11/05/2014
Un livre d'Emmy Sonnemann
Une lecture troublante. A cent mille années lumière de la pensée politique correcte. Vous savez dans ces régions de l’esprit où l’on écoute en secret ce qu’il ne faut pas entendre. De ces idées inavouables en public et à ses proches. De ces choses dont il ne faut pas parler, qu’il ne faut pas même aborder sous peine d’être accusé du pire. Des pensées bannies. Dont on interdit la présence même à l’intérieur de soi.
Mais comme l’erreur est humaine, que nous ne sommes pas parfaits, et que parmi nous il y a des fous, un beau jour l’un d’entre eux non maître de ses actes va se plaindre d’avoir attendu pendant des heures au service des urgences de l’hôpital. Jusque là rien d’extraordinaire. Emporté par la colère, le voilà qui s’en prend aux infirmiers, parlant d’amateurisme, les accusant de trahir le serment d’Hippocrate ! Le malheureux ! Ce sont les mots de trop. Le monde entier sur lui s’effondre, et pas seulement le délégué CGT. On lui jette des chiffres à la figure, des chiffres qui font mal avec plein de zéros avant la virgule et après aussi. La leçon pour lui est dure à avaler mais il va le faire, comme des milliers d’autres, des inconscients qui ne savent pas que quand les choses vont mal dans les affaires humaines, c’est à cause du manque de personnel. Allez dire aux électeurs après ça que c’est en réduisant le nombre des ministres qu’on va résoudre la crise.
Ces gens qui parlent sans réfléchir me font pitié. Ils sont perdants d’avance. Sans réfléchir ? Non. Perpétuellement à contre courant, ce n’est pas qu’ils manquent de jugement, on dit même que les fous ont tout perdu sauf la raison. Ces gens souffrent d’autre chose : ils ne sont pas calculateurs. Donc pas rusés pour deux sous. Et le drame, c’est qu’ils sont probablement parmi les êtres les plus sincères de la Création. Comme ils ne perdent pas leur temps à calculer ce qu’il vaut mieux faire ou ne pas faire, leur pensée est plus profonde, sans limite, car libre des convenances. Si vous désirez les rencontrer, fuyez les cercles, les clubs et les réseaux. Vous ne les aurez pas non plus sur les plateaux des émissions « grand public » comme disent les gens cultivés, pas plus qu’autour de tables où ceux qui savent presque tout le font savoir. C’est quand vous ne les cherchez pas que vous les trouvez, rencontres de pur hasard. Cela m’est arrivé, deux ou trois fois dans une vie c’est peu, mais je ne sors pas beaucoup.
Une fois en Irlande avec Peter, le pauvre homme doit avoir rejoint son fils là-haut à l’heure qu’il est. Son fils dont il me dit qu’il avait abordé chez nous –chez nous pour Peter c’était la France- en 1944 au mois de juin et que depuis il n’avait plus de nouvelles. Les yeux du vieil homme étaient humides, il était debout sur le pas de la porte d’une masure que dans un pays économiquement évolué on aurait rasé depuis longtemps pour construire dans le meilleur des cas une maison. Il était debout.
cliché M.Pourny
Il baissait la tête pour me montrer ses deux chatons qui jouaient dans l’herbe. On n’a pas beaucoup parlé avec Peter, car le livreur arrivait, bavard avec son lait qu’il déposait sur un bloc de béton, il lui en donnait un litre, peut-être autre chose à l’occasion, Peter vivait comme ça. J’ai gardé en mémoire ses yeux bleus transparents, son regard pénétrant, il ne s’est rien passé d’important entre nous, mais en le quittant, je fus définitivement convaincu qu’il y avait autre chose. Il y a autre chose j’en suis certain. Cet homme frêle, son chapeau sur la tête qu’on aurait dit un américain du siècle de la conquête, cet homme a pris une place en moi plus grande que le plus inspiré de tous les prophètes, le plus sage de tous les philosophes, le plus extraordinaire de tous les tableaux des grands maîtres n’ont jamais pu occuper. Quand je l’ai salué, qu’on s’est serré la main, j’ai eu la certitude de ma présence sur cette terre, que tout ce que nous vivions n’était pas un rêve, que parce que j’en avais rencontré un, il y avait des hommes.
cliché M.Pourny
Veuillez m’excuser pour cette longue digression, mais après tout je ne rédige pas une dissertation, je n’ai pas un plan ni une ligne à suivre, cela fait du bien de parler comme ça, à la dérive. J’en profite aujourd’hui, c’est rare que le vent souffle. J’en reviens à cette lecture troublante. Ecoutez !
« Je n’arrive pas à me rendre compte qu’il n’est plus parmi nous. Naguère, quand quelqu’un m’assurait penser chaque seconde à un être cher disparu, je croyais qu’on exagérait. Je sais aujourd’hui que c’est vrai. A chaque seconde je pense à mon mari. Il est près de moi dans tout ce que je fais. Quand j’ai une décision à prendre, je me demande ce qu’il aurait résolu et je l’adopte automatiquement. Je suis liée à lui pour l’éternité. »
Cette femme a écrit un livre en hommage à son mari.
« Je voudrais pouvoir mourir avec toi, mais je ne peux abandonner notre enfant. Je ferai tout ce qu’il me sera possible pour lui rendre la vie supportable. Je ne gémirai pas, je ne me plaindrai pas, pour ne pas avoir honte devant les femmes qui ont perdu leur mari à la guerre et continuent à vivre courageusement pour leurs enfants. »
« Nous parlâmes de notre mariage, de notre fille, des jours heureux envolés. Puis l’heure, notre dernière, se termina… Puis il disparut… pour toujours. Je restai sur place, m’apercevant seulement au bout d’un moment que je répétais sans cesse :
-
Je t’aime, je t’aime, je t’aime… »
Ainsi écrit Emmy Sonnemann. Elle fut une actrice célèbre et brilla dans des représentations théâtrales à Weimar et à Berlin dans les années trente. Son mari, l’homme à qui elle consacre ce livre était Hermann Goering.
J’avais souffert au collège de la présence d’un professeur qui était une véritable brute, nous frappant pour un oui pour un non. Un jour que je rêvais et qu’il expliquait en cours d’algèbre la différence entre annuler et simplifier, en fait de rêve mes yeux suivaient la danse de ses souliers cirés marron à semelles de crêpe sur l’estrade, il s’écria : « c’est Pourny qui va nous le dire ! » Et la classe de s’esclaffer, pas trop fort quand même on ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve, mais de s’esclaffer car déjà que ma réputation n’était pas d’être une lumière, si en plus je rêvais… A gauche, à droite, derrière on me soufflait : ça s’annule ! Non, ça se simplifie ! Fais gaffe aux parenthèses ! Les plus nombreux étaient pour que j’annule. Et comme je n’avais pas les connaissances suffisantes pour exprimer un avis personnel, je répétai haut et fort : « ça s’annule. ». Les mots prononcés haut et fort ne sont pas toujours bien assurés, j’ai appris depuis qu’on peut dire des vérités en parlant sans hausser le ton.
-Eh bien il va venir par ici monsieur Pourny !
Et du doigt il montrait le sol, au pied de l’estrade.
Comme souvent cela m’est arrivé dans les moments difficiles, je pensai à une foule de choses, de personnes, mes parents, les vacances au bord du lac en Italie, ma petite sœur, des choses aussi de moindre importance, même de rien du tout, preuve qu’il y a des cas où l’esprit se purge comme pour se préparer à un nouveau départ, une renaissance, une révolution avec sa Terreur et comme des révolutionnaires déçus qui souhaiteraient revenir au temps d’avant, je me mis à penser que la seule réalité était celle d’il y a dix minutes quand j’étais encore assis au pupitre à côté de mon pote Jean-Bernard et qu’à la récréation nous allions parler de ce que nous ferions jeudi. Puis ce fut l’éclair. Le coup de tonnerre. Retour loin en arrière. Cinq cent mille ans. Les Oulamhr fuyaient dans la nuit épouvantable. Quand ils s’arrêtèrent à peine protégés par un surplomb rocheux, le chef parla. Naoh se leva. Il prit avec lui Nam et Gaw. Naoh puissant, massue en main, Nam et Gaw agiles et bons coureurs armés de longs épieux, pour le salut de la horde allaient partir à la conquête de ce qu’ils avaient perdu : le Feu. Je me levai, parcourus l’allée et m’arrêtai, les pointes de mes souliers contre la première marche de l’estrade.
-Non, redresse l’épaule là, voilà c’est mieux comme ça !
Il écarta le bras droit comme pour lui donner de l’élan et m’asséna une claque qui me déséquilibra et m’envoya valdinguer du côté de la bibliothèque en tôle que ma tête percuta avec fracas. Je ne sais pas si la classe s’esclaffait encore, je pense que non. Je ne sais plus comment je racontai la scène à mes parents, avec le recul j’imagine que mon père continua de penser que ce prof était un con, j’imagine aussi ma mère m’expliquer en long et en large armée de son talent d’institutrice la différence entre annuler et simplifier, en ajoutant l’air énervé que ce n’est pourtant pas si compliqué.
Ce professeur dont je ne dis pas le nom par respect pour ses enfants occupait vous l’imaginez une grande place dans mon esprit. On pense à ceux qu’on aime, mais on souffre en pensant aux autres. Je ne pouvais imaginer cet homme autrement qu’en blouse grise même les dimanches et jours fériés. Je n’ai jamais pu le penser en maillot sur une plage, ni aux toilettes pour ses besoins, ni en compagnie d’une femme en avait-il une, oui la pauvre ça a dû être terrible ou alors c’était une sainte.
On peut comprendre pourquoi ce livre intitulé « Goering » qui raconte la vie quotidienne du maréchal du Reich, ses amours, pas seulement celui d’une femme mais aussi de sa petite fille, on peut comprendre pourquoi ce livre est troublant. Comment un collaborateur d’Hitler, co-auteur d’un des plus grands massacres de l’histoire de l’humanité, comment un chef de guerre, mais aussi un homme de pouvoir qui n’a rien dit quand six millions d’hommes de femmes et d’enfants étaient exterminés, comment cet être pouvait aussi être un homme soucieux de la santé et du bonheur de sa famille ? Comment Emmy Sonnemann, artiste jouant sur scène les plus grands auteurs, comment une femme pouvait-elle partager la vie et aimer le complice de crimes contre l’humanité ? Comment cette femme pouvait-elle se satisfaire, même si elle le fit parfois avec courage, de sauver la vie de quelques juifs, parce qu’ils étaient de ses amis ?
Ce livre est à cent mille années lumière de la pensée politique correcte. Faut-il s’interdire de penser que cette femme est sincère ? De penser qu’il y a encore une part d’homme dans le cœur d’un criminel ? On nous dit que nous ne sommes pas toujours ni complètement responsables de nos actes, qu’il peut nous arriver d’agir sous l’empire de pulsions. On explique certains viols ou crimes en s’attardant sur la jeunesse douloureuse de leurs auteurs. On nous dit que c’est la société qui est fautive. Le pire des criminels a-t-il encore des circonstances atténuantes ?
On chante aussi dans un merveilleux hymne à l’amour, que je trahirais mes amis et ma patrie si tu me le demandais.
S’il n’y a pas de dieu, ce sont les voies de l’Homme qui sont impénétrables.
§
Note sur le livre : Goering, par Emmy Goering, Ferenczy Verlag et Presses de la cité 1963, le titre original est Memoiren, traduction de l’allemand par R.Jouan.
Note sur Goering :Sa carrière militaire commença pendant la première guerre, il combattit comme aviateur, adhéra au parti nazi en 1922 et devint le principal collaborateur de Hitler. Il fut condamné à mort par le tribunal de Nuremberg en 1946, et mit fin lui-même à ses jours dans sa cellule.
17:55 Publié dans portraits | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : goering, nazisme, allemagne
06/05/2014
Au bord de l'eau à Montargis
cliché M.Pourny
cliché M.Pourny
Ces deux photographies prises à Montargis ont été réalisées avec l'appareil Seagull 6x6 présenté ici récemment.
18:13 Publié dans Photographie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : montargis, bord de l'eau, seagull 6x6
29/04/2014
Mais enfin que voulez-vous ?
Le président s’était adressé à la personne assise au pied du mur. Pour comprendre comment on en était arrivé là, il faut reprendre au tout début par un discours qui ressemble à tous les autres. Que l’importance de la crise avait été sous-estimée, qu’il fallait réduire la dette sans diminuer l’efficacité déjà critique des services publics, que le chômage grâce à nos efforts constants était sur la voie de la stabilisation et plein d’autres choses encore que les français devaient connaître pour être rassurés et redonner à leur pays son lustre d’antan car ce n’est pas chez nous que les idées manquent encore moins les génies. Il fut question aussi de commémorations, de la condamnation des crimes et des guerres commis sur d’autres continents, de grands mots furent prononcés avec toute la gravité nécessaire. S’ensuivit un silence marqué de longues secondes. Le président évoqua le sort de ces gens qui dans la France du vingt-et-unième siècle, dans la France de la fusée Ariane, du TGV et de l’implantation d’un cœur artificiel, dans la France des droits de l’homme, de ces gens ici à quelques pas de vos caméras messieurs les journalistes, de ces gens qui en cet hiver de pluie et de grêle dorment dans la rue et quand je dis dorment, je ne le crois pas, je ne crois pas qu’ils dorment et vous le croyez vous ?
Personne ne répondait bien sûr car on n’était pas en conférence de presse, mais dans le palais et c’était seulement le discours du président, il y en a deux ou trois fois l’an à l’occasion d’un événement extraordinaire. Cette fois, d’extraordinaire, il y en avait un, c’était le même que l’année d’avant, et des années encore avant, le plus extraordinaire de tous car méchant et ravageur autant que permanent et rédhibitoire : la fuite des jeunes, des cerveaux, des capitaux et des usines. Habituellement, les présidents impuissants à juguler le désastre feignaient d’y apporter des solutions par quelques demi-mesures distillées ici ou là. Le nouveau pouvoir agissait de même, en y ajoutant toutefois ce petit plus, cette qualité essentielle mais trop souvent négligée par les hommes politiques: savoir parler d’autre chose, soulever des problèmes où il n’y en a pas. Mais comme la patience des peuples a des limites, et qu’ils aiment avant tout qu’on traite leurs problèmes, ce jour-là, l’homme de l’Elysée était bien ennuyé.
Et même coincé. Le piège.
Il aurait pu se désunir, comme ces patineuses qui ont chuté et qui doivent poursuivre leur programme en sachant que tout est foutu. Faisant preuve d’une grande maîtrise, il marqua un nouveau silence, et les français d’un bout à l’autre du pays jusqu’aux contrées les plus reculées furent comme pétrifiés. Les usines, celles qui avaient résisté à l’exil s’arrêtèrent, la fusée Ariane resta plantée sur son pas de tir, le TGV sans s’arrêter parce que c’est dangereux vu l’importance du trafic ralentit sensiblement. On dit, mais c’est une rumeur, que la queue d’une comète frôla le monde provoquant un doux frémissement de l’écorce terrestre, je n’en crois pas un mot, les observateurs du ciel nous auraient prévenus, et un vent de panique aurait parcouru tout ce que la terre compte d’humains. N’empêche, le président savait se taire quand il le fallait, ça lui donnait la stature d’un sage. Néanmoins il ne faut pas se taire trop longtemps car les gens se lassent. Ce qu’on leur pardonnera facilement car ils vivent à cent à l’heure dans une société où tout est mouvement, précipitation, bruit et fureur.
Et l’homme rompit le silence. Mesdames et messieurs, je vous le demande : Vous, le croyez-vous ? Et bien moi je ne le crois pas. Je ne crois pas qu’on dort sous la pluie et les grêlons, appuyé sur une descente de gouttière et mal protégé par des cartons. Non je ne le crois pas. Puis il remercia les personnes présentes et les millions de téléspectateurs pour leur attention et souhaita un long avenir au pays. Il regagna ses appartements. Quand les français furent endormis, une bonne partie d’entre eux pour le moins, l’homme quitta son palais et se dirigea en toute discrétion vers des quartiers où abondent les cinémas et les bars de nuit dont les trottoirs font le lit de ceux qui n’espèrent plus rien.
L’homme allait et venait. Quand la rue fut débarrassée des fêtards, il avisa une femme ma foi encore jeune affalée contre le mur d’un bar dont la lumière venait de s’éteindre. Des cartons épars l’entouraient, sa tête appuyée sur un linge pour la protéger de la froideur de la pierre, elle somnolait. Le président triturait un billet dans sa poche et dans l’autre des petites choses enveloppés de cellophane, certainement succulentes. Il hésitait. Respectueux d’une longue tradition qui veut que socialisme et charité ne font pas bon ménage, que la misère ne se règle pas à coups de billets de dix ou même de cent euros, même s’ils sont accompagnés de friandises, l’homme sortit vides les mains de ses poches. Il s’accroupit pour s’adresser à la personne qui n’avait pas bougé. Madame, désirez-vous quelque chose ? Elle ne répondait pas. Vous savez qu’il y a des foyers d’accueil, ce n’est pas bon pour vous de rester dehors, même s’il ne gèle pas, vous pourriez attraper quelque chose… Elle ne bougeait pas et ne levait pas le regard vers lui. Mais enfin madame, que voulez-vous ? Elle se redressa, le fixa du regard : La paix !
Au milieu du flot de paroles qui nous égarent un peu plus chaque jour, Diogène nous manque. Vous me direz, il y en a dans les rues. Peut-être, mais ils n’ont pas l’occasion de faire entendre leur vérité, la vérité. Ôte-toi de mon soleil disait-il au roi de Macédoine, c’est vrai, il l’a vraiment dit, c’est trop fort pour n'être qu'une légende.
Ces gens qui sont dans la lumière ne voient rien venir, en plus ils font de l’ombre et nous plongent dans l’obscurité.
§
20:25 Publié dans étrange | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : président, discours, rue, diogène