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24/10/2009

Une pensée qui n'a de libre que le nom (suite)

 

 

 Quelques mots encore à propos de la déclaration de la Fédération nationale de la libre pensée devant la mission parlementaire (Paris, 16 septembre 2009). On peut lire :

 

« Nous tenons à préciser que, pour les libres penseurs, il est indéniable que le port imposé de la burqa ou du niqab est un symbole de l’oppression. Mais en quoi le port de la soutane pour les prêtres, de la robe de bure pour les moines, de la robe et de la cornette pour les religieuses, du schtreimel, du spodik ou du caftan pour certains juifs est-il moins oppressif que le port de la burqa pour certaines musulmanes ? »

 

 Comparer le port de la soutane et celui de la burqa ? Je me demande s’il est nécessaire de relever cette méprise. Oh, et puis si, comme ça, pour s’amuser. La première est portée (de moins en moins, peu importe) par les prêtres catholiques, et non par les pratiquants de cette religion. Il en est de même des coiffes des religieuses qui d’ailleurs, ne cachent pas le visage. A notre époque personne n’oblige personne à entrer dans les ordres, donc à s’habiller ainsi.

 La burqa elle, est imposée. Soit directement par l’entourage, il y a souvent un fou de dieu dans les parages, grand frère, petit frère, parent, « ami », mollah de proximité, soit par la pression diffuse ambiante ou encore –pourquoi pas, passé un certain degré d’absurdité, au-delà des bornes il n’y a plus de limites comme disait un ancien président- par choix. Mais alors là, on risque le hors sujet, je pense à ces femmes qui par désespoir amoureux entraient au couvent, au moins entre quatre murs elles voyaient clair.

 

 Un peu plus loin notre auteur place sur le même plan la burqa et les coiffes pour les juifs, le schtreimel par exemple qui est porté à Jérusalem pendant les fêtes et le sabbat, je me demande s’il est nécessaire de relever cette méprise. Oh, et puis si, comme ça, pour s’amuser. Quel rapport entre les deux ? Un signe ostentatoire d’appartenance à une religion ? La kippa, oui. D’ailleurs, elle est interdite dans les écoles. La burqa, habit religieux ? Ca se discute, les avis sont partagés. L’essentiel n’est pas là : les porteuses de la burqa ou ceux qui la font porter revendiquent une appartenance religieuse, ça oui. De la façon la plus réactionnaire qui soit, en exhibant sur la place publique leur mépris du sexe féminin. Rendez vous compte : on est en train de discuter pour savoir si le fait d’imposer aux femmes de se promener visage découvert est une atteinte aux libertés démocratiques ! Ainsi bon an mal an, l’islam avance. Par la provocation, et en poussant le bouchon le plus loin possible, on sème le doute, tout en sachant qu’une frange appréciable de l’opinion soit :

 

-         se désintéresse du problème ;

 

-         n’ose rien dire, se rendant compte qu’on va vers un affrontement qui risque d’être douloureux pour tout le monde, et chacun aspire à la paix ;

 

-         laisse faire sciemment, car tout ce qui s’attaque à la méchante démocratie capitaliste est bon pour le moral… et –dans la lancée- peut ouvrir l’appétit et faire avaler d’autres dogmes ;

 

  Je me demande même si, faute de combattants (la jeunesse ouvrière se faisant rare), certains groupes extrêmes ne cherchent pas, à séduire une nouvelle clientèle, en particulier dans les banlieues. Grave.  La religion ne serait plus l’opium du peuple ?

05/10/2009

Une pensée qui n'a de libre que le nom

  

 Ami lecteur,

 

 si, comme j’en suis sûr, votre esprit est libre de tout conditionnement, en pleine possession de son libre-arbitre, s’il s’efforce constamment de passer outre les préjugés, les dogmes et mots en « isme » qui ont fait tant de mal et restent –oh si !- très vivaces,

 

afin de vous éviter tout accident, je vais vous demander de vous asseoir, l’heure est grave.

 

Bon. Ce que vous allez lire n’est pas l’œuvre d’un porte-parole de l’islam de France, tendance dure. Je l’ai lu sur le site de la Fédération nationale de la Libre Pensée. Authentique, chacun pourra vérifier. Je cite :

 

« Il nous semble qu’interdire le port de la burqa, dans ce que nous considérons comme la sphère privée, est attentatoire aux libertés individuelles et démocratiques. Il semble aussi que nous soyons désormais dans une logique qui tend à restreindre toujours davantage la liberté de comportement des personnes. La population est toujours davantage surveillée, contrôlée, fichée. L’Histoire montre aussi qu’en renforçant sans cesse les pouvoirs du Pouvoir, on diminue toujours les libertés démocratiques des citoyens, les Elus républicains que vous êtes, ne peuvent être insensibles à cet environnement. »

 Les élus républicains dont il s’agit sont les membres de la mission parlementaire chargée d’émettre un avis sur l’opportunité d’une interdiction du port de la burqa en France.

 

 Ainsi le port de cet accoutrement d’un autre âge, qui manifeste la volonté de quelques religieux attardés d’opprimer la moitié de l’humanité, est présenté comme l’expression d’une liberté individuelle et démocratique ! Il faut être aveugle (ou de mauvaise foi) pour ne pas voir que ces femmes sont manipulées, qu’elles sont elles-mêmes victimes du fanatisme religieux. La personne qui a écrit ces lignes se rend-elle compte que dans certains états sous tutelle islamique, les femmes qui ne portent pas cet accoutrement sont punies, même battues dans la rue ? Et c’est la République qui, en l’interdisant, serait coupable d’autoritarisme, d’enfreindre les libertés démocratiques des citoyens ? Comment peut-on écrire des inepties pareilles ?

 

Poursuivons :

 

«Rappelons que ce sont toujours les dictatures qui ont voulu imposer un mode de vie et des modes vestimentaires. En 1872, le tsar Alexandre II a interdit, en Pologne, alors sous occupation russe, le port des papillotes et des longs manteaux (costume traditionnel) pour les juifs. Le Code civil de Napoléon I° interdisait le port du pantalon pour les femmes. De 1967 à 1974, la Grèce des colonels a interdit les cheveux longs et la minijupe. L’Histoire regorge de ces tentatives totalitaires de vouloir régenter la vie des gens. »

 

Nous vivons donc (ou cela ne va pas tarder) sous une dictature ! Ma vue baisse, je n’avais pas remarqué. J’ai beaucoup ri en apprenant que le tsar avait interdit les papillotes, et que Napoléon n’aimait pas les femmes en pantalon. Quand au port de la minijupe, une faute de goût impardonnable pour les colonels grecs. Des refoulés les colonels, car je suis bien certain qu’en privé…. Notez quand même que le pouvoir en place (en passe de devenir une dictature si l’on en croit notre auteur) n’a pas encore osé franchir le pas. Pour l’heure, il vise la burqa. Et faux-culs comme sont les socialistes, ils sont bien capables de proposer un ourlet, jusqu’au dessus du genou, une mini burka avec grillage devant les yeux, pour femmes (soumises) aux jolies jambes. Mais oui, mieux vaut en rire !

 

Poursuivons :

 

 « Notre pratique de l’engagement politique et militant nous conduit, ensuite, à nous interroger : Comment ferez-vous appliquer cette décision, en cas de refus des personnes ? Une telle décision est à la fois inapplicable et source d’affrontements considérables. Le rôle du législateur n’est pas d’allumer des brûlots, mais de permettre que chacun puisse vivre en paix, selon ses choix et ses éventuelles convictions. »

 

 Et alors, il est interdit d’interdire ? Mais ce n’est pas la République qui est source d’affrontements. Et l’excision ? Et les mariages forcés ? Et la polygamie ? Heureusement, il y a des lois qui nous protègent de ces mœurs barbares. Bien qu’elles ne soient pas toujours appliquées avec la rigueur nécessaire.

 

 Une femme déguisée en noir des pieds à la tête pourrait vivre en paix ? Qui allume des brûlots ? Les brûlots sont allumés par des fous de dieu qui imposent leur conception religieuse du monde, de provocation en provocation : séparation hommes et femmes dans les piscines, agressions des médecins dans les hôpitaux, tentatives de port du voile dans les services publics, port du burkini dans les piscines (au moins dans une à ma connaissance), déclarations négationnistes et antisémites, présence fréquente de porte-parole islamistes sur les plateaux de télé et dans les radios, envoi de livres défendant les thèses créationnistes dans les centres de documentation des collèges …

 

Quand à « permettre que chacun puisse vivre selon ses choix et ses éventuelles convictions » :

On ne doit pas parler la même langue. Quel choix ? Quel choix cette religion laisse-t-elle à la femme ? Aucun. Dieu l’a décidé ainsi. Les catholiques ont imposé cette vision du monde jusqu’aux Lumières, et la Révolution n’a pas suffi, il a fallu attendre la troisième république pour séparer religion et état. Aujourd’hui, on ne les entend plus beaucoup. Ils observent. Ils sont toujours là, dans l’ombre. Ils espèrent. L’islam peut beaucoup leur apporter. Une remise en cause des lois de la République ? Le retour des femmes à la maison ? Double avantage : on ferait chuter le taux de chômage et remplir à nouveau les lieux de culte. Comme disent les allemands : KKK, Kinder, Küchen, Kirchen, enfants, cuisine, église.

 

Les propos que j’ai reproduits ci-dessus peuvent provoquer le rire…ou la colère. Je pense à ces millions de femmes humiliées dans les pays islamistes, et je donnerais cher pour voir notre « libre » penseur aller là-bas prononcer son discours…non pas pour qu’il y risque sa vie, mais pour le voir porté en triomphe par des barbares d’un autre âge et faire la une des journaux aux ordres.

 

 Chez moi, ni rire ni colère. J’ai été membre de cette association il y a quelques années. Comment et pourquoi en est-on arrivé, au nom de la libre pensée, à prôner la tolérance face à l’obscurantisme ?

 

 

§

01/10/2009

Coucou c'est nous !

 La cour siège devant une femme gigantesque qui, poitrine nue et d’un pas décidé, guide le peuple.

 

  Sur le banc, Ricardo, Smith, Mill sont accusés d’avoir dépouillé la grande dame de ses propriétés humaines, créatrices, qui faisaient de l’homme un être responsable et maître de son destin. Ces libéraux ne sont pas des libérateurs, mais des promoteurs de l’économie libérale, en termes clairs, du capitalisme sans entraves pour lequel la seule recherche du profit donne tous les droits à l’entrepreneur, y compris celui d’oublier ceux de l’homme. D’oublier que la force de travail qui produit ses propres richesses est aussi constituée de femmes et d’enfants.

 

  Sur le banc, Marx et Engels. En défendant l’idée que l’homme est totalement dépendant des lois de la nature, de l’histoire et de la société, ils ont préparé l’asservissement de l’homme, conçu l’idée d’une dictature du prolétariat comme un mal nécessaire, en échange de la promesse d’une liberté toujours reportée dans le futur.

 

  Sur le banc, Hitler et Staline. Pour eux, la liberté de l’individu était un danger pour l’état. Ils ont mis un terme à toutes les libertés en instaurant des régimes de terreur dont le caractère totalitaire a entraîné une partie du peuple à se faire le complice, à feindre d’ignorer, sinon à ignorer l’accomplissement des pires crimes contre l’humanité.

 

 Ces sept hommes ont un point commun : leur casier judiciaire est vierge. Ils n’ont encore jamais été jugés.

 

 

Les charges contre Ricardo sont légères. Le président rappelle tout de même que le prévenu s’est fait le chantre du libéralisme économique. 

 

Ricardo : « J’ai écrit, Monsieur le président, mot pour mot, que les amis de l’humanité ne peuvent que désirer que, dans tous les pays, les classes laborieuses aient le goût du confort et qu’elles soient stimulées par tous moyens légaux à se les procurer. » 

 

Le président s’adresse à Smith :  « Smith, Adam, vous êtes né en 1723 à Kirkcaldy. En philosophe, à vos débuts, vous avez fait des recherches sur les sentiments moraux, mais très vite, votre pensée a dérapé, et vous penchant sur l’économie, vous êtes devenu le théoricien du capitalisme libéral, vous en avez fait l’apologie, défendu la division du travail, sans jamais évoquer la misère ouvrière et l’aliénation qu’elle entraîne. »

 

Smith : « Faux, j’ai dit que le travail accroissait la production, qu’il était la source de toute richesse. J’étais économiste, mon rôle ne consistait pas à m’apitoyer sur le sort des uns et des autres, mais d’analyser, de théoriser, car il ne s’agissait pour moi ni de rire, ni de pleurer, mais de comprendre. » 

 

Le président : «  Vous avez dit que tout homme demeure en pleine liberté de suivre la route que lui dicte son intérêt et de porter où il lui plaît son industrie et son capital… »

 

Smith : « J’ai écrit que cette liberté existait pour tout homme à la condition qu’il n’enfreigne pas les lois de la justice. » 

 

Le président : « J’appelle à la barre le premier témoin. » 

 

Un enfant entre dans la salle d’audience.

 

Le président : « Veux-tu nous dire ton nom, ton prénom, ton âge et … » 

 

L’enfant : « Dickens, Charles. Je suis trop jeune pour porter toute la responsabilité de mon existence. En allant, le matin, à Hungerford Stairs, je ne peux résister à l’achat d’un gâteau rassis vendu à moitié prix sur des plateaux, à la porte des pâtissiers de Tottenham Court Road , dépensant souvent ainsi l’argent que j’aurais dû garder pour mon déjeuner. Nous avons une pause d’une demi-heure pour le thé. Lorsque j’ai assez d’argent, je me rends dans un café et prend une tasse de café et une tranche de pain et de beurre. Quand je suis sans le sou, je fais un tour au marché de Covent Garden et regarde fixement les ananas.

 Je n’exagère pas, inconsciemment et involontairement, l’insuffisance de mes ressources et les difficultés de la vie. Je sais que dès que j’ai un shilling, je le dépense pour déjeuner ou prendre le thé. Je sais que je travaille du matin au soir, avec des hommes et des garçons vulgaires, moi-même minable… Je sais que je traîne dans les rues, insuffisamment vêtu et mal nourri.

Je sais que sans la miséricorde de Dieu, je deviendrais facilement, vu l’abandon dans lequel je vis, un petit voleur ou un petit vagabond. »

 

L’enfant remercie l’assistance qui l’a écouté avec attention, et quitte la barre.

 

Le juge rappelle alors les charges qui sont retenues contre Mill John Stuart: « Vous êtes né en 1806, philosophe de formation, pour vous, la liberté ne vous intéresse qu’économique. Elle est un bien qui passe avant l’égalité, ce qui est votre droit. Mais vous vous en êtes violemment pris à la notion d’égalité sociale, en affirmant que si celle-ci était mise en œuvre, elle dépouillerait les individus des caractères les plus élevés de la Nature humaine. Vrai ou faux ? »

 

L’accusé se tourne vers son défenseur, il est un peu perdu. L’avocat de Mill rappelle que celui-ci avait demandé à l’état d’intervenir pour venir en aide aux déshérités, qu’il avait prôné une réforme du droit de propriété, et la création de coopératives de production, propositions qui, appliquées par un souverain courageux, auraient pu atténuer les inégalités trop criantes engendrées par un capitalisme incontrôlé.

 

Karl Marx, hors de lui, tente de se dresser sur ses maigres jambes, mais son handicap ajouté à la loi réelle de la pesanteur le rappellent à la triste matérialité d’un fauteuil roulant réel : « Venir en aide aux déshérités ? Charité ; réforme du droit de propriété ? Mais la propriété est un vol ! Des coopératives de production ? Entre qui et qui ? La coopération c’est du vent, chaque fois que l’histoire humaine a produit quelque chose de positif, ce fut à l’issue d’une lutte, d’un affrontement ! Et puis, de souverain courageux, laissez-moi rire, citez-m’en un seul…»

 

Le Président : « Monsieur Marx, je vous rappelle que vous êtes vous-même accusé, cela vous aidera à mesurer vos propos, et peut-être aussi à argumenter. Quant à vous, Messieurs Smith et Mill, vous avez prôné ce libéralisme économique débridé, favorisant une concurrence effrénée dans un siècle où l’industrialisation à régime forcé n’a oublié que l’homme, la femme et l’enfant. Quand je parle d’un siècle, je pourrais dire deux. Car lorsque tout a été librement industrialisé ici, en Europe, il a fallu trouver de nouveaux débouchés, et pour cela : coloniser, librement. Et faire la guerre à ceux qui, librement aussi cherchaient des débouchés. Oui, la guerre ! »

 

Marx : « …portée par le capitalisme comme la nuée porte l’orage ! »

 

Confusion chez les libéraux. Ils tentent une dernière carte. Ils font entrer un témoin.

 

«  John Locke, né le 29 Août 1632, philosophe. »  

 

L’assistance est médusée. Elle est composée de gens instruits. Une rumeur –chuchotée- parcourt les rangs du public : « C’est le théoricien de la première révolution sociale, en Angleterre, en 1688 ! »

 

Le président : « Du calme !  Maître, vous avez la parole. » 

 

 John Locke : « Monsieur le juge, mesdames, messieurs, je ne suis ici ni pour mettre en cause ni pour défendre les intérêts de quiconque. Un mot, un seul, entendu au cours de ce procès me porte ce jour devant vous. Ce mot est : liberté.

 J’entends évoquer le droit, l’état, la propriété, les richesses, et surtout, j’entends des hommes défendre le plus fermement leur conviction. Je voudrais dire qu’à mon sens et s’ils parlaient d’une seule voix, ils auraient tous raison.

 Nous avons trop souffert dans notre Angleterre d’une monarchie qui accordait au monarque un droit divin, d’une société dont le prince était nécessairement au-dessus de toute loi, où le sujet ne pouvait prétendre à aucun recours, à aucune liberté. L’homme est l’œuvre d’un Créateur tout-puissant, il en est la propriété, chacun doit la respecter. Cela vaut pour l’état, fût-il le plus puissant. Cela donne à l’homme une liberté à l’égard de tout pouvoir terrestre… »

 

A ces mots, des applaudissements se font entendre sur les bancs des « libéraux », que le président fait rapidement cesser.

 

« … mais par le fait qu’elle est accordée à chacun d’entre nous par un acte divin, cette liberté n’est pas une licence, elle n’octroie pas le droit de mettre en cause celle d’un autre. »

 

L’avocat de Karl Marx, tout sourire, demande la parole :

 

« Maître, pouvez-vous nous dire s’il était dans le Projet du Créateur d’octroyer à quelques individus la liberté de faire ramper des petits enfants sous des machines, de jour ou de nuit pendant de longues heures, et cela pour quelques sous ? »

 

« …j’ai dit, monsieur, que cette liberté n’accorde pas le droit de mettre en cause celle d’un autre. Personne n’a de pouvoir arbitraire sur lui-même et encore moins sur les autres, nul ne peut détruire une vie, ni les biens d’autrui. »

 

Les propos du philosophe, sans être sibyllins ne sont pas suffisamment engagés d’un côté ou de l’autre pour recueillir l’assentiment des uns ou des autres. A cela s’ajoute le fait que la tension qui règne dans le tribunal où tant de grandes idées sont en cause, et aussi peut-être la vie ou la mort de quelques hommes qui les prônèrent, cette tension ne permet pas aux accusés, au public, aux jurés même de s’accorder la distance nécessaire pour comprendre, ou seulement entendre les propos d’un sage.

 

Le président : « Témoin suivant ! Levez-vous, présentez-vous…

 

            L’accusé : Marx, Karl, né en 1818 à Trèves, en Allemagne, philosophe, journaliste, fondateur avec Engels de l’Association Internationale des Travailleurs.

 

Le président : Marx Karl, la liberté pour vous, dans la société que vous qualifiez de bourgeoise, dîtes-moi si je me trompe, se réduit au droit de propriété privée…

 

Marx : …droit de jouir de ses biens à son gré, sans tenir compte d’autrui, indépendamment de la société, droit d’en disposer, droit de l’égoïsme…

 

Le président : Vos propos vont à l’encontre de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui reconnaît le droit de propriété comme un droit fondamental. En avez-vous conscience…

 

Marx : …déclaration conforme à une conception bourgeoise de l’individu, très pointilleuse dès qu’il s’agit de préserver l’ordre social existant.

 

Le président : Reconnaissez-vous avoir déclaré que la liberté ne deviendra une réalité pour l’individu que lorsque le mode de production fondé sur l’exploitation de l’homme par l’homme aura pris fin…

 

Marx : …oui…

 

Le président : … que la liberté vraie ne peut se concevoir qu’au stade supérieur de la société communiste, après le dépérissement de l’état ?

 

Marx : Oui.

 

Le président : Monsieur, le troisième millénaire étant entamé, et en estimant la date de vos premiers écrits aux alentours de 1840-1850, un calcul mental rapide nous donne pour vos thèses un âge d’un siècle et demi. Un petit pas pour l’humanité, mais un grand pour l’ère industrielle, que vous définissez comme la grande époque des guerres et des révolutions. Pour les guerres, on ne peut pas vous donner tort. Pour le reste, la société communiste et le dépérissement de l’état, pouvez-vous préciser votre pensée, en l’illustrant d’exemples ?

 

Marx : …..

 

Le président : Veuillez monsieur, nous citer le nom d’un seul pays dans lequel la société devenue communiste a vu dépérir l’institution étatique ?

 

Marx : …..

 

Engels : L’état…

 

Le président : Veuillez vous présenter !

 

Engels : Engels Friedrich, né en 1820 à Barmen, en Allemagne, auteur d’ouvrages sur les premières sociétés humaines et co-auteur avec Karl Marx de traités et pamphlets politiques. Je voudrais revenir sur l’état. Il ne devint une réalité qu’avec la division de la société en classes. De Force publique, il n’en a que l’apparence. Il est la force nécessaire au maintien d’un ordre compatible avec les intérêts de la classe dominante. Il faut replacer la question des libertés individuelles dans ce contexte. Quelle liberté pour le prolétaire dans une société qui ne reconnaît son existence qu’en tant que force de travail, qui ne voit en lui qu’un simple agent de production ?

 

Le président : Monsieur Engels, nous ne sommes plus au XIX° siècle. Ce prolétaire dont vous parlez a des droits, aujourd’hui, et il en use. Je vous retourne la question : Quelle sera la liberté du prolétaire dans la société que vous appelez de vos vœux ?

 

Marx : Dans la société communiste, par définition, il n’y aura plus de prolétaires !

 

Le président : Donc, du jour au lendemain…

 

Marx : Non, au cours d’une étape transitoire le prolétariat établira sa dictature…

 

Le président : Je vous remercie.

 

Les avocats de Marx sont nombreux dans la salle, philosophes, universitaires, intellectuels de gauche modérée ou extrême, cinéastes, poètes, anciens résistants de toutes les heures –de la première ou de la dernière. Ils sont indignés. Trop habile, ce président qui réussit en quelques minutes à faire prononcer au Grand Maître le mot fatidique, le mot qui condamne, le mot qui tue. Dictature. Ils viennent à la barre les uns après les autres, ces avocats de l’impossible, maîtres du langage, sans jamais se répéter ni s’attarder sur l’argument. Ils récitent, ils déclinent le dogme par tous les bouts, dix orateurs, dix fois le même discours dans des termes, des modulations, des effets toujours renouvelés. Du travail d’artiste.

 

-Monsieur le président, dans l’histoire certaines dictatures ont eu un caractère progressiste, regardez la France de Robespierre, la Russie de Lénine…

 

 -Regardez la Grande Egypte de Nasser, Cuba de Castro, la Chine de Mao, la Roumanie de Ceaucescu, l’Albanie de Hodja, le Vietnam d’Ho Chi Minh, le Cambodge de Pol Pot, dictatures certes, mais tellement riches de progrès social et aussi ne l’oublions pas, bastions anti-impérialistes ! Oh des excès il y en eut, pour ça oui ! De la terreur, de la guerre révolutionnaire, de la violence, de la délation, de la déportation, de la rééducation, de la psychiatrie, il y en eut, pour ça oui …

 

L’orateur s’enflamme. Ses amis lui font signe de raccourcir.

 

-…des peuples entiers, Monsieur le président, vous entendez, des peuples ont été déplacés, et je suis gentil. Des années après, ceux qui tentaient de retourner dans leur village en étaient chassés, car un nouvel article de la Constitution exigeait un passeport. Je passe sur la chasse aux juifs, je passe sur le chauvinisme Grand Russe, je passe sur la déportation en Sibérie de ceux qui avaient -en libérateurs- pénétré dans les camps de la mort nazis. Je passe sur l’internement, la torture, les aveux, la mise à mort de révolutionnaires sincères par des révolutionnaires de circonstance, bureaucrates sans principes, usurpateurs, je passe sur les génocides. Je passe Monsieur le Président sur beaucoup de grands malheurs et je vais vous étonner. Tout cela était nécessaire !

 

Hurlements dans la salle, l’indignation gagne même les bancs de la défense. On lui fait signe d’aller s’asseoir, d’autres demandent la parole, l’orateur s’accroche à la barre :    

 

-Oui…tout cela était nécessaire : Car l’Histoire est une lutte de classes, il faut un parti pour mener cette lutte. Au regard de l’Histoire, le Parti a donc toujours raison et ceux qui agissent contre le Parti, ou même hors du Parti, ou encore sans tenir compte de la stratégie du Parti, ceux-là s’excluent eux-mêmes du processus historique, ils doivent être éliminés.

 

Murmures dans la salle, qui s’amplifient et deviennent des hurlements en réaction au dernier mot « éliminés ».

 

Le président : La révolution serait donc incompatible avec les minorités, les juifs, les héros de la deuxième guerre mondiale, les révolutionnaires d’un autre tendance que celle du …chef ?

 

- vous oubliez les koulaks, les ouvriers dont la productivité n’atteint pas la limite basse de la norme du plan, les écrivains, les scientifiques, les sportifs, les cosmonautes, les médecins, surtout celui du secrétaire général, bref la totalité des personnes qui occupent une position sociale critique par rapport à la construction planifiée de la société future…

 

Hurlements redoublés. La défense réalise qu’elle est trahie par l’un des siens. Suspension de séance. Concertations. C’est un universitaire de gauche modérée qui est choisi pour rattraper le coup.

 

- Monsieur le Président, qui aujourd’hui pourrait se faire l’avocat du diable ? De gauche ou de droite, une dictature est une dictature. Mais il ne faudrait pas qu’on s’égare. Doit-on rendre le Christ responsable des crimes commis par l’Eglise ?

 

Le président : Certes non !

 

-Doit-on rendre Marx responsable des crimes commis en son nom après sa mort ?

 

Le président : Le prévenu n’est pas jugé pour des crimes, mais pour avoir élaboré des thèses qui ont inspiré un certain type de régime d’où était exclue la liberté humaine, pire : où la détention abusive et le meurtre de millions d’individus furent justifiés au nom de l’édification d’une société nouvelle. Inspirer n’est pas commettre. Marx est accusé de génocide involontaire.

 

-S’il fallait juger les inspirateurs de dictatures, Monsieur, il faudrait repousser les murs de cette salle !

 

Le président : Qui vous parle de dictature ?, Nous ne jugeons entre ces murs ni les instigateurs ni les dictateurs. Ces derniers ne supportent ni le dialogue, ni la contradiction, encore moins l’opposition. La tyrannie prive l’individu des libertés fondamentales y compris celle d’exprimer sa pensée. Il s’agit aujourd’hui de bien autre chose. Ayez l’obligeance de regagner votre siège, monsieur, je vais m’expliquer.

 Les victimes des déportations, des camps de concentration, des exterminations au siècle dernier n’étaient pas, dans leur majorité, des opposants politiques. Ce ne sont pas les idées qui étaient insupportables, mais les gens. Le citoyen devint l’élément actif d’un système dont l’idéologie reposait sur un axiome.  Pour l’un, la lutte des classes, et la nécessaire disparition de celle des capitalistes, pour l’autre, la lutte pour la pureté raciale et la nécessaire disparition des  races non germaniques. Dans ce dernier cas, si l’on excepte les années d’instauration du régime où l’opposition devait être éliminée, les victimes du III° Reich ne l’ont pas été à cause de leurs idées, mais parce que leur existence ou leur mode de vie étaient incompatibles avec l’exigence chimérique d’une pureté de la race germanique. En Union Soviétique, le koulak, le paysan ukrainien, le Tatar, le juif et d’autres  empêcheurs de nationaliser en rond perturbaient la logique implacable de la lutte des classes, d’ailleurs leurs noms n’étaient même pas mentionnés dans les manuels de l’idéologie officielle.

S’il arrivait au citoyen d’émettre un avis différent, d’être différent, de ne pas trouver sa place dans une société qu’il réprouvait, ou même simplement de ne pas jouer son rôle avec l’enthousiasme réclamé par l’enjeu formidable de la construction d’un monde futur, alors devenait-il pour l’Histoire un obstacle, aux yeux du peuple un ennemi. Un danger pour sa famille, ses élèves, ses patients, ses collègues de travail car dans cet enfer, ce n’était pas le bon sens la chose du monde la mieux partagée, mais la terreur.

 

Messieurs Hitler et Staline ne furent pas des dictateurs ordinaires. Leur sujet idéal n’était ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais l’homme qui renonçait à ce qui lui est le plus cher : la liberté intérieure, chez lui, dans son domaine privé, jusque dans son cœur, dans son esprit. Ainsi s’expliquent les aveux des innocents, aveux à peine extorqués parfois, mais déclarés dans l’intérêt supérieur de l’Histoire. Ainsi s’expliquent, au-delà des dénonciations racistes criminelles, les silences de personnes ordinaires commandés certes par la peur, mais aussi par la promesse d’une vie meilleure dans un Reich de mille ans.

 

De l’humanité, Hitler et Staline en ont pris la totalité, la famille, les enfants, les sentiments, la pensée. Ils ont fait de l’homme un tyran par rapport à lui-même.

 

 

§

 

Là, cher lecteur, je marque un temps d’arrêt : trou de mémoire. Je me souviens vaguement du réquisitoire. Ricardo et Smith sont accusés d’avoir inspiré le libéralisme économique et ses effets désastreux sur les classes laborieuses, Marx et Engels d’être les initiateurs d’un système politique liberticide. Puis les charges contre Hitler et Staline ont été énumérées. Cela a pris plusieurs jours. On a parlé de millions de victimes innocentes. La cour n’a pas souhaité entendre les accusés. Rien n’a été requis contre eux, le seul mot de « réquisitoire » devenait ridicule. S’ils n’étaient déjà morts, il aurait fallu qu’ils vivent éternellement. Que dans le regard des autres, et jusqu’à la fin des temps, ils puissent évaluer l’ampleur de leurs crimes. Le seul tribunal devant lequel ils auraient pu comparaître, selon le président, c’est l’Humanité.

Puis il s’est levé, et à la fin d’un discours qui marquera les esprits pour les siècles des siècles, il conclut en répétant les trois mots du serment de Buchenwald :

 

« Plus jamais ça ! »

 

« Assez de misère, assez de drames, assez de souffrances, assez de meurtres ! Alors que nous entrons dans le XXI° siècle, il est temps pour nous de clamer à l’issue de ce procès : c’en est fini du totalitarisme ! »

 

Grincement strident au fond de la salle. La porte d’entrée s’ouvre lentement sur un groupe de silhouettes humaines encagoulées. Un homme s’avance.

 

« Coucou, c’est nous ! »

 

Il porte la barbe et sur sa tête enturbannée trône une petite fusée avec une mèche au bout. A son côté, une grande dame vêtue de noir. Son visage est dissimulé derrière une sorte de grille. Elle porte la main sur sa nuque, détache quelque chose par derrière et rabat la capuche. C’est ma fille.

 

J’ai hurlé tellement fort que j’ai réveillé toute la maison. J’étais assis sur le lit, haletant, la porte s’ouvrit brusquement. Mon fils était là, interrogatif. Mon cher enfant! Un beau garçon gentil comme tout, sérieux et appliqué.

 

« Non, non, va te recoucher, j’ai encore fait le même cauchemar, que tu passais le bac, que tu étais recalé sans même passer l’oral. » 

 

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