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05/04/2017

Sommes-nous perdus?

 

 

 Je me souviens d’un temps où il était difficile d’avouer qu’on ne croyait en rien. Idée insupportable pour une religion fanatisée. Elles ne le sont pas toutes, au moins dans leur pratique. La personne qui m’avait appris à lire la Bible, me rencontrant quelques années après, nous étions en 1968 en pleine guerre, me dit d’une voix douce : « Tu sais Michel, il y a ce qui passe, il y a ce qui reste. » Dans Ce qui reste, je mets la majuscule, car je connaissais la personne, et le ton de sa voix était sans équivoque. Sans doute possible il y avait plus d’humanité dans le christianisme de cette dame que dans l’œil conquérant et sûr de lui d’un héroïque combattant de barricade. Que je n’étais pas d’ailleurs. 

 Mais la croyance se perd. Au mieux elle s’égare et prend des chemins variés, parfois inattendus. Cela n’est pas nouveau. Ce qui l’est par contre, c’est qu’on n’a plus foi en rien. L’agnostique du siècle des Lumières et du suivant, s’il mettait en doute l’existence d’un dieu, si l’athée la contestait absolument, c’était au profit de la croyance au progrès, à la science, au travail émancipateur de la raison. Comme s’il était impossible de n’avoir foi en rien, libérés du lien avec la divinité, les hommes se mirent à espérer un avenir radieux sur terre. Porte était ouverte à l’idée du progrès qui, à califourchon sur la science, allait nous apporter tout ce qu’en les siècles des siècles les dieux n’avaient pu nous accorder. Comme disait le philosophe, sur le trône encore chaud de Dieu on installa le Socialisme. 

 Là, on pourrait s’appesantir sur les horreurs du totalitarisme, ce n’est pas le sujet. Par dérision, je prendrai le côté positif des choses, disons le verre à moitié plein. Car voyez-vous, au temps du Goulag, les gens croyaient en quelque chose. Ils espéraient. Tout allait mal, guerre, misère, dictature, régime policier, déportations, mais c’était un passage obligé. Au loin, par delà les nuages, il y avait l’espoir d’un monde nouveau, à visage humain. A l’ouest, la perspective était encore plus enthousiasmante, car on avait l’espoir, sans les inconvénients –c’est tout l’avantage du capitalisme, on peut rêver à la société future sans avoir à la construire-. Le mot est dit : à l’est à l’ouest au nord et au sud on pouvait rêver. Dieu était mort, certes, mais d’autres meneurs de foule, géniaux, avaient conçu la société de nos rêves, et plus que cela car ils n’étaient pas des utopistes, ils fournissaient l’équipement, les outils, les conseils pour le montage. Tout était entre nos mains : lutte des classes, syndicats, partis, internationale, sans oublier l’essentiel : la désignation de l’ennemi à abattre : le Capital, l’impérialisme et ses délégués locaux : bourgeois, banquier, koulak, curé dans un premier temps, puis au fil des ans en affinant : la politique libérale, les petit bourgeois, les déviationnistes, les « jaunes », les renégats, les indécis, puis les démocrates tout court, les gens de tous les jours qui n’entrent dans aucun tiroir, les inclassables qui ne croient qu’en ce qu’ils vivent et ce qu’ils voient. 

 Et pourtant c’était beau. Autant le fascisme hitlérien fut toujours à bannir, on peut même s’étonner qu’il ait vécu douze ans vu ce qu’il promettait d’horreurs dès son avènement, autant le socialisme dont le substrat idéologique n’impliquait ni le concept de race, ni l’idée de conquête et de guerre, mais au contraire l’idée admirable de l’émancipation de l’humanité, autant le socialisme répondait avec excellence à l’aspiration de millions d’hommes et de femmes qui n’avaient plus rien à espérer. Une société aussi prometteuse incluant mille souffrances et le Goulag a pu ainsi survivre plus de soixante dix ans. Quelle dictature fasciste ou militaire sur plus de cent millions d’êtres humains pourrait en dire autant ? Aucune. 

 Oui mais voilà. Les barbelés qui enfermaient ces gens ont été coupés, le mur est tombé. Comme ces maisons en construction d’où sortent des fers à béton rouillés et qui restent comme cela, abandonnées et tristes car on ne peut s’empêcher de penser qu’une famille en avait fait un projet pour la vie, et puis la vie justement en décida autrement, comme ces ruines qu’on rencontre dans des lieux déshérités, le communisme n’a pas été édifié. A-t-il seulement commencé à l’être ? Alors des millions de gens se frottent les yeux, se disent que tout est foutu. Beaucoup plus que cela : c’est leur combat, leur foi, leur vie qui s’écroulent. Non seulement il n’y a plus rien, mais on s’est trompé. Tout ça pour ça. Terrible. Peut-on avec des mots commenter la profondeur de leur désespoir ? Seul peut-être le théâtre pourrait le faire. 

 Désespoir. Car l’homme vit dans le projet. Quand il n’y a plus rien au bout, ni dieu ni maître à penser, quand il n’y a que les soucis et les petites joies du quotidien, l’esprit ne rencontre que du vide, si loin qu’il pense il ne voit rien venir. Pour les hommes et les femmes que nous sommes, travailler, s’aimer, avoir des enfants, construire une maison, sortir et voyager, ce n’est pas une vie. Nous avons cru nous libérer en rompant tous nos liens avec le ciel et les grandes idées, et nous voilà orphelins, en manque, perdus. A la question que pose le philosophe « Que puis-je espérer ? » l’homme d’aujourd’hui n’a pas de réponse. 

 Le vide. En Haut, en bas, partout. A force de négation nous avons fait du ciel un désert et le risque encouru est à la mesure de notre soif : prêts que nous sommes à boire n’importe quoi, le premier malotru venu qui promettrait la lune pourrait bien combler notre attente. 

 

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20/02/2017

Nostalgie

 

 

 

 Il m’arrive de ne pas savoir contenir ma colère. Est-ce l’âge ? Sont-ce les mœurs qui ont évolué, le comportement des gens que je ne supporte pas ? Il y a aussi la désillusion. Quand on a tant espéré, quand on a cru aux lendemains qui chantent, et qu’on voit ce qu’on voit, qu’on entend ce qu’on entend, il y a de quoi s’emparer de la bêche et aller cultiver son jardin. Le danger c’est la misanthropie. Ce n’est pas mon cas, il y a encore quelques personnes que j’aime, des gens qui n’ont pas changé, c’est bien de ne pas changer quand tout est perpétuellement en mouvement, provisoire, périssable, jetable, à l’exception des préjugés et des dogmes qui malheureusement ne sont ni en mouvement ni périssables.

 Croire, espérer, c’était se battre, non pour détruire ni faire souffrir, mais pour construire un monde pour l’homme. Un monde pour la femme. C’était combattre l’inégalité, l’exploitation, la colonisation, la guerre. Y a-t-il eu un jour un plus beau combat ? On allait changer la vie, transformer le monde. On peut toujours nous reprocher d’avoir rêvé, pire : d’avoir trop lu, d’avoir trop cru, et surtout d’avoir encensé des modèles qui, avec recul, n’était pas si respectables. On peut reprocher beaucoup de choses aux personnes qui agissent, car souvent elles sont emportées et espèrent soulever des montagnes. J’en vois qui regardent les rêveurs en souriant, qui n’ont pas bougé, pas levé un doigt quand il fallait agir, au risque de se tromper. Quand l’esprit n’est mobilisé que pour faire carrière, pour préserver sa tranquillité et assurer ses arrières, il a peu de chance de se tromper. Les sages ne se trompent pas et regardent ceux qui s’indignent et se battent comme des Don Quichotte ridicules. Si dans l’histoire ces personnes très raisonnables avaient décidé du sort de l’humanité, aujourd’hui les enfants à quatre pattes dans les galeries de mines pourraient tout juste manger à leur faim, juste assez pour continuer d’engraisser des charbonniers raisonnables.

 Je n’ai pas honte de dire que j’ai cru au socialisme. Le 12 avril 1961 je n’ai pas boudé mon plaisir quand j’ai appris que le premier homme propulsé dans l’espace était un soviétique. J’ai suivi le déroulement du XXII° congrès du PCUS en espérant que le stalinisme serait condamné. Il ne le fut pas. J’ai encore fermé les yeux quand dans la guerre sino-indienne, les soviétiques livrèrent des armes à l’Inde. Je me suis alors tourné vers le trotskisme, en occultant l’écrasement du soulèvement de Kronstadt, il fallait bien de temps à autre sacrifier quelques humains quand l’objectif était si haut, si extraordinaire. En août 68 les trotskistes étaient du bon côté quand ils soutinrent le printemps de Prague et condamnèrent l’intervention soviétique. Ensuite, j’ai vu comment fonctionnaient les organisations anti-staliniennes, et peu à peu elles m’apparurent peu différentes de celles qu’elles combattaient. Esprit de secte, d’appareil, de caste, intolérance. Condescendance aussi du marxiste qui sait tout, qui voit et comprend tout vis-à-vis du peuple aliéné, ignorant. Si vous n’êtes pas marxiste, c’est que vous ne l’êtes pas encore… ou alors, c’est l’option de tous les dangers, c’est que vous êtes passé du côté de l’ordre bourgeois. Moi, cela fait longtemps que je suis passé de ce côté-là. L’ordre bourgeois est ce qu’il est, mais qu’on me montre où et quand dans le monde une alternative plus heureuse s’est présentée.

 Je ne renie pas mon passé, mais je ne regrette pas d’avoir ouvert mon bec quand se taire aurait été indigne d’un étudiant ayant appris tant de choses. Le siècle dernier fut terrible. Il aurait pu être différent, si l’attentat de Sarajevo n’avait pas eu lieu, si les pacifistes allemands et français avaient pris le dessus sur les va t’en guerre, si la chute du tsar avait laissé place à une démocratie en Russie, si si si … J’entends nos gens raisonnables me dire qu’on ne refait pas… blablabla. C’est peut-être aussi qu’il y eut dans ce passé trop de gens raisonnables.

 Quand je vois à la porte des usines tant de savoir faire perdu, tant de drames, d’injustice, quand j’entends des âneries du genre il faut produire français, que c’est la faute des étrangers, quand je vois des femmes qui se cachent par respect pour un dieu qui n’est jamais là quand on a besoin de lui, comme vous certainement, je serre les poings. Je ne cours plus camarade, le vieux monde est toujours là, et bien là.

 On s’occupe un peu de soi, c’est le temps de la retraite, place aux jeunes. Mon plaisir c’est la photographie. Je suis amoureux des belles mécaniques, du film et du papier argentique. J’avais réservé un blog –celui-ci- à des billets d’humeur, et un autre pour la présentation de ma collection d’appareils photographiques. Comme si les deux domaines étaient séparés. Erreur. Quand on en a assez de désespérer de tout, il reste ces belles choses, merveilles de la technique qui sont passées dans les mains des plus grands artistes, pour la beauté d’un paysage d’Ansel Adams, le modelé d’une nature morte de Weston, merveilles sans lesquelles on ne pourrait montrer à nos petits enfants le visage d’Anne Frank.


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07/05/2016

Etre d'ici, venir d'ailleurs

 

 Malheur à celui qui ne vient pas d'ailleurs. Malheur à l'autochtone! On ne lui pardonne rien. Il est coupable de tout. Il n'a que vingt ans, et même bien avant au berceau, il a colonisé des zones immenses de la planète. Même les français à naître sont d'anciens colonisateurs. Cent ans, mille ans après on leur reprochera encore. L'homme d'ici est colon dans l'âme. Massacreur des indiens d'Amérique, marchand d'esclaves africains, exploiteur du tiers-monde, sûr qu'il tremblera quand sera venu le moment de peser les âmes. En attendant l'enfer, ce qu'il vit ici-bas en est un avant-goût.

 Dans les coulisses du terrorisme, il y a de la religion, de la politique, du racisme et une revanche à prendre. S'il n'y avait que religion et politique, il est certain que ceux qui nous gouvernent – laïques incorruptibles et preux républicains- auraient depuis longtemps sapé le mal à la racine, et fait des fous de dieu d'humbles pénitents. Mais voilà. C'était compter sans la mauvaise conscience des pauvres blancs que nous sommes. Avant-hier, le chevalier blanc en conquête pouvait, sans cheval ni le moindre esprit chevaleresque, maltraiter, assassiner des innocents par peuples entiers. En toute bonne foi, car ces innocents l'étaient vraiment : ils n'avaient pas d'âme paraît-il. Aujourd'hui des personnes qui n'ont jamais été colonisées ni maltraitées et qui sont bien vivantes peuvent se permettre en toute bonne foi de rappeler par l'injure, la violence et le meurtre qu'il y a des années et même des siècles, leurs ascendants ont souffert.

 Irions-nous accuser l'enfant d'outre-Rhin d'être le descendant de bourreaux de la pire espèce? Et son père, sa mère, les accuserions-nous? Ses grands-parents? Certainement pas. A moins de considérer un peuple entier comme fautif, ce qui est absurde. D'ailleurs un peuple entier est-ce que ça existe? Peut-on mettre du même côté de la balance un tortionnaire nazi et ses victimes, sous prétexte qu'ils parlent la même langue? Irions-nous accuser les russes de crimes contre l'humanité, alors que leurs propres parents ont été assassinés, internés en hôpitaux psychiatriques ou déportés en Sibérie? Non. Il faut se garder de raisonner en termes généraux, l'humanité n'est pas un troupeau appelé à suivre une bête de tête. Qu'il y ait parmi nous des bêtes immondes, aucun doute n'est permis. Mais il nous est accordé un esprit, une raison, une conscience, autant de facultés qui nous dispensent de toujours suivre, et nous permettent de penser et d'agir librement.

 Une grave erreur est de se demander d'où on vient... et d'en rester là. Il vaudrait mieux se demander qui on est. Cela me rappelle cette antienne des années soixante, à entendre un discours on posait la question « D'où parle-t-il celui-là? ». On la posait sans même accorder la moindre attention au propos tenu. On ne jugeait pas le contenu, on enquêtait sur l'origine de ce qui était dit. La forme plutôt que le fond. Dans l'histoire cette façon de ne pas entendre a fait des malheurs, c'était la clé du totalitarisme. Vous aviez raison ou tort selon le camp auquel vous apparteniez. De là les soupçons, puis les poursuites, puis le camp, définitif celui-là pour celui qui n'était pas membre de la nomenclature ou du parti.

 Pourquoi grave erreur? Parce que les conséquences sont incalculables en matière de justice. Selon que vous serez blanc ou noir, on vous jugera. Vous vous en prenez à un noir, on vous accuse de racisme. Un noir s'en prend à un blanc, on parle d'incivilité. A l'esprit de repentance s'ajoute l'importance accordée à la question sociale. Dès qu'on a découvert un jour (Marx) que ce n'est pas la conscience qui détermine notre être, mais l'être social qui détermine la conscience, le ver était dans le fruit. Car à celui qui vient d'où il faut -entendez des quartiers, de la banlieue- tout est permis. On l'excuse avant de le juger. Jusqu'à accorder qu'il ne pouvait agir autrement. La misère explique le crime. Elle l'excuse. En plaçant sur le trône l'être social on espérait libérer l'humanité. On instaure au contraire la pire des injustices, en attribuant à l'homme ce cadeau empoisonné: l'irresponsabilité.

 

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