce qui ne l’était pas.

 

 Finalement, si parfois les sens nous trompent, l’esprit peut nous tromper aussi. Et les conséquences en sont incalculables. Je ne résiste pas à l’envie de faire partager ces quelques mots du bon vieux Lucrèce :

 

« …la plupart de telles erreurs sont imputables aux jugements de notre esprit, qui nous donne l’illusion de voir ce que nos sens n’ont pas vu. Rien n’est plus difficile en effet que de faire le départ entre la vérité des choses et les conjectures que l’esprit y ajoute de son propre fonds. » (1)

 

 

(1) De la nature, livre quatrième, dans lequel –chose étonnante- Titus Lucretius Carus né en 98 avant notre ère, avait prévu la chute du mur : « Enfin si dans une construction le plan fondamental est faux, si l’équerre trompe en s’écartant de la verticale, si le niveau a des malfaçons, il sera fatal que tout le bâtiment n’ait que vices : difforme, affaissé, penchant en avant ou en arrière, sans aplomb ni proportions, il menacera de tomber, et tombera en effet par parties ; or toute la faute sera aux premiers calculs. » (446-524) Garnier-Flammarion, ed.1964 pp.130-131

 

§

 

 

Laisse-moi ici, auprès des orphelins

 

Au traître, Fidel Castro.

 

 

…Je ne veux pas voir l’immensité

 de ton univers : laisse-moi ici,

auprès des orphelins.

Pour continuer de vibrer parmi

ces quelques empans de pierres

et de mousse

je me contente de la lumière

qui habite mon cœur,

le soleil quotidien des naufragés

et la droite opportune.

A moins que tu n’aies

peut-être

mieux à offrir

dans ton monde

fait de foules écrasantes,

de chiffres,

de calculs

et du sourire polissé

qui affleure à tes lèvres ?

 

 

Ernesto Dias Rodriguez, 

poète interdit, condamné à 40 ans de prison, comme opposant à la dictature. Il est torturé, mais ne cesse de protester, à demi nu, refusant de porter la tenue de prisonnier. Libéré et expatrié de Cuba en 1991 grâce à une vigoureuse campagne menée par le parti communiste français… non, je plaisante !!! Libéré et expatrié de Cuba en 1991 grâce à une vigoureuse campagne en faveur de sa liberté menée par les Pen Clubs de France et des Etats-Unis.

 

[Avec mes remerciements aux éditions Gallimard, à Reporters sans frontières, à la FNAC, pour ces extraits de l’Anthologie de la poésie cubaine censurée, proposée par José Valdès, éd. Gallimard, 2002.]

 

§

10/07/2010

Sur la liberté de l'internaute

 

  Suite à un projet de réglementation sur Internet, visant à ce que les personnes qui s’expriment le fassent en leur nom et non sous un pseudonyme (1), j’ai entendu :

 

Les blogueurs veulent défendre la liberté !

Les blogueurs tiennent à leur liberté !

 

 Une loi obligeant les gens à exprimer leurs opinions en leur propre nom serait donc liberticide ? Sacrebleu, qu’elles sont loin les leçons de morale de nos maîtres de l’école primaire ! Qu’ils sont loin les idéaux de ces penseurs lumineux lus et commentés dans nos classes des lycées ! Des noms prestigieux se rappellent à moi, les Socrate, les Bruno, les Galilée, les Lavoisier, les Louise Michel, les Zola, les Albert Kuntz, les Sakharov, les Soljenitsyne, les Plioutch, tous ces héros dont beaucoup d’entre nous ne connaissent que le nom, ces héros qui parlaient, qui écrivaient, qui clamaient leurs convictions, jusqu’à la porte des prisons, parfois au pied du bûcher, dans les couloirs de la mort, entre les barbelés du goulag, ces porte-drapeau de l’humanisme, du progrès, de la raison, de l’intelligence, n’auraient jamais eu l’idée saugrenue de s’exprimer sous un faux nom, d’ailleurs se seraient-ils cachés, Platon n’aurait rien écrit, la terre serait encore au centre du monde, le peuple de Paris aurait accepté l’humiliation, Dreyfus aurait été définitivement jugé coupable, les fusées V2 auraient atteint leur objectif, entraînant peut-être la victoire du nazisme, les droits de l’homme en URSS seraient restés lettre morte, et le totalitarisme encore une réalité.

 

 Les grandes idées ne sont jamais anonymes (2). C’est aux pénitents de porter la cagoule, aux bandits de masquer leur visage pour échapper à la justice. Les idées et les actes qui ont changé le monde furent toujours œuvres humaines, résultats de la pensée, du travail, du courage aussi de femmes ou d’hommes en chair et en os. Certes il leur fallut parfois se cacher, agir secrètement, pour échapper à la répression d’un pouvoir tyrannique. Mais la clandestinité n’est pas l’anonymat. Quand pour faire entendre sa voix, on risquait sa vie et celle de sa famille, quand pour libérer un peuple on devait rester dans l’ombre… mais pourquoi parler à l’imparfait ? Que des opposants au régime islamiste en Iran se cachent, qui leur reprochera ? Qu’en Chine les internautes s’abritent derrière un pseudonyme, qui s’en offusquera ?

 

 La volonté de ces personnes confortablement installées en société démocratique, à voir dans l’anonymat la préservation de leur liberté paraît bien ridicule ! Ces propos déshonorants, attaques à la personne, injures, dérives antisémites, négationnistes et néo-nazies, sans parler des textes et photographies diffusés par des pédophiles sont-ils l’expression de la liberté ? Serait-ce une atteinte aux libertés démocratiques de les interdire ? L’anonymat est trop souvent l’innommable. La lâcheté de ces-auteurs-qui-n’en-sont-pas est à la mesure de l’irrationalité de leurs élucubrations. Qu’on les contraigne à décliner leurs noms, ils disparaîtront.

 

 J’ai bien conscience que c’est un combat perdu d’avance. Les séraphins (3) qui hurlent aux lois liberticides quand on propose d’interdire la dissimulation de son visage sauf en période de carnaval, qu’on autorise la police à ouvrir les coffres des voitures pour éviter les attentats et combattre le trafic de drogue, qu’on passe au scanner les passagers en aéroport, qu’on interdise le port de la cagoule (4) aux manifestants, qu’on installe des caméras qui permettent d’identifier les délinquants, nos bons angelots clameront qu’au nom de la liberté il est interdit d’interdire, et que la démocratie consiste à cultiver l’irresponsabilité. Un raisonnement qui tient la route ! Vous n’êtes pas sans savoir que, par sa tenue provocante la jeune fille violée l’avait bien cherché, que l’agresseur de la vieille dame était dans le besoin, que le père qui maltraite ses enfants avait lui-même été maltraité, que le pédophile avait été violenté dans son jeune âge, que les caïds de banlieue sont en désespérance, que le terrorisme est lié à la misère, que le port du capuchon, de la casquette ou du foulard sont autant d’expressions d’une identité culturelle que la méchante société occidentale s’efforce d’annihiler. Quant aux victimes, la jeune fille, la vieille dame, l’enfant maltraité ou violé, le locataire d’un logement en banlieue qui a peur de rentrer chez lui, ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes. A eux il est interdit de se plaindre.

 

 Alors que sur le net, on continue en cachette à déverser des propos immondes sur tout et sur rien, quelle importance ? Je dirai cependant à ces chaperons (5) de la délinquance organisée que je n’ose imaginer le mal que ces innomés de la toile pourraient faire si un régime du type Vichy voyait le jour. Il y eut à l’époque quantité de dénonciations anonymes. Alors, à l’échelle d’Internet…

 

§

 

 

(1) pseudo-, composant grec tiré de pseudos, fausseté ; un pseudonyme est un faux nom.

 

(2) anonyme adj. et n. 1. Se dit d’une personne dont on ignore le nom, ou d’une œuvre sans nom d’auteur. Écrivain anonyme. Ouvrage anonyme. ­ Lettre anonyme, que son auteur n’a pas voulu signer.  © Hachette Multimédia / Hachette Livre, 2001

 

(3) séraphin n. m. Ange décrit par Isaïe avec trois paires d’ailes. ­ THEOL Séraphins: premier chœur de la première hiérarchie des anges. 

 © Hachette Multimédia / Hachette Livre, 2001

 

(4) Cagoule (la), nom donné au Comité secret d’action révolutionnaire (C.S.A.R.), organisation d’extrême droite fondée en 1935 par Eugène Deloncle. De 1935 à 1941, elle réunit des groupes armés pour lutter contre le communisme. Elle organisa notam. l’assassinat de Marx Dormoy (1941).

 © Hachette Multimédia / Hachette Livre, 2001

 

(5) espèce de coiffe, et personne qui en « couvre » une autre (d’où chaperonner).